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Raisonner dans le cadre tracé par les questions de ses adversaires, c’est déjà perdre la bataille ,par Abdellatif Rebah

Raisonner dans le cadre tracé par les questions de ses adversaires, c’est déjà perdre la bataille

La question du problème à débattre resurgit de nouveau, projetée au grand jour, de manière brutale, non seulement par l’actualité nationale, mais aussi,- étrange effet de synchronisation?, simple coïncidence ?- par le rey-rey occidental (réussi ?) en Ukraine. Ce tour de passe-passe de bonimenteurs qui fusionne bluff, manipulation et tromperie, érigé en pratique politique sophistiquée et déployée à l’échelle planétaire, est devenu un trait permanent, partie intégrante, de la politique des Etats occidentaux. Une pratique qui doit nous rappeler que raisonner dans le cadre tracé par les questions de ses adversaires, c’est déjà perdre la bataille. Car, jamais le brouillage de sens n’est autant apparu comme une arme de guerre redoutablement efficace, au service d’un bloc agressif par nature, qui veut ramener les peuples du Sud (Russie comprise), aux temps bénis de la toute puissance de l’occident dominateur et omniscient. C’est une guerre qui ne dit pas son nom, engagée par un bloc soudé par ses intérêts et qui digère mal sa perte irrémédiable d’hégémonie sur le monde. Son système est disqualifié par l’ampleur de ses propres faillites– une pensée managériale en panne d’idées, un système financier sinistré et des économies en berne, l’extension sans précédent de la régression sociale à l’échelle de la planète, des Etats au bord de la banqueroute– mais l’impérialisme conserve non seulement des capacités de destruction avec sa puissance militaro-stratégique mais aussi de nuisance et de manœuvre grâce justement à cette hégémonie idéologique qu’il exerce bien au-delà de ses centres. Ce bloc, drapé du costume soft et au dessus de tout soupçon de l’universalité, mène une œuvre déstabilisatrice et destructrice mais qui ne doit pas être comprise, « à la mode ancienne », comme un plan de recolonisation, de reconquête impérialiste. La fabrique de l’agenda politique occidental accorde une attention stratégique aux mots qui doivent le servir. La mode est à la mise au point, par des spécialistes de la communication et de la propagande, de ce qu’on appelle des «éléments de langage » destinés à être repris et répétés ad nauséam par hommes politiques, radio, télé, etc.. Même l’autonomie lexicale nous est refusée.
Cette guerre (de basse intensité ?) vise à nous déposséder du sens de nos propres luttes, de notre propre regard sur nos réalités, de nos propres mots pour les représenter, de notre propre grille d’analyse pour les interpréter et les qualifier. Chez les jeunes, cible privilégiée de ce déferlement effréné du rey-rey, on diffuse, à la manière d’un conte de fées, l’image séduisante d’un capitalisme idéalisé où « mon statut social dépend de mon mérite intrinsèque, de mes compétences réelles et de mon effort ». On doit faire l’unanimité des jeunes autour de l’adhésion au libéralisme économique et de ses valeurs : liberté d’entreprendre, confiance, climat des affaires, tidjara halal, chriki, chaabi versus houkouma, etc, et mettre à profit l’émergence de générations nouvelles pour booster l’idéologie libérale et le rejet de l’Etat développementiste. Pour cela, ils propagent dans toutes les tranches d’âge mais aussi dans toutes les catégories sociales le sentiment de l’urgence que ça ne peut plus continuer comme avant, cet avant ce n’est pas le système du libéralisme destructeur qui nous a conduit à l’impasse actuelle, c’est ce qui reste de potentiel de développement national autonome. Le modèle de référence implose mais sa contestation et sa remise en cause ne se systématisent pas, ne se généralisent pas, ne s’amplifient pas. L’état du mouvement populaire en général reste marqué encore par la dépolitisation et la fragmentation.
A défaut d’homogénéiser les niveaux de vie, les niveaux de bien-être social, les niveaux de développement des peuples de la planète, la mondialisation capitaliste homogénéise le lexique dans lequel nous devons joyeusement puiser le vocabulaire pour dire ce que nous sommes et ce que nous voulons être, et en extraire la grille de lecture de notre propre réalité.
Le pouvoir terminologique, qui affirme et met en exergue la sphère de nos intérêts nationaux, s’estompe devant la puissance du verbe globalisé qui nous dessine jusqu’aux contours du camp de nos amis et de nos alliés en nous désignant les lignes de nos ennemis. Ainsi, nos médias donnent généreusement du vocable «communauté internationale», à propos de la Côte d’Ivoire, de la Lybie, de la Syrie ou de l’Iran, sans se soucier apparemment du fait que cette «ruse de Blancs», à l’ombre de laquelle se tapit, tous crocs dehors, le bloc euratlantique dirigé par les Etats-Unis, porte, inscrit au cœur même de sa définition non dite, le programme de la démolition de notre propre pays, au cas où…Communauté internationale, climat des affaires, gouvernance, économie de marché, réformes structurelles, Etat providence, souverainisme, société civile, droits de l’homme, devoir d’ingérence, gagnant-gagnant, paix sociale, employabilité, etc, etc, sans oublier la sempiternelle tarte à la crème de l’économie rentière et de l’Etat rentier, ces mots de l’errance indigène dans la mondialisation «impérative» ont déclassé indépendance nationale, souveraineté nationale, développement national, système productif national, justice sociale qui balisent la terre ferme de notre individualité historique nationale, mais qui sont, à présent, dénigrés pour cause, dit-on, de péremption
Dans le cadre du cinquantenaire de l’Algérie indépendante, rien n’a été épargné pour ancrer dans les consciences des jeunes, tout particulièrement, l’image d’un pays victime des errements idéologiques de ses dirigeants depuis l’indépendance, accumulant sans discontinuer gâchis et ratages. L’Histoire est revisitée à travers le prisme occidental. L’indépendance n’a pas été une rupture mais un leurre, la guerre de libération a été l’occasion de règlements de compte entre clans, la souveraineté nationale n’a été qu’un prétexte pour assoir le diktat d’un pouvoir militaro-politique…L’inventaire des ratés, déboires et crises de la construction étatique-nationale tient lieu, en permanence, de bilan critique auquel doit sacrifier tout esprit d’analyse s’il ne veut pas encourir le soupçon d’être asservi au pouvoir. Ecrits médiatiques et/ou analyses à prétention critique s’assimilent à une interminable liste d’attendus qui doivent instruire un procès dont le verdict est connu d’avance. Et quand il s’agira, le moment opportun, de fabriquer l’image détestable-repoussoir du pays coupable, afin de préparer l’opinion au coup de force légitime contre lui, la machinerie qui se mettra en branle trouvera des yeux et des oreilles réceptifs, familiers, jusqu’à l’intoxication, des grilles d’analyse et de diagnostic forgées outre-mer. Le lexique euro-labellisé ou dollaro-estampillé, homogénéisé aura rempli sa fonction : faire que les poules aillent à l’abattoir de leur propre gré. Car c’est de cet enjeu vital qu’il s’agit, en définitive !

