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Comment instaurer le capitalisme sans capitalistes et sans capital, voici, exposé par un de ces initiateurs, le mode d’emploi tchécoslovaque; Par Abdelatif Rebah.

Il faut d’abord fabriquer des capitalistes, cela parait évident, mais par quel moyen ? Par la privatisation dans laquelle on va entrainer les banques de l’Etat. On va aller jusqu’à laisser le vol se pratiquer à grande échelle pour créer une couche de capitalistes. Puis, on ouvre en grand les portes au capital étranger.

Il faut d’abord fabriquer des capitalistes, cela parait évident, mais par quel moyen ? Par la privatisation dans laquelle on va entrainer les banques de l’Etat. On va aller jusqu’à laisser le vol se pratiquer à grande échelle pour créer une couche de capitalistes. Puis, on ouvre en grand les portes au capital étranger. En effet, les entreprises privatisées, confrontées à des difficultés d’administration et de gestion ont dû être pour la plus part renationalisées pour ensuite être vendues au capital étranger. Ensuite est né quelque chose d’hybride : un capitalisme tchèque sans règles qui a permis l’accumulation primitive et un capitalisme standard. Ces deux couches s’affrontent toujours et ça provoque des frottements. Le capitalisme sans règles tend vers le capitalisme standard sans dédaigner l’utilisation des appuis dans l’administration de l’Etat.

Rappelons que lorsque la contre révolution s’installe en 1989/90, elle « hérite » d’une économie prospère qui ne connait ni crise, ni chômage, ni inflation, ni déficit, ni endettement extérieur. La Tchécoslovaquie socialiste est alors, en effet, le 2ème pays le plus riche de la région. Elle possède une solide tradition industrielle qui remonte non seulement à l’entre-deux guerres mais aux temps plus anciens où elle était la force motrice de l’empire austro-hongrois.

Dans un entretien donné à un journal économique tchèque, il y a moins d’une année,, celui qui fit partie de l’équipe qui a mis en œuvre le programme de privatisation de masse concocté par l’économiste financier libéral Vaclav Klaus, (futur président de la république tchèque), Jan Strasky apporte des révélations sur ce qui sera plus tard qualifié de « plus grand crime du siècle ».

Jan Strasky sait de quoi il parle puisqu’il était aux premières loges durant la phase qui a succédé à la contre révolution de novembre1989.En 1991, sous le règne de Vaclav Havel, il a été vice premier ministre dans le gouvernement Pithart puis chef du gouvernement de juillet 1992 à décembre 1992. Après les élections de 1992, il sera le dernier premier ministre de la république fédérale tchécoslovaque, avant la séparation. Puis, jusqu’en 1997, année où il quittera la politique, il occupera les postes de ministre des Postes et de la Santé. Depuis 1998, il est à la retraite.

On peut considérer que Jan Strasky est un pur produit de l’époque socialiste. Jan Stráský a étudié, dans les années 1963-1970, la philosophie et l’économie politique à la faculté de philosophie de l’Université Charles de Prague. Il a été membre du Parti communiste tchécoslovaque durant les années 1964- 1969. En 1968, il est entré à la Banque centrale tchécoslovaque (où il a d’abord commencé comme chargé du financement des coopératives agricoles au niveau d’une des succursales régionales de cette Banque).Il a fait partie du staff qui devait préparer en 1968 la réforme bancaire dans le cadre des Réformes économiques d’Ota Sik.. Dans les années 1960, Jan Strasky a été membre du Parti communiste de Tchécoslovaquie. Il croyait alors « à la possibilité de réformer le socialisme ».En 1969, il a démissionné du Parti et en 1970 fait l’objet d’une mesure d’exclusion du PCT.

