Économie

Evo Morales: « Nous prenons 82% aux multinationales. Avant, c’était l’inverse! »

Evo Morales: « Nous prenons 82% aux multinationales. Avant, c’était l’inverse! »

À l’occasion de la visite en France, les 12 et 13 mars passés, d’Evo
Morales, président de la Bolivie, l’hebdomadaire français L’Humanité
Dimanche s’est entretenu avec lui. L’occasion pour l’un des emblématiques
chefs d’État de gauche du continent latino-américain de parler de révolution
citoyenne, de conquêtes sociales, d’émancipation de la tutelle américaine…

Le président Chávez, ce « grand rédempteur des pauvres », est « plus vivantnque jamais même s’il laisse un grand vide. La lutte de libération continue.
J’ai confiance dans les mouvements sociaux », a assuré Evo Morales, à
l’occasion de sa visite à Paris. « Il y a toujours eu de bonnes relations
avec le Venezuela. »

« Je suis président depuis sept ans », explique celui qui a été largement
réélu en 2009, avec 63 % des voix. « Nous avons permis la participation des secteurs les plus pauvres et du mouvement indigène, et la révolution se consolide. Pourquoi ? Parce que nous ne dépendons plus des manœuvres de
l’ambassade des États-Unis. Le dernier ambassadeur américain conspirait
contre nous, je l’ai expulsé. » Avant d’ajouter, en forme de boutade : «
Ici, nous savons qu’il n’y a pas de coup d’État aux États-Unis parce qu’à
Washington, il n’y a pas d’ambassade des États-Unis. Mais nous devons rester
vigilants. Le coup d’État au Honduras (en 2009, un coup d’État mené par
l’oligarchie et soutenu tacitement par les États-Unis a eu lieu au moment
même où le pays faisait son entrée dans l’Alba et s’apprêtait à mener des
réformes sociales, NdlR) a été un avertissement envers l’Alba (l’Alliance
bolivarienne pour les peuples de notre Amérique, une initiative des chefs
d’État de gauche latino-américains pour promouvoir une coopération
économique, politique et sociale entre les pays du continent, NdlR). Depuis
le Golpe (coup d’État, NdlR), aucun nouvel État n’a rejoint l’Alba. Les
bases militaires américaines au Honduras auraient pu empêcher le coup d’État: elles l’ont soutenu. Avec Fidel (Castro, NdlR) d’abord, avec Hugo (Chávez,NdlR) ensuite, nous avons perdu la peur face à l’empire. Je suis arrivé à la conclusion que tant que nous vivrons dans le capitalisme, il y aura des inégalités, des injustices, de la pauvreté, de l’exclusion.

Avant, les bureaux du FMI se trouvaient au sein de l’édifice de la Banque
centrale de Bolivie, à La Paz. Nous les avons mis dehors. Nous nous sommes
libérés financièrement. Je crois à la complémentarité et non à la
concurrence. Nous nous sommes décolonisés. »

L’économie au service du peuple

L’homme martèle la réussite « inédite dans l’histoire de notre pays » de ces
scrutins, élections présidentielles, constituantes, référendum révocatoire,
« tous gagnés à plus de 50, voire 60 % ». Grâce, souligne-t-il, « à nos
mesures sociales » : « 1,3 million de personnes sont sorties de la grande
pauvreté. En 2003, le taux de pauvreté atteignait 68,2 %. Aujourd’hui, il a
considérablement diminué. Le taux de chômage n’est que de 5,5 %. La
situation s’est tellement améliorée que nous assistons au retour de
Boliviens qui avaient émigré. »

L’argent du gaz et du pétrole ? L’investissement public ? Tous les mauvais
procès faits aux dirigeants du Sud, accusés, dans la presse diffusant le
dogme libéral, de « privilégier le social aux dépens de l’économie », Evo
Morales les balaie et revendique la dignité retrouvée de son pays.

Il n’y a pas de coup d’État aux États-Unis parce qu’à Washington, il n’y a
pas d’ambassade des États-Unis.

« Au niveau économique, les investissements publics étaient de 600 millions de dollars en 2005. En 2013, ils seront de 6 milliards de dollars. La rente pétrolière est passée de 300 millions de dollars à plus de 4 milliards de
dollars. Aujourd’hui, elle va au peuple. Elle n’est pas accaparée par une
minorité parasite. Nous avons modifié les contrats avec les multinationales.
Désormais nous leur laissons 18 % de profit et nous gardons 82 %. Avant
c’était l’inverse. Nous avons renversé les choses. Et avec 18 %, c’est déjà
très rentable. Sept millions de Boliviens sur onze ont un compte en banque.
Nous ne sommes plus un État mendiant, colonisé. Nous avons récupéré notre dignité. Nous développons des projets productifs, la pétrochimie, le fer, le lithium… Nous avons établi un système de retraite universelle. Elle
n’existait pas avant, et a changé la vie de dizaines de milliers de
personnes. 800 000 adultes bénéficient d’une aide sociale appelée “rente
dignité”. La loi de service financier oblige les banques à destiner une
partie de leurs bénéfices annuels au développement économique et au combat contre l’exclusion sociale. » Il insiste en évoquant le « bonne santé
financière » de son pays, « reconnue par les institutions internationales ».

