Histoire

EN ALGERIE, IL Y A SOIXANTE ANS: LE 20 AOÛT 1955

20 Août 1955,LE TOURNANT DE LA GUERRE

in La guerre d’Algérie,

sous la direction d’Henri Alleg

(Les éditions Temps Actuels, avril 1981)


« Le 20 août 1955, second anniversaire de la déposition du Sultan du Maroc Sidi Mohammed Ben Youssef est un samedi. La grève générale est décidée au Maroc : elle s’accompagne de puissantes manifestations populaires dans la matinée. En Algérie, à midi, l’ALN a déclenché de nombreuses attaques dans toute la Zone 2. La première offensive algérienne d’envergure dans les villes révèle une préparation minutieuse, la présence d’effectifs réguliers importants, l’ampleur du soutien de la population. Elle marque un tournant de la guerre de libération algérienne, tant par son ampleur que par le choix des objectifs. Les insurgés s’en sont pris directement aux forces de répression : aux casernes, aux cantonnements, aux postes de gendarmerie et de police. Mais des coups très durs ont été portés en même temps à l’économie régionale. […] Les installations des mines de fer d’El-Halia ont été complètement anéanties ; celles des carrières de marbre de Fil-Fila détruites par le feu ; les usines de liège de la presqu’île de Collo incendiées ; des fermes et des exploitations agricoles ont dû être abandonnées. C’est « un bouleversement brusque et total ». […] Il n’y a aucun doute possible : l’armée de libération est présente sur l’ensemble du Nord-Constantinois. […] La répression est aveugle et massive. Le nombre des victimes algériennes des « nettoyages » ne peut être établi. Entre 2000 et 12000 selon les évaluations. […] Robert Lambotte envoyé spécial de L’Humanité, est, le 22, à Philippeville. Il écoute les récits des témoins : après les premières attaques les CRS et la Légion ont ouvert le feu à la mitraillette sur tout ce qui bouge, sur les terrasses des cafés maures, remplis de consommateurs un samedi à midi, en quelques secondes les clients sont couchés par les rafales. Des cadavres jonchent la chaussée. […] L’article de Lambotte paraît dans L’Humanité le 23 août. Le mercredi 24 ce journaliste est expulsé d’Algérie. L’éditorial de Pierre Courtade, dans L’Humanité du 24 est intitulé : « Faites cesser la terreur ! ». Pour la première fois durant la guerre d’Algérie L’Humanité est saisie. […] Le 24, L’Humanité dont un numéro spécial paraît en cours de journée, après la saisie du matin, et Le Monde relatent le massacre des habitants. […] Les conséquences des attaques du 20 août et de la répression haineuse et sanglante qui leur a répondu changent l’Algérie. En quelques semaines l’union nationale contre le régime colonial se soude. L’intégration est morte sans avoir vu le jour. Elle ne sera même plus un projet chimérique : un simple thème de propagande. L’explosion qui a jeté hors de leur apparent fatalisme les Algériens de la région des massacres de 1945, soumis à la loi la plus dure : celle des grands colons propriétaires terriens a été brutale et violente. 71 Européens ont été tués, des cadavres mutilés que les ultras exhibent pour camoufler le siècle d’horreurs obscures qu’ils veulent perpétuer et pour justifier la tuerie qu’ils méditent depuis novembre. En réponse, combien de milliers de victimes algériennes anonymes ? 1273 selon Soustelle, 12 000 selon le ministère des Anciens Moudjahidine. »

Henri Alleg



«En Algérie, les hameaux rasés par l’artillerie étaient encore habités», câble Robert Lambotte



Jeudi, 6 Septembre, 2012
L’Humanité


Extrait de l’Humanité 
du 24 août 1955. Constantine, 23 août 
(par téléphone).
J’ai vu aujourd’hui comment étaient exécutés les ordres du gouvernement et de son gouverneur général. On annonçait hier que des mechtas algériennes « soupçonnées d’avoir aidé les groupes armés » seraient détruites. Un communiqué officiel annonçait que la destruction des villages avait commencé lundi matin. Le gouverneur général faisait préciser que les femmes et les enfants avaient été évacués. C’était déjà atroce. Cela voulait dire que tous les hommes des villages avaient été systématiquement achevés dans les gourbis en flammes. Mais même cela est en dessous de la réalité. Ce ne sont pas seulement les hommes qui ont été tués à bout portant, mais aussi les femmes, les enfants, les bébés. (…) Je suis monté à quelques kilomètres de la ville dans les collines où se trouvent les mechtas algériennes. À peine avions-nous commencé de monter qu’une odeur à faire vomir nous a saisis. De partout le vent amenait l’odeur des cadavres en décomposition. (…) C’était une famille entière, le père, la mère, deux enfants, allongés sur la même ligne, tombés à la renverse, affreusement déchiquetés par les balles. À quelques mètres de là, une femme encore à demi vêtue, un homme face contre terre et, entre les deux cadavres, celui d’une fillette d’une douzaine d’années. Elle est tombée sur un genou en pleine course. Elle est presque nue, ses vêtements ont brûlé sur elle, entamant la chair. Maintenant, au fur et à mesure que les regards se portent sur les ruines, on rencontre des hommes, des femmes, des enfants, figés dans d’atroces positions. En tas. Isolés. Les ruelles sont pleines de cadavres. Combien sont-ils ? On ne peut faire un décompte précis. C’est un village algérien parmi tant d’autres. Sans doute même n’est-il pas sur la liste « officielle ». Quelques animaux sont restés parmi les ruines. Deux ânes broutent les clôtures, des poules picorent auprès des cadavres Un chat, immobile, semble veiller sur son maître. Dans le ciel, charognards au vol lourd tournoient sans discontinuer. Nous les avons dérangés. Cette mechta se trouve à 4 kilomètres de Philippeville, près des carrières romaines. (…) Dans toute cette région du Constantinois se déroule un massacre raciste, renouvellement des événements de 1945, qui ont fait 45 000 morts. Tout au long des 80 kilomètres qui séparent Philippeville de Constantine, je n’ai traversé que des villages déserts. Les Européens sont partis vers Alger. Les familles algériennes qui n’ont pas été massacrées se sont enfuies dans la montagne. Partout dans les campagnes rôdent les charognards, ces oiseaux de mort ; on les voit qui plongent et se posent là où sont passés les commandos des forces de répression. Il faut qu’en France on sache ce qui se passe ici. Il faut au plus vite arrêter ces massacres qui s’accentuent d’heure en heure. J’ai assisté tout à l’heure à Philippeville aux obsèques des trente-cinq Européens tués au cours des derniers événements. Devant les cercueils de ceux qui sont aussi des victimes d’une politique criminelle qui met l’Algérie à feu et à sang, les colonialistes ont manifesté leur volonté d’une répression encore plus féroce. (…) 
Il ne faut pas laisser faire cela. Il faut faire vite. Aujourd’hui, d’autres villages algériens vont être brûlés.

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