L’arme du brouillage de sens a déjà fait ses preuves, sous les regards d’élites-relais complices et consentantes ou d’élites prises au piège de leurs propres calculs étroits et neutralisées ou tétanisées, en transformant à tour de rôle, en champs de ruines, l’Irak, l’Afghanistan, la Lybie, la Syrie…Elle à présent à feu et à sang l’Ukraine, au péril d’une guerre mondiale Terriblement « productive »,cet arme soft de l’impérialisme, comme on le constate. La boussole des «droits de l’homme» de l’impérialisme perd le Nord dès qu’il s’agit de ses intérêts et il jette, avec fracas et sans subtilité aucune, le masque de l’universalité. La ligne de partage est assez nette donc, qui devrait, en principe, nous éviter de nous égarer en territoire ennemi. Pourtant cette arme demeure encore ô combien mésestimée voire ignorée. Comment peut-on faire nôtres les mots de l’ennemi qui lui appartiennent, qui plaident sa cause. Il se trouve qu’aujourd’hui, les repères frontaliers sont rudement mis à mal par la tempête de mondialisation du langage et des cerveaux qui balaye nos modestes contrées à partir des grands centres du Nord. Dans le nouveau lexique, c’est, nous assurent nos élites mondialisées ou avides de le devenir, une mondialisation à visée technique, « humanitaire » , « démocratique », de diffusion des richesses et du bien être à la planète entière, de bonne gouvernance ou de mise à niveau » des institutions et des Etats, etc., certes au prix fâcheux de leur effacement national mais c’est un phénomène universel fatal, consubstantiel à la mondialisation qui exige un espace affranchi de toutes entraves étatico-nationales, institutionnelles, politiques, sociales ou autres. Bref, que du bon et que du bénéfice auquel ne peuvent s’opposer que des dictateurs attachés à leurs privilèges et des dictatures maléfiques méprisant leurs peuples

