Société

burkini

Pour les démocrates, il existe certains sujets très embarrassants, car ils forcent l’esprit et la parole à taire des sentiments au nom de valeurs humanistes universelles, qui exigent ce gros effort. La polémique sur le burkini est l’un des cas où il faut aller rechercher au plus profond de soi l’opposition à son interdiction légale. Et c’est dur car c’est très loin qu’il faut aller puiser cette position paradoxale chez l’auteur.

L’affaire du burkini sur les plages françaises a provoqué une grosse polémique qui s’est amplifiée suite à des arrêtés d’interdiction pris par certains maires. L’un d’entre eux a fait l’objet d’un recours auprès du tribunal administratif, qui a rejeté la demande d’annulation, créant ainsi un malaise général. Le Conseil d’État, tribunal d’appel de l’ordre administratif, va statuer.

A l’heure de la rédaction du présent article, la décision n’est donc pas connue. Mais que le Conseil d’Etat annule ou confirme, l’analyse reste identique. D’ailleurs, à aucun moment du texte il n’est fait allusion au burkini mais à la notion juridique de « trouble à l’ordre public », beaucoup plus large.

On voit bien que toutes les précautions ont été prises pour ne pas être invalidé car l’approche par le seul argument du vêtement est très contestable du point de vue du droit.

Dans le même temps, à la grande stupéfaction de tous, une jeune femme a été verbalisée pour le port d’un foulard au bord de la mer. Une sanction qui sera très probablement considérée comme illégale si l’affaire est portée en justice. Tout cela en dit long sur un climat nauséabond qui entraîne vers des horizons contestables.

Les défenseurs de la laïcité sont contraints de dénoncer une dérive dangereuse qui s’en prend aux libertés individuelles quelles que soient les positions intimes et individuelles de chacun. Le présent article fait état d’une analyse qui ne peut être transposée au cas algérien. Le lecteur est, ainsi, prié de ne pas exprimer son éventuelle indignation avant de circonscrire les propos au seul cas français. Cela, non pas par manque de courage de l’auteur mais parce que l’analyse s’appuie sur un contexte historique et social exclusivement français.

La fausse question laïque

Pour Catherine Kintzler, philosophe et auteur de « Penser la laïcité », la question du burkini est « une fausse question laïque ». Sa conclusion est qu’il s’agit plutôt d’un « seuil d’acceptabilité de plus en plus sensible au sein de la cité ». C’est tout à fait la position qu’il faut adopter dans cette affaire qui prend une tournure ridiculement dangereuse.

Faut-il le rappeler encore et toujours, la laïcité n’est pas le combat contre les religions mais une forme de protection de toutes les religions en les plaçant en dehors de la sphère publique. On peut comprendre que nos compatriotes n’en conviennent pas mais dans un pays où une seule religion existe, une seule opinion politique et un seul président à vie, le problème ne peut être vu de la même manière. La laïcité permet à toutes les religions de s’exprimer et à aucune d’entre elles de s’imposer dans la vie publique et politique. C’est la raison pour laquelle cette sphère « commune » leur est interdite.

Ainsi, faire porter à la laïcité tous les combats contre les manifestations religieuses serait l’inverse absolu du texte et de l’esprit de la loi de 1905. Porter un foulard en classe et porter un burkini sur la plage sont deux situations radicalement différentes. En classe, l’institution doit gommer toutes les manifestations ostentatoires (c’est le terme utilisé par la loi), il n’y a aucune discussion à avoir sur ce point. En revanche, porter un vêtement de bain qui marque son adhésion à une religion n’est absolument pas l’affaire de la loi. C’est même s’attaquer à une liberté vestimentaire fondamentalement légitime. Il faudrait alors prononcer des interdictions pour les curés, les religieuses, les gothiques, les sikhs, les punks et autres marques vestimentaires d’adhésions individuelles.

Il y a là un contresens flagrant dans la compréhension de la notion de « sphère publique » interdite aux religions. Le rue est certes un endroit public mais où se manifestent des expressions et des actions privées de chaque individu. Nager, manger au restaurant, aller au cinéma ne sont pas de l’ordre de la sphère publique mais relèvent du domaine privé. Nous éviterons ici le cours de droit, inutile car chaque lecteur aura compris la différence.

