Société

Contre-Pouvoirs, interview du réalisateur Malek Bensmaïl, par Keltoum Staali

Contre-Pouvoirs, interview du réalisateur Malek Bensmaïl, par Keltoum Staali

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«La liberté de la presse est indispensable, elle est la matrice d’une démocratie future.»

Contre-pouvoirs, le dernier film documentaire de Malek Bensmaïl, est sorti dans les salles françaises depuis le 27 avril. Comme dans ses précédents films, le réalisateur entreprend d’observer, d’analyser, d’enregistrer une tranche de vie de la société, à travers le prisme d’un journal. Entreprise fascinante qui nous fait pénétrer dans les coulisses d’El Watan et percevoir les échos d’un pays en panne. Un pays qui fait du sur-place, un pays à l’arrêt, dont on entend pourtant le cœur battant et le verbe malicieux.


Tout d’abord, pourquoi le choix du documentaire dans votre travail de réalisateur?

Il n’y a aucune frontière entre la fiction et le documentaire. Le documentaire «documente» la fiction, la fiction s’inspire du réel. Mais à vrai dire lors de mon passage à Lenfilm (Les studios de St Petersbourg) au cours de ma formation cinématographique, des rencontres avec des cinéastes russes ont quelque peu orienté mon choix et mon regard. Nous parlions beaucoup de la capacité du réel d’un pays à renforcer l’imaginaire collectif de la fiction. Apprendre d’abord à se regarder, à filmer son réel, à percevoir ses personnages, a saisir la psychologie de nos citoyens, à documenter son pays, sa société afin de se donner aussi une mémoire contemporaine, une archive pour demain.
Les personnages du réel sont de véritables acteurs, et je dois dire que pour l’instant; cela me permet d’approfondir mon sujet qui est la« maison» Algérie, dans sa complexité et à la manière de la fiction ou la dramaturgie se construit tel un thriller ou une comédie. Bien entendu, rien ne m’empêche d’aller vers la fiction et de revenir vers le documentaire, nous utilisons le même langage et les mêmes outils; l’image, le son, le montage, la création. Pas de dichotomie ni de séparation. J’utiliserai alors les outils de la fiction pour un sujet qui en aurait besoin et vice versa.

Dans Contre-pouvoirs, vous filmez en immersion totale pendant sept semaines, le quotidien des journalistes d’El Watan durant la campagne du président Bouteflika alors candidat pour un 4ème mandat. Comment cette immersion a-t-elle été préparée et réalisée ?

Après mes documentaires Algérie(s), Aliénations, Des vacances malgré tout, Le Grand Jeu, et La Chine est encore loin, j’ai commencé à imaginer un projet sur la question de la démocratie, de la liberté d’expression, de ce que cela implique. Un film en immersion qui révélerait en quelque sorte la pensée journalistique et qui mettrait en lumière le concept non pas de « contre-pouvoir » mais de résistance, à la fois comme enjeu de liberté et de démocratie. J’avais suivi l’élection présidentielle de 2004 dans Le Grand Jeu à travers la campagne de l’outsider Ali Benflis, l’adversaire principal de Bouteflika. Dix ans après ce documentaire, une partie de la société algérienne était dans une léthargie totale. Après avoir fait changer la Constitution, Bouteflika annonçait qu’il se présentait pour un quatrième mandat de cinq ans. Cela avait suscité peu de réactions, à part celles de quelques mouvements associatifs comme Barakat [« ça suffit ! »]. Comment une société aussi politisée que la société algérienne pouvait-elle à ce point rester muette ? Les seuls qui tentaient vraiment de faire de la contre-information, des analyses ou des révélations sur ce qui s’apparentait à une présidence à vie : un petit nombre de journaux, comme El Watan, mais aussi Le Quotidien d’Oran, Le Soir d’Algérie ou El Khabar. Dans une note à propos de son film La rage, Pasolini décrit ce qu’est la normalité après la guerre et l’après-guerre. Cette normalité où l’on ne regarde plus autour de soi car « l’homme tend à s’assoupir dans sa propre normalité, il oublie de réfléchir sur soi, perd l’habitude de juger, ne sait plus se demander qui il est. La rage commence là, après ces grandes, grises funérailles. » conclut Pasolini. En lisant ce texte, je pense et repense à la rage des journalistes et intellectuels algériens qui ont trop souvent été les oubliés de notre histoire, si douloureuse et cela depuis la guerre de libération d’ailleurs. Rappelez-vous, plus d’une centaine d’entre eux ont été les victimes de la décennie sanglante. Le film leur rend hommage. Revenu à la « normalité », on ne regarde plus, on n’écrit plus, on ne filme plus l’Algérie d’aujourd’hui qui s’indigne, qui s’exprime, qui crie. C’est un temps mort pour les Algériens, pour le monde. Il s’agit, pour la première fois, de s’intéresser à eux à travers le prisme de la presse et de demeurer avec eux, loin d’une actualité médiatique, sanglante ou « printanière ». Prendre le temps d’écouter, d’observer. Prendre le temps de saisir et d’examiner la pensée, la réflexion et le travail au quotidien des journalistes algériens.