Abdelatif Rebah

Article traduit par Abdelatif Rebah :
entretien avec l’ancien vice premier ministre tchécoslvaque

[rouge]Extraits de l’entretien réalisé le 8/3/2013 par le journal tchèque Hospodářské noviny(HN) avec Jan Stráský.[/rouge]

HN : Depuis près de vingt ans on discute du déroulement de la privatisation tchèque. Vraiment on n’ a pas pu éviter les vols qui l’ont accompagnée ou au moins les limiter ?

J S : Nous voulions privatiser. C’est sûr qu’on peut toujours débattre si ça aurait dû durer 5 ans ou 50 ans. Mais nous tous réunis, nous n’avions pas à l’époque dans nos comptes l’équivalent de 1% de ce patrimoine .Et donc on pouvait soit ralentir et attendre le temps de s’enrichir ou bien accélérer d’une certaine manière. C’était ça le principe de la privatisation par coupons. Chacun a donné mille couronnes et ensemble on a donné 5 milliards de couronnes et avec ça on a privatisé pour un montant cent fois plus grand. Et pour ce qui est du vol comme vous dites : oui, une voie pour permettre aux gens de s’enrichir c’était de les laisser s’enrichir.

Les raisons de la privatisation ? Insuffisance de l’épargne nationale : 300 millions de couronnes, ce qui représentait 10% environ seulement de la valeur totale du patrimoine national. Selon les attentes de l’époque, la privatisation (à partir des sources domestiques) aurait pris 200 ans. Le gouvernement ne voulait pas alors freiner le processus de restructuration des entreprises de crainte, entres autres, d’une possible réversibilité de la révolution. Le principal but de la privatisation par coupons était le transfert rapide des droits de propriété d’un grand nombre d’entreprises d’Etat aux mains des privés. C’était aux nouveaux propriétaires d’entreprendre les restructurations nécessaires des firmes. Le but e la privatisation par coupons était de toute façon de trouver les premiers acquéreurs et non les propriétaires ultimes. Il fallait briser la résistance des groupes d’intérêts dans les entreprises et l’administration publiques. On attendait de la privatisation, la naissance d’une demande de la part des nouveaux propriétaires pour la création d’importantes institutions du marché. Avec la privatisation tchèque devait tout d’abord naitre l’ordre marchand. Pour que l’ordre marchand puisse naître, il fallait faire basculer d’un coup une grande masse critique d’entreprises d’Etat dans les mains des privés. Il fallait aussi éviter l’agonie de la pré privatisation et la crainte de voir le management des entreprises sous contrôle étatique tirer le frein et ne pas travailler en attendant l’arrivée du nouveau propriétaire. L’autre crainte c’était le vol d’un patrimoine devenu sans propriétaire, la fameuse « privatisation spontanée » comme on l’avait appelée et qui s’était passée en Hongrie et en Pologne.

HN : C’était donc délibéré ?

JS : Ce n’était surement pas délibéré mais tous dans leur subconscient le ressentaient. A cette époque déjà on disait le mieux serait d’éteindre les lumières et qu’ils se servent de manière habile. Toute la controverse sur la privatisation, cette création de fonds qui se sont ensuite évaporés dans la nature, tout cela était guidé par l’idée d’accumuler du capital dans les mains de quelques gens pour qu’ils puissent mettre la main sur les grandes entreprises. De façon à ce qu’on ne soit pas obligés de donner Skoda à Volkswagen.

HN : Pourquoi donc en 1997 cela s’est-il terminé de façon si lamentable, si indigne ? Les petites banques ont fait faillite une derrière l’autre, les grandes banques semi publiques ont eu d’énormes pertes, et avec ça on injecte des paquets budgétaires, l’aveu qu’en Tchéquie on volait réellement.

JS : Nous nous sommes rendus compte que la privatisation tchèque ne pouvait pas être propre, parce qu’il n’y a personne ici qui va vous sortir deux milliards et acheter quelque chose. D’un autre côté on nous attaquait en nous disant qu’on ne pouvait pas tout vendre au capital étranger. En ma qualité de vice premier ministre j’avais sur mon bureau le bilan où je pouvais suivre ce qui était allé aux Allemands, ce qui avait été donné aux Américains, aux Français. Et la 3ème voie c’était de laisser les banques accorder des prêts qui ne seraient pas remboursés. C’était la 3ème voie et en fait la seule voie quand on ne prend pas le vol comme une voie officielle.