Mais, ce brouillage de sens, aussi puissamment diffusé par les centres impérialistes, aurait-il eu la même efficacité si ses proies potentielles ne lui avaient prêté le flan consciemment et ou inconsciemment. Il ne peut déployer avec succès sa toute puissance que parce qu’il trouve des relais acquis et complaisants et un terrain offrant les brèches, socio-économiques notamment, propices. Un flou systématiquement diffusé par ces relais enveloppe le panneau de direction des mutations algériennes, masquant le sens véritable des changements en cours. Un voile idéologique épais est tissé sur la nature et les enjeux réels de cette «transition», tout comme sur les véritables leçons de son échec. Mais la question essentielle qui ne peut être éludée sans conséquences néfastes est : un Etat national qui cumule les vulnérabilités économiques, sociales, culturelles se délestant lui-même de ses leviers d’autonomie décisionnelle a-t-il les capacités de riposter à cette guerre de déstabilisation souterraine qui sous couvert de renverser « la dictature » prépare la liquidation de l’indépendance du pays et de ses conquêtes, pour nous ramener à la case départ. Trente années de démantèlement libéral et d’abandon de la stratégie de développement national autonome ont dangereusement pavé la route à cette terrifiante perspective.

Traitant des nouvelles dimensions de l’expansion impérialiste à la fin du XIXème siècle, l’historien français Jean Bouvier écrivait dans les années 1970 : « une idéologie extraordinairement identique sous des habillages de mots différents vient, dans les pays expansionnistes, accompagner, justifier, consolider, promouvoir ici« l’idée impériale », là « la mission civilisatrice »,ailleurs « la découverte scientifique du globe », ou bien « la supériorité du mode de vie », voire « le génie de la race ».Tout comme si les impérialismes copiaient les uns sur les autres. » A lire ces lignes décrivant l’arsenal idéologique impérialiste du XIXème siècle, on est frappés par l’extraordinaire similitude les réalités du temps présent. Il est vrai, la panoplie des masques de l’impérialisme s’est, depuis, notoirement enrichie : mondialisation, globalisation droits de l’homme, démocratie, etc. Mais son idéologie reste toujours « extraordinairement identique ».Alors que la décolonisation a tendu, selon l’expression de Jacques Berque, à « une distribution mieux répartie de l’initiative historique sur la face de la Terre », on assiste depuis deux à trois décennies à un processus inverse, régressif ciblant la liquidation du principe sacro-saint de la souveraineté de l’Etat national que l’impérialisme mondial devait, il y a 25 ans encore, prendre en considération pour réaliser ses intérêts.

Son nouveau mythe du gagnant -gagnant évoque toujours immanquablement la supercherie du renard qui s’associe à l’hérisson. Tous deux plantèrent un champ d’oignons et quand vint le moment de la récolte, le renard dit au hérisson : nous allons partager. Tu prendras pour toi toute la partie des oignons qui se trouve au dessus du sol. Quant à moi je me contenterai de ce qu’il y a dessous.

Mais le but aujourd’hui est de reconfigurer aux dimensions de la stratégie du capital globalisé la carte politique mondiale dans son ensemble. La médiation de l’Etat national est un obstacle à réduire sinon à éliminer. L’impérialisme ne tolère plus l’autonomie politique des Etats périphériques dominés. Naturellement, il ne s’agit pas pour lui d’aménager des Etats économiquement viables. Il « raisonne » en termes de territoires à exploiter et de marchés à s’accaparer; l’essentiel c’est d’avoir des relais efficaces et qui obéissent au doigt et à l’œil à la discipline du capital global. La viabilité relève précisément de la logique de valorisation du capital global. Les fonctions- clé nécessaires à la viabilité économique de l’ensemble sont au niveau de la commande centrale. L’Etat algérien doit être réduit au rôle de simple opérateur administratif de la mondialisation capitaliste, au service des donneurs d’ordres des multinationales et de leurs relais locaux.
Une telle évolution nous ramènerait, quant au fond, à cette époque impériale tristement anecdotique des« sleepings-Partner » quand Sir Winston Churchill remerciait quelques mois avant l’armistice de 1918 le président américain de ne pas avoir de vues sur le pétrole irakien – en échange de quoi Sir Winston Churchill l’assurait de ne pas en avoir non plus sur le pétrole saoudien. Une évolution où se profile la redoutable perspective d’un retour au statut de colonie ou de protectorat affublés d’un drapeau et d’institutions autochtones, revus et corrigés sur le mode ethno-tribal, comme nous l’a montré le tragique exemple de nos voisins Libyens.

Terrifiante perspective d’une Algérie renvoyée dans les tréfonds de l’anté-Novembre qui dit éloquemment combien est plus que jamais actuelle, la nécessité de la renaissance des idées d’un Etat national, souverain dans ses choix fondamentaux de développement national indépendant, fort par son caractère démocratique et riche de sa diversité culturelle. Peut-on, cependant, envisager cette renaissance de l’idée nationale, cette réorientation stratégique d’envergure qui met le cap sur l’objectif de consolidation et de renforcement de l’indépendance nationale et de son contenu social, sans la reconquête de la capacité de pensée autonome, seule source de production d’idées créatrices et d’organisation forte et efficace ?
Abdellatif Rebah

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