Vous avez fait le choix, comme dans de précédents documentaires, de vous effacer derrière la caméra et de laisser les protagonistes vaquer à leurs occupations. Cela donne une impression de spontanéité et place le spectateur dans une grande proximité avec les journalistes. Pour autant peut-on dire dire que le réalisateur est neutre?

La neutralité n’existe pas. A partir du moment ou l’on fait des choix, et ou l’on place sa caméra, il y a un point de vue. Tout comme l’aspect de l’invisibilité supposée de l’équipe ou du cinéaste, cela n’existe pas également. Nous faisons partie d’un ensemble et il y a un relationnel filmeur/filmé qui s’établit. Je fais des films « avec» et non« sur» les gens. Au départ, j’avais contacté les deux journaux phares, fers de lance de la presse indépendante algérienne, El Watan du côté francophone et El Khabar du côté arabophone. Je voulais les filmer en parallèle, ce qui permettait d’évoquer au passage le problème de la langue, si central en Algérie. J’ai commencé à tourner dans les deux rédactions, qui ont accepté volontiers de me recevoir. Mais c’était compliqué chez El Khabar. Le sujet a évolué en le recentrant sur le quotidien El Watan, ce qui était peut-être mieux, car je n’avais pas du tout l’intention, et c’était un risque, de mettre en scène une sorte de confrontation entre les deux journaux. Ce qui m’intéressait, comme toujours, c’était de voir avant tout comment se fabriquent les choses chez nous, de filmer des Algériens au travail. Mon sujet, ce n’était pas une mise en perspective de la presse indépendante. El Watan n’est sans doute pas un contre-pouvoir, mais il est un lieu de désobéissance, de résistance et de combat intellectuel. Et il ramène de l’information, il propose des reportages, donc il propage une certaine vérité, même si ce n’est pas toujours «la» vérité. Sa seule existence permet ainsi de « tempérer l’arbitraire », comme le dit justement mon ami Mustapha Benfodil. C’est déjà pas mal.
Le titre du film, c’est un pluriel, comme mes films précédents, il n’évoque pas « un » contre-pouvoir, mais tous ces petits contre-pouvoirs liés aux individus, à commencer par celui qu’incarnent les journalistes, les écrivains, les intellectuels, les cinéastes, qui entendent se manifester malgr la rigidité du système dans lequel on vit. Dans mes films, l’intention première est de redonner corps au corpus algérien dans sa complexité et sa diversité, le corps, la parole, les gestes, le débat, les contradictions, la peau, les regards, la respiration. Sortir du chiffre 1, du mythe, du déni de soi et réaffirmer la force colorée de nos citoyens, qui se débattent dans une histoire mondiale et globalisante.

Ce grand journal qu’est El Watan, héritier des combats des journalistes après 88 pour une presse libre, vit dans les mêmes locaux qu’au moment de sa création, en 1990. Malgré ces conditions peu adaptées, le travail se fait, tous les jours, dans une ambiance de «bricolage», un peu bon enfant. L’évocation des futurs locaux en construction, vient en contrepoint du quotidien animé des journalistes à la tâche. Que signifie ce contraste?