« Je me suis rendu compte, glisse-t-il, que faire de la politique, ce n’est
pas s’enrichir mais servir le peuple. » Dans « nos familles de dirigeants »,
celles dont la retraite ne signifie pas se recycler au service d’une
multinationale ou d’un fonds d’investissement, « personne ne s’enrichit ».
Et d’ajouter : « J’ai diminué mon salaire de 40 000 bolivianos à 15 000
bolivianos. Il y a des dirigeants syndicaux qui gagnent plus que le
président mais cela ne me dérange pas. »

« Les services de base doivent être des Droits de l’homme, gérés par l’État
»

Les révolutions en marche en Amérique latine peuvent-elles être des modèles alternatifs pour nous, Européens ?

Evo Morales. Chaque pays a sa spécificité. En Amérique latine, nous sommes tous différents. Mais, malgré nos différences, il est important de tendre vers l’égalité entre les êtres humains. Cela passe par le contrôle de l’État sur l’économie et les marchés financiers. L’État doit avoir un rôle
régulateur. Il n’est plus possible que des richesses soient accumulées par
une minorité au détriment du plus grand nombre et en essayant de liquider
les acquis sociaux. Le modèle bolivien a une base économique : nous avons
nationalisé les ressources naturelles et modifié ensuite les contrats. Quand
nous avons nationalisé, les contrats sont devenus caducs.

Notre expérience, et c’est ce que nous essayons de montrer au monde, c’est
que le pillage des ressources naturelles entraîne inégalités et injustices.
Il faut davantage de gestion d’État et de contrôle public. Il ne faut pas
reculer devant les investissements sociaux. Dès que nécessaire, l’État doit
apporter des fonds pour le bien-être collectif. Il s’agit de la vie, de
l’avenir de l’humanité. J’ai toujours dit que la politique devait être un
service, un effort, un sacrifice, et davantage d’engagement au service du
peuple.

Vous avancez la notion de « bien vivre » (bien vivir). Qui concerne-t-elle ?

Evo Morales. Le bien vivre signifie qu’il faut rechercher l’égalité,
l’équilibre, car pour vivre mieux, on ne peut exploiter l’être humain ni
porter préjudice à l’autre. Il faut une harmonie entre les hommes et la
nature, la Terre Mère, la Pacha Mama. La Pacha Mama a plus de droits que
l’homme car elle peut exister sans l’homme, mais l’inverse n’est pas
possible. Cette logique est incompatible avec le capitalisme. Il est le pire
ennemi de l’environnement. La meilleure façon de défendre l’homme, c’est de défendre d’abord la nature ; si nous détruisons la planète, à quoi sert de
défendre les droits de l’homme ! L’avenir passe par des politiques sociales,
nationales, et par le renforcement de l’intégration, sur la base de la
complémentarité, de la solidarité et de la coopération. Nous avançons,
contre les traités de libre-échange, la notion de « traité de commerce des
peuples ».

Pensez-vous que l’Europe fait ce qu’il faut pour sortir de la crise ?

Evo Morales. Je ne veux pas m’ingérer dans les affaires européennes. Mais je
crois que le plus important est de consolider l’économie nationale, de
développer des politiques sociales ambitieuses. Les services de base doivent
être des Droits de l’homme et relever de la gestion et de la compétence des
États. Nous voulons que l’eau, l’électricité, les télécommunications soient
un bien commun, un droit humain universel, comme le prônent les Nations
unies. Et surtout, il faut que l’État prenne une part importante dans
l’économie nationale et garantisse le progrès social.

[rouge]Evo Morales en quelques dates clef [/rouge]

1959 : Juan Evo Morales Ayma naît le 26 octobre dans l’Altiplano bolivien,
en pleine cordillère des Andes, à Orinoca (département d’Oruro), dans une
famille modeste de paysans amérindiens.
1988 : première participation au congrès extraordinaire de la Confédération
syndicale unique des travailleurs paysans de Bolivie (CSTUCB).
1997 : Evo Morales est élu député lors des législatives sur la liste de la
Gauche unie (Izquierda Unida), et siégera au Parlement sous les présidences
du dictateur Hugo Banzer et Jorge Quiroga.
2002 : en janvier, le député est destitué par la Commission d’éthique du
Parlement après s’être exprimé pour le droit des paysans à résister
militairement aux attaques de l’armée. Quelques semaines plus tard, candidat à la présidentielle, il recueille 20 % des voix et apparaît comme
l’alternative à gauche contre le président libéral Gonzalo Sánchez de
Lozada.
2003 : d’importants mouvements sociaux éclatent, réprimés par le pouvoir,
faisant une centaine de morts.
2004 : le Mouvement pour le socialisme (MAS), le parti de Morales, obtient
18 % des suffrages aux municipales et devient le premier parti.
2005 : le 19 décembre, Morales remporte la présidentielle, avec 53,7 % des
voix.
2006 : le 22 janvier, il entre en fonction et devient le premier Amérindien
à la tête du pays.
2009 : Le 6 décembre, Morales est réélu avec plus de 64 % des voix ; le MAS détient la majorité absolue au Parlement

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