HN : Donc, le capitalisme tchèque par le socialisme bancaire ?

JS : Je me dois de vous répondre que c’est ainsi qu’il en a été et même vous dire que cela fut fait consciemment. On avait compté avec ça, il n’y avait pas d’autre voie que d’entraîner les banques pour qu’elles prêtent aux gens de chez nous même si certains allaient rembourser et d’autres non. Et peu a été remboursé, on a passé l’éponge sur des centaines de milliards. Et c’est en 1993 que les banques se sont pour la première fois endettées parce qu’elles avaient aussi un reliquat de vieux prêts contractés pendant la période communiste. Il s’est avéré après qu’en 5 ans de capitalisme on avait fabriqué une dette dix fois plus grande. Le socialisme bancaire c’était 1,2 milliards de couronnes de volées. Le parti ODS s’est mis 150 millions sur ses comptes secrets en Suisse grâce à la privatisation des réseaux téléphoniques.


NOTES Par Abdelatif Rebah

A propos de la privatisation par coupons ?

La privatisation par coupons, parfois appelée « l’expériment » du siècle, devait servir, après la contre révolution (de velours ?)de novembre 1989, au transfert des actifs de l’État dans des mains privés. L’opération s’est, en gros, déroulée comme ceci : L’Etat se délestait de certaines de ses entreprises pour permettre leur privatisation et donc les transférer à des particuliers qui n’avaient pas peur d’investir

Des modus operandi pour privatiser, il y en avait toute une série : par exemple, des enchères publiques qui étaient ouvertes à toute personne qui possédait les carnets de coupons destinés à cela.

La privatisation par coupons est souvent considérée aussi comme le plus grand crime du siècle, si on prend en considération la valeur des entreprises privatisées qui atteignait lors de la première vague, entre 1992-1994, environ 679 milliards de couronnes tchécoslovaques (certaines sources indiquent 367,5 milliards).

La privatisation en chiffres ; ont pris part à la première grande vague environ 77% des citoyens éligibles sur les 6 millions d’habitants de la république et à la deuxième vague environ 74%. A la première vague ont participé 264 fonds d’investissement, auxquels les citoyens ont confié environ 72% de leurs bons de placement, ce qui a été très avantageux et pratique pour les initiateurs de cette grande braderie d’actifs( pour laquelle un néologisme a même été forgé : « tunelovani ») , puisque les gens, ce faisant, perdaient tout contrôle sur leur argent.

354 fonds d’investissement ont pris part à la deuxième vague, ce qui était principalement dû au fait que les commerçants qui voulaient s’enrichir rapidement ont, avec la première vague, ressenti leur chance. Les gens n’ont confié à ces 354 fonds communs de placement que 64% seulement de leurs bons de placement. Toutefois, les entreprises privatisées vont faire face à une série de difficultés dans les domaines de l’administration et de la gestion et beaucoup d’entre elles seront par la suite de nouveau nationalisées pour être finalement vendues au capital étranger.

En Juin 2002, il a été démontré qu’environ 50 milliards de couronne ont disparu de la privatisation par coupons par des procédés illégaux et des milliards d’autres ont disparu par des moyens légaux, donc insaisissables Aujourd’hui, on estime que près d’un Tchèque sur dix est en possession d’actions de la privatisation par coupons.