Le journal El Watan est ainsi toujours en attente de la fin de la construction de son siège, dont les travaux n’en finissent pas de finir, en raison de diverses contraintes. Seuls les contremaîtres du chantier sont algériens. Cette situation illustre aussi ce qui ne va pas dans le système économique algérien. Beaucoup des chantiers dans le pays sont octroyés à des compagnies étrangères, en raison d’offres moins onéreuses que celles des compagnies algériennes. El Watan avait fait un appel d’offre et n’a pas échappé à cette règle. J’ai fait ce film afin de pénétrer, avec une caméra, certaines institutions algériennes, la complexité du pays. Il m’a semblé intéressant de tenter de comprendre pourquoi au bout du quatrième mandat d’Abdelaziz Bouteflika, demeure cet immobilisme général. Pourquoi l’Algérie a-t-elle pu se démocratiser dans les années 90 avec en concomitance la montée du Front Islamique du Salut? Le seul acquis qui demeure de ces années est justement cette presse indépendante, puisque même en termes d’offre politique des partis, il n’existe pas vraiment d’opposition. Il me semblait dès lors intéressant de comprendre comment ces journaliste, 25 ans après avoir arraché cette possibilité de faire leur métier librement, peuvent rendre compte d’une quatrième candidature. Concrètement, comment ont-ils rendu compte de ce qui a été quatre fois la même élection. Au final, montrer Omar Belhouchet sur son tapis d’entraînement est une façon d’illustrer, de façon métaphorique, que le journalisme est une course de fond dans un pays qui fait du sur-place. La presse est indépendante certes et dit des choses qu’il serait impossible de publier en Egypte par exemple, mais en même temps le système entier patine. Quand je dis «système», j’entends tout le dispositif politique, économique aussi. Mais il demeure des îlots en Algérie qui souhaitent avancer: les journalistes, les enseignants, avocats, ouvriers, techniciens , médecins, tous ces Algériens qui ont un vrai cœur qui bat, un cerveau qui continue à tourner. Certes, ils sont écrasés par un système et un couvercle mais ils ont de grande capacité de résistance et de réflexion…

Les débats entre journalistes, leurs divergences, l’intrusion du mouvement Barakat: ce film est une tranche de vie, une tranche d’histoire de l’Algérie. En toile de fond la «décennie noire». Comment ce lourd héritage est pris en charge par les journalistes d’aujourd’hui?

La liberté de la presse s’est considérablement rétrécie dans notre pays. Les autorités, surtout depuis 2001, ont changé leurs méthodes. Les suspensions de journaux, l’emprisonnement des journalistes c’est fini, ou presque. Ce sont des manières qui ne sont plus admises par l’opinion nationale et internationale. Dorénavant, on utilise des armes commerciales contre les journaux. L’État, à travers l’ANEP (entreprise nationale d’édition et de publicité) contrôle la répartition de la publicité institutionnelle et des entreprises publiques – le plus gros marché – et reste majoritairement propriétaire des imprimeries. Certains journaux ne reçoivent plus le produit de leurs ventes de la part des distributeurs, alors ils ont donc dû se tourner vers le petit marché de la publicité des entreprises privées. Très tôt, El Khabar et El Watan se sont organisés pour se doter de moyens industriels et économiques pour garantir leur indépendance et se protéger contre les attaques. En 1995, El Watan a ouvert sa propre régie publicitaire, et en 1998 ils ont investi dans une rotative. De journalistes et éditeurs, ils se sont transformés en collecteurs de publicité, en agence de communication et en distributeur de journaux ! Cela coûte de l’argent et paradoxalement peut les éloigner de leur métier premier qui est l’information. Donc il faut être très vigilant, rien n’est acquis. Le combat continue. Le système est basé sur la force. Depuis l’indépendance, c’est l’armée qui est au pouvoir. L’ouverture acquise, par la Constitution de 1989 qui a posé les bases du pluralisme et de la liberté de la presse après la révolte de 1988, a été limitée et contrôlée. La démocratie est de façade. Mais de plus en plus, le développement des réseaux sociaux, la floraison ces dernières années d’une presse indépendante, ont fait sauter des verrous. Des sujets ne sont plus tabous, la parole s’est libérée, nous ne sommes plus dans un système fermé. Grâce à cela, on arrive à atteindre plus facilement des personnes…

Beaucoup de spectateurs français qui connaissent peu l’Algérie, sont surpris qu’un journal de langue française ait un tel impact dans la société algérienne d’aujourd’hui. Quelle place occupe aujourd’hui cette langue dans le paysage médiatique algérien?

