1/ Syndicats et « Hirak »
Durant le « hirak », y compris quand, tout au début, ce mouvement avait pris l’allure d’une « intifadha » réellement populaire, un fait remarquable et directement observable a été l’absence de l’expression, collective et organisée, des syndicats. Alors que les travailleurs, individuellement, étaient fortement présents dans les manifestations du début du « hirak », et que, durant toute la période, les grèves, occupations de lieux de travail, pétitions et lettres de protestation n’éraient pas rares.
On peut nuancer l’observation en rappelant que les syndicats dits autonomes, des syndicats étudiants et des syndicalistes à titre personnel ont effectivement participé à divers forums et associations en lien avec le « hirak », voire à des actions de protestation et de contestation et de défiance de la direction du syndicat UGTA (de son S.G. en particulier).
Il n’en reste pas moins que, dans les manifestations, il n’a pas été relevé de cortèges syndicaux, ni de banderoles exprimant les revendications des travailleurs (salaires, conditions de travail, protection sociale, retraites, licenciements, chômage, …).
Il est vrai que les mots d’ordre « rejet du 5ième mandat », « libertés démocratiques », à la fois justes et populaires, étaient fortement unificateurs. Ces mots d’ordre étaient d’autant plus surdéterminants que des courants politiques « libéraux » et « islamistes », gagnant progressivement en hégémonie dans le « hirak », travaillaient à les déconnecter de la cause fondamentale du contexte : le rejet, plus ou moins conscient, des choix sociaux et économiques anti-populaires du pouvoir. Ainsi a-t-on entendu des représentants de ces courants intimer aux syndicalistes et collectifs revendicatifs de femmes : « ce n’est pas le moment » ! Une position qui ne signifiait rien d’autre qu’une volonté de simple aménagement ou amendement de l’orientation capitaliste prise par le pays depuis une quarantaine d’années, véritable cause de la régression tant sociale que politique.
Cela étant, on ne peut s’empêcher de voir dans cette situation un indice probant de l’état de grande faiblesse du mouvement syndical, tant du point de vue organisationnel que du point de vue de son orientation politique.
2/ Eléments explicatifs
Durant près de quatre décennies, en conséquence la thérapie dite de choc ou « infitah » (pour tout dire … capitaliste !), le pouvoir a déployé une véritable stratégie d’anesthésie du mouvement syndical. Le pouvoir a actionné divers leviers pour affaiblir gravement et durablement les capacités de résistance du « camp » du travail :
- Politiques : caporalisation du syndicat UGTA, « corporatisation » des syndicats dits « autonomes », « ONGisation » du mouvement syndical, répression des forces progressistes et communistes.
- Economiques :
* diversification des formes d’exploitation, voire de surexploitation : travail non déclaré, contrats précaires, travail partiel subi, notamment celui des femmes avec son lot de discrimination de classe et de sexe, non respect de la législation, notamment dans l’économie « informelle » devenue endémique et le secteur privé,
* privatisations-bradages sacrifiant et les droits des travailleurs et le patrimoine collectif,
* chômage endémique, chômeurs de diplômés et de longue durée,
* bas salaires,
* projets régressifs de casse du code du travail, du régime de retraite.
Les travailleurs et les privés d’emploi n’ont pas manqué de résister sous des formes multiples et fréquemment hors des cadres d’organisation syndicale et partisane traditionnels pourtant porteurs d’expérience de l’action collective. Mais cette disponibilité à la lutte ne s’est pas accompagnée d’un renforcement notable et efficace du mouvement syndical : la grande majorité des travailleurs est restée et reste en dehors des syndicats.