En fait, l’économie tchèque est à présent pratiquement sous la coupe du capital étranger. Sur les 5000 entreprises environ à participation étrangère, ¾ sont la propriété à 100% du capital étranger et le reste est sous participation étrangère majoritaire. Sur les 150 plus grandes firmes de Tchéquie, 70% est aux mains du capital étranger. A eux seuls, les Allemands possèdent 30% de ces firmes à égalité avec…les Tchèques ! La totalité des banques est aux mains du capital étranger. L’Autriche possède 98% du capital des banques. Dans le secteur des Assurances, ce pays détient 86% du capital. L’industrie allemande est à 93% aux mains des Allemands. Dans le peloton des 20 premières plus grandes firmes de l’industrie automobile, on ne trouve plus qu’une seule firme tchèque. Le BTP est à83% aux mains des Suédois. L’industrie chimique est détenue par les Polonais et le commerce de détail. Les Télécoms sont la propriété à 97% des Espagnols. Résultat, chaque année, ce sont 150 milliards de couronnes tchèques qui prennent la route de l’étranger. La république tchèque a maintenu des positions prépondérantes dans les seuls secteurs des postes et des transports (95%), l’industrie alimentaire (72%), l’extraction minière (63%) et l’énergie (51%).

Cette politique de privatisation de masse a en des conséquences désastreuses, comme le montre, une étude sur la privatisation de masse dans les ex pays socialistes, entreprise pa une r équipe de sociologues de Harvard et de Cambridge. Publiée dans le n° d’avril 2012 de l’American Sociological Review, cette étude a porté sur la comparaison du patrimoine de 25 pays postcommunistes (durant les années allant de 1990 à 2000) et des données constatées par la Banque mondiale et les managers de plus de 3500 firmes dans 24 d’entre ces pays. Ces chercheurs sont catégoriques : il y a un « lien direct » existant entre la privatisation de masse rapide et le déclin économique et la corruption qui affectent ces pays. Plus consciencieusement, affirment-ils, ces différents pays se sont appliqués à mettre en œuvre la politique de privatisation recommandée par les économistes occidentaux et les institutions internationales et plus lourdes en furent les conséquences fâcheuses.(http://www.cam.ac.uk/research/news/a-policy-of-mass-destruction )

Les principales formes de la privatisation tchèque

En 1989, le secteur privé employait 1,2% de l’emploi et représentait 0,7% du PIB. Il va très rapidement se rattraper, et ce dès 1990/91.En quatre années plus de 1800 firmes seront privatisées.

Part du secteur privé dans le PIB

Année ————– 1990/91————- 1994——————-1998

Tchéquie ————11%——————-65%——————–75%

Hongrie ———— 30%————————————– —— 80%

Pologne ———— 42% ———— ———— ———— —- 60%

Comparativement aux autres pays du groupe de Višegrad, la Tchécoslovaquie avait en 1989, selon les constats de ce qu’on appelle les « institutions internationales », » les meilleures conditions macroéconomiques (pas d’inflation, pas de dette,..) et les « pires » (sic !) conditions institutionnelles ».

La petite privatisation

Il s’agissait des petites unités économiques, commerces, restaurants, soit 22 212 unités pour 30 milliards de couronnes ainsi que des restitutions à leurs propriétaires et leurs ascendants des biens nationalisés sous le régime communiste, équivalents à un montant de deux cents milliards de couronnes (sans précédent dans l’histoire de la région)

La grande privatisation

Elle toucha les grandes entreprises et les banques. On a eu trois catégories de cas :1) celles qui devaient être liquidées ; 2) celles qu’on a privatisées ; 3) celles qu’on a laissées à l’Etat

Au total, un patrimoine d’une valeur de 1200 milliards de couronnes dont 46% par la méthode des coupons et 25% laissés à l’Etat. Un patrimoine de350 milliards de couronnes dont l’Etat s’est délesté au profit des communes et des régions.

NB : Les sources de cet article sont pour l’essentiel tirées de la presse tchèque publiée sur Internet ainsi que des pages sur le Net de l’ouvrage de Caroline Vincensini 20 ans de privatisation en Europe centrale( Editions L’Harmattan)

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