El Watan est un journal algérien en langue française. El Khabar est un journal algérien en langue arabe, d’autres journaux également algériens en tamazigh. Il y a une télévision et une radio nationale algérienne, avec un canal en arabe, l’autre en français. De même que des radios ou informations en Tamazight. Cette diversité est importante et il faut absolument l’encourager. Nous devrions même penser à nous réapproprier notre langue nationale qui est l’algérien ! Une langue formidable, riche, joyeuse, empreint d’humour et unique au monde !
Le français est un butin de guerre comme le disait si justement Kateb Yacine. Notre pays est passé par des guerres de langues (et nous le payons aujourd’hui). Je suis pour un apprentissage de qualité de toutes les langues et surtout celles qui ont une une histoire dans notre pays : l’algérien, le français, l’arabe classique, le turc, le tamazight… Le français reprend peu à peu sa place. Il y a un paysage médiatique (surtout la presse écrite) qui insuffle la critique, l’auto-critique et c’est important car c’est cela qui nous fait aussi grandir, la langue !

Les journalistes dans votre film expriment des opinions politiques, débattent avec passion de questions éthiques, spirituelles tout en faisant leur travail d’information et d’analyse. Quel rôle peut jouer la presse dans l’édification d’une démocratie?

La profession des journalistes a été particulièrement ciblée entre 1993 et 1998 avec plus de 120 journalistes assassinés. De nombreux reporters ont aussi été emprisonnés, des journaux ont été fermés. El Watan a été suspendu à plusieurs reprises, la dernière fois en 1998. On a rarement vu ça dans le monde. La presse a résisté au terrorisme et à la violence d’État. En 2014, El Watan a pris le parti de dénoncer le quatrième mandat d’Abdelaziz Bouteflika considérant qu’il était un homme diminué physiquement et qu’il avait échoué sur le plan économique. Après sa victoire, les autorités, et cela est nouveau, ont fait pression sur les entreprises privées et étrangères leur demandant de ne plus donner de publicité à El Watan et El Khabar au risque d’avoir de gros problèmes avec le fisc et de ne plus avoir de marchés publics. Les annonceurs ont même été menacés de poursuites. En mai et juin 2014, El Watan avait perdu pratiquement 60 % de ses recettes publicitaires. La direction du journal a été obligée de mettre en place un programme d’austérité, de diminuer les missions, d’augmenter le prix du journal, de réduire la pagination. Comme le crie le patron d’El Watan : « Nous sommes pratiquement dans une économie de guerre ! Mais dans notre pays, les journalistes ne peuvent pas baisser les bras, c’est le seul acquis à ce jour. La liberté de la presse est indispensable, elle est la matrice d’une démocratie future. »

En dehors du festival documentaire de Bejaïa, votre film n’a pas encore été vu en Algérie. Pourquoi?

L’avant-première à Béjaia lors des rencontres (RCB) était une réussite. La projection a eu lieu au théâtre en septembre dernier et a réuni 350 spectateurs, suivi d’un débat en présence des rédacteurs et journaliste d’El Watan que nous avions invité. Le débat était intéressant même si certaines critiques envers le journal et le film n’ont pas été dites, du fait d’une auto-censure. Le principe du documentaire est de redonner une image de soi, dans l’acceptation de l’autre et dans la contradiction. C’est la liberté d’expression qui doit prévaloir, pas le refus de l’autre. Ce n’est pas toujours évident. Le film semble aussi gêner, mais nous avons déposé avec mon ami Hachemi Zertal-producteur et distributeur – une demande de visa d’exploitation depuis 6 mois et nous sommes toujours dans l’attente. Je préfère projeter le film dans des conditions acceptables et que les institutionnels prennent aussi leur responsabilité, comme je prends les miennes en faisant de films qui parfois peuvent déranger. Et pourtant, à travers mes films, l’intention est simplement de grandir. Tels des enfants, nous sommes tétanisés par notre mythe. Il est temps de passer à l’âge adulte.

Quels sont vos projets à venir?

Se lever tôt, prendre son tracteur et continuer à labourer sa terre.

Propos recueillis par Keltoum Staal

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