Parmi les raisons qui ont contribué au recul sans précédent du mouvement syndical, on ne peut ignorer :
- le terrorisme « islamique » qui a ciblé les syndicalistes et les progressistes,
- l’instauration de l’Etat d’urgence de 1992 à 2000,
- la purge des « organisations de masse » avec l’application de l’article 120 (plus d’une dizaine de secrétaires fédéraux démis de leur mandat au sein de l’UGTA, alors centrale unique du monde du travail),
- la purge de nombreux cadres patriotiques dirigeants avec succès des sociétés nationales,
- la « restructuration » des entreprises publiques, véritable casse du secteur public industriel qui a, à la fois, réduit, déconcentré et dispersé les effectifs dans ce secteur, fragilisant les capacités et les expériences de résistance,
- la coupure du lien entre le monde ouvrier et le mouvement communiste avec la défaite du PAGS, laquelle coupure a entraîné la soumission du mouvement syndical à l’influence hégémonique des forces droitières et réformistes.
2/ L’évolution récente du mouvement syndical
La direction de l’UGTA, caporalisée et accaparée par une véritable aristocratie ouvrière, est alors en capacité d’orienter l’appareil syndical vers la défense de « l’économie de marché » (suppression des statuts de la référence au socialisme en 1992, ré-adhésion à la CISL en 1993), vers le soutien du programme d’ajustement structurel du FMI de 1994-1998 (blocage des salaires, licenciements, privatisations-bradages, …), vers la collaboration de classe avec le grand patronat pourtant brutalement anti-syndical (signature du Pacte social en 2007). Conséquence logique des ces orientations : la direction de l’UGTA déserte, quand elle ne les étouffe pas, les luttes menées par les travailleurs, y compris celles menées par certaines de ses propres sections.
A l’inverse de cette involution, des syndicats de base de l’UGTA sont restés bien dynamiques à l’image des grèves menées au sein des entreprises industrielles de SNVI Rouiba, de la SNTF, d’El Hadjar (devenue Arcellor-Mittal), du port d’Alger.
Depuis les années 90, l’Etat a fait émerger un secteur privé : réorientation des crédits à l’économie vers le privé, nombreuses mesures de facilitation d’accès au patrimoine foncier, mesures d’exemption fiscale (même les allocations familiales ne sont plus à la charge des entreprises), blocage des investissements de renouvellement du secteur public, ….
Ainsi, une partie substantielle des effectifs de la classe ouvrière du secteur public a été redéployée vers le secteur privé.
Dans le même temps, en lien avec la croissance de la population active et l’arrivée sur le marché de l’emploi de jeunes sortis du système public de formation, de nouveaux bataillons de jeunes travailleurs et travailleuses sont venus grossir les effectifs de la classe ouvrière, notamment dans le secteur du bâtiment, de la construction, de la petite industrie de transformation, des transports et des services, secteurs qui ont connu une plus forte croissance.
Généralement éparpillés dans de petites unités, les travailleurs de ces secteurs vivent dans un véritable désert syndical. Des spécialistes du monde du travail estiment que plus 95% des travailleurs du secteur privé – dans lequel il est recensé 3 millions de contractuels et 2,5 millions non déclarés – sont interdits de représentation syndicale et donc privés de toute négociation collective en défense contre la surexploitation (travail au noir, bas salaires, durée du travail « élastique », autoritarisme, harcèlement moral et sexuel vis-à-vis des femmes, …) !
Sur le plan de l’organisation, le paysage syndical a beaucoup changé par rapport aux années 90. A la suite des révoltes d’octobre 1988, le pluralisme syndical a été consacré par la Constitution de 1989 (article 53, réglementé par la loi 90/14 du 2 juin 1990). De nouveaux syndicats (plus de 60) sont nés depuis, et ce, malgré le frein constamment actionné par l’Administration (contrainte de représentativité et obligation d’obtention d’un récépissé d’enregistrement), et les manœuvres de « clonage » (création de syndicats fantoches, promotion de dirigeants concurrents, provocation de scissions, …).
Ces syndicats, dits « autonomes », se sont créés en réaction à l’orientation anti-syndicale et anti-démocratique des dirigeants de l’UGTA. Syndicats de corporation, ils sont implantés surtout dans la fonction publique (fonctionnaires de l’administration, enseignants des lycées, des universités, personnel hospitalo-universitaire). Dans le secteur l’Education, la dynamisation du mouvement syndical a été réelle et fructueuse à l’image de la très longue grève menée par le CLA et le CNAPEST en 2003-2004 qui a mobilisé massivement les enseignants du secondaire et permis une augmentation de 30% de leurs salaires. Mais seuls certains de ces nouveaux syndicats ont réussi à gagner une représentativité et une visibilité nationales (SNAPAP, SPLA, SATEF, CLA, CNAPEST, CNES, SNPSP, …).
Dans l’ensemble, ces syndicats restent marqués par un corporatisme patent, un localisme et une concurrence vive comme l’illustre la division syndicale du fait de la présence de plusieurs syndicats dans un même secteur (dans l’Education et la Santé en particulier). En 2018, dans l’objectif de sortir de ce marasme, une confédération syndicale (CSA) a été mise sur pied : elle regroupe 13 syndicats et prétend représenter 4 millions de travailleurs.
Les forces de pesanteur qui plombent une véritable rénovation du mouvement syndical n’ont pas disparu pour autant. Sur les plans idéologique et politique, nombre des syndicats « autonomes » sont fortement « ONGisés » : « aidés » financièrement et influencés par des ONG qui prônent la séparation entre la lutte économique et la lutte politique, la « neutralité » et l’abandon des analyses et choix politique de classe, le « mouvementisme » horizontal et « a-classiste » effaçant au final la responsabilité du capitalisme dans la colère et l’indignation des travailleurs.
3/ Quelles propositions des syndicalistes de classe ?
Les syndicalistes de classe seront avisés d’identifier dans ce « hirak », ainsi que dans les mouvements populaires qui ne manqueront de survenir, les possibilités de renouveau par l’accumulation de nouvelles énergies militantes Car la régression sociale généralisée, loin d’éteindre la lutte des classes, étend considérablement son champ. Est donc nécessaire et possible un syndicalisme qui s’appuie sur la force du nombre organisé pour défendre les intérêts immédiats tout en faisant le lien avec la nécessité de transformer la société pour rendre réalisable et durable le progrès et la justice sociale. La nature de l’étape historique que traverse le pays, les mutations du capitalisme à l’échelle mondiale, imposent au mouvement syndical de ne pas dissocier les luttes anti-impérialistes, les luttes nationales et les luttes de classe. Bien des étapes seront nécessaires avant de renouer avec un mouvement syndical à la hauteur des exigences de ces luttes.
Dans ce sens, et quelque soit le cadre d’organisation, des tâches prioritaires s’imposent :
- entrer en contact avec les larges masses de travailleurs restés en grande majorité en dehors de l’action syndicale et organiser des campagnes de syndicalisation des travailleurs : création de syndicats, dans le privé notamment, mais aussi dans le public,
- travailler à unifier, non pas prioritairement les cadres organiques (UGTA et/ou syndicats « autonomes »), mais les luttes syndicales sur la base de la lutte contre la privation d’emploi (chômage), de l’exploitation du travail salarié, ainsi que de la revendication d’un travail permanent avec un salaire en correspondance avec l’évolution des besoins et du niveau de vie,
- travailler à l’élaboration (démocratique, à partir des lieux de travail) et à la popularisation d’une plateforme nationale unificatrice des luttes pour des revendications minimales et communes aux travailleurs de tous les secteurs : défense du droit syndical (d’organisation et d’expression sur le lieu d du travail), défense du droit de grève, garantie et respect du salaire minimum, augmentation des bas salaires, lutte contre les « privatisations = licenciements », les contrats précaires, le chômage, …,
- orienter les forces syndicales contre les choix économiques et politiques de classe : de restriction des droits du travail, dont le droit majeur de grève, de privatisation du secteur public industriel au profit d’oligarques et de multinationales (obnubilés par le profit maximum et à court terme), d’éloignement de l’Etat de sa place et sa responsabilité dans un développement économique planifié du pays tourné vers la satisfaction des besoins des larges masses d’Algériens,
- organiser des campagnes de formation syndicale et éditer des journaux-brochures : compréhension de l’exploitation du travail salarié, du lien entre souveraineté populaire et souveraineté nationale sur les richesses nationales, entre libertés individuelles et collectives et démocratie sociale, renforcer la solidarité avec les luttes de l’émigration et la solidarité internationaliste contre les guerres et dangers impérialistes, aussi bien militaires qu’économiques
4/ Les communistes ne peuvent être extérieurs à ce champ militant
Un tel renouveau syndical, de masse et de classe, ne peut se passer de la reconstruction d’un parti communiste, actif dans les luttes, au service des luttes, travaillant à faire agir la classe ouvrière en tant que classe capable de prendre en charge, simultanément, ses propres intérêts ainsi que l’intérêt national.
ANNEXES : Statistiques du monde du travail
1/ Statistiques conditions de travail
- Durant l’année 2019 : 466 grèves, dont 5 à caractère national, ont été recensées par l’Inspection du Travail du ministère du Travail, de l’Emploi et de la Sécurité sociale. Elles auraient mobilisé environ 314.000 travailleurs.
- Accidents de travail déclarés en 2018 : 47.555 accidents de travail, dont 529 mortels selon la CNAS. Le secteur des BTP à lui tout totalise 26% des accidents de travail et 45% des accidents mortels. La part du secteur des Services est 26,8%., et celle de la Sidérurgie est de 10%.
- Maladies professionnelles déclarés en 2018 : 410 maladies professionnelles, dont 19% pour surdité, 13,6% pour la tuberculose, 12,02% pour les troubles de la parole (12,02%). Source CNAS.
- Syndicats dans le pays : selon le directeur des Ressources Humaines (du ministère du Travail, dans une interview à la chaîne 3), il y a 138 syndicats enregistrés, dont 47 syndicats d’employeurs et 91 syndicats de travailleurs. Les 91 syndicats de travailleurs sont répartis en : 63 dans les administrations publiques (dont 25 dans l’Education Nationale, 19 dans la Santé et 3 dans l’Enseignement Supérieur), et 28 dans le secteur économique. Selon ce directeur, environ 48 syndicats (soit 34%) des ce syndicats sont « inactifs ».
2/ Statistiques Emploi-Chômage (extraites de l’enquête de l’ONS «Activités, Emploi et Chômage » de mai 2019», parues en janvier 2020, et sources presse nationale)
- Population active (pop act) : 12,730 millions de personnes en âge légal de travailler, en emploi ou privé d’emploi (au chômage).
- Plus de 67% de la main d’œuvre occupée est constituée de salariés, soit près de 7 occupés sur 10 sont salariés. 16,8% de cette main d’œuvre exerce dans le secteur du BTP, 11,5% dans le secteur des industries manufacturières, 14,9% dans le secteur de la santé et l’action sociale, 16,1% dans l’administration publique hors secteur sanitaire et 15,7% dans le commerce. 7,014 millions de personnes exercent dans le secteur privé (62,2% de l’emploi total), 4,267 millions de personnes (37,8%) dans le secteur public.
- Dans le secteur privé, plus de 70% des salariés le sont en tant que salariés non permanents.
- Près de 5 millions de salariés ne sont pas déclarés à la CNAS (donc privés de retraite).
- Chômage : 1,449 million de personnes privés d’emploi, soit 11,4% de la pop act). Ce taux dépasse 20% pour les femmes. Il est de 26,9% chez les jeunes âgés de 16-24 ans.
384 000 chômeurs (26,5% de l’ensemble des privés d’emploi) sont diplômés de la formation professionnelle ; 402 000 chômeurs (27,8% de l’ensemble des chômeurs) sont diplômés de l’enseignement, et 663 000 chômeurs (45,8% de l’ensemble) n’ont aucun diplôme. 683.000 (47,1% de l’ensemble des chômeurs), ont déjà travaillé dans le passé. Plus de six chômeurs sur dix (62,9%) sont des chômeurs de longue durée (1 année ou plus).
Kamel B.