Comme le précise Catherine Kintzler, il ne s’agit pas de laïcité mais de notre degré d’acceptation social. Et c’est là où peut entrer en jeu notre profonde indignation car nous sommes tentés de dévoiler notre sentiment scandalisé. Nous avons envie de dire à ces jeunes filles combien les générations passées ont lutté pour la liberté et la dignité du corps de la femme. Nous avons envie de leur rappeler l’infamie des codes de la famille de certains États qui veulent les enfermer dans une incarcération moyenâgeuse.

Nous nous retenons pour leur crier notre désespoir à les voir, elles-mêmes, de leur plein gré, entrer dans les geôles et remettre les clés aux autres. Nous aurions souhaité leur dire combien elles n’ont rien compris à un Islam tolérant que nos grand-mères pratiquait bien avant la naissance de leurs propres parents, avec une interprétation qui n’est absolument pas la même.

Mais ceci est un sentiment individuel et nous devons le taire car la démocratie et la pédagogie des libertés ne doivent pas entrer dans le cercle de la passion au risque de se renier. Il nous faut reprendre le calme et essayer de réfléchir afin de poser le problème dans sa sérénité et dans l’étude de son apparition. Par cet article, il ne sera pas fait état d’une thèse ou d’un traité sociologique complet mais d’une réflexion sur un seul bord d’attaque du problème. Il est circonscrit à un seul territoire, la France, et à une seule population, celle qu’a côtoyée l’enseignant et dont il en tire expérience personnelle.

Une empathie coupable

Nulle autre personne qu’un enseignant en France qui a fréquenté, dans ses débuts, une certaine population scolaire, n’est aussi légitime à décrire un processus qu’il a vu naître et progresser dans ses aspects les plus incontrôlables.

Jeune professeur non titulaire dans les prémices des années quatre-vingt, la première sensation a fait naître un sentiment troublant face à la « seconde génération » comme on disait à l’époque. Ils avaient des parents qui sont la chair de vos origines mais dont les enfants n’ont plus grand chose à avoir avec vous-mêmes si ce n’est quelques balbutiements d’un arabe mal maîtrisé et très lapidaire. La première erreur fut de les considérer comme une part de sa propre histoire alors que leur destin avait déjà basculé vers un ailleurs qui n’était ni le notre ni celui du pays de résidence, ou de naissance pour la majorité d’entre eux.

Cette erreur commise face à une population scolaire qui était, dans sa grande majorité, au plus bas de la formation de l’esprit et des comportements sociaux adéquats, fut de l’envelopper d’une couverture d’empathie qui s’est avérée, par la suite, bien coupable. S’ils sont incontrôlables et se marginalisent dans l’échec, se disait-on, c’est qu’ils ont le boulet du déterminisme social qui les étouffe et les empêche d’émerger vers une intégration réussie. Il faut donc à chaque fois pardonner les écarts et ne pas leur opposer la loi et la rigueur de l’instruction. D’autant que le racisme était une réalité qui ne pouvait se nier, même si beaucoup s’y réfugiaient un peu trop facilement pour justifier de tout, y compris de l’intolérable et de l’injustifiable.

Cette politique de l’empathie, nous l’avions eu, au tout début, à l’égard des enfants de nos compatriotes mais ce fut surtout la politique de l’État, particulièrement de la gauche française, qui allait injecter un sérum mortel en pensant inoculer une solution de vie et d’intégration sociale. Là où il fallait entourer ces jeunes d’une rigidité pédagogique, ce fut un désastre de compassions et de fausses excuses justifiées par la situation sociale des parents. Là où il fallait insister pour un enseignement classique et certainement très exigeant, on les a encensés, encouragés et financés pour une sous-culture du rap, du basket et de l’art des rues.

On a médiatisé certains d’entre eux, popularisés et placés au sommet de la réussite artistique, sportive et culturelle, un peu comme des artistes de cirque qu’on exhibait. Bien entendu, ceux qui ont été les artisans de cette politique n’étaient pas assez fous pour épargner à leurs enfants un parcours des plus rigoureux et académiques. Les belles études pour les uns, la musique et l’art, alors que pour les autres, le rap, la casquette et les tags sur les murs. On a divinisé le langage des banlieues, on a fait du survêtement de sport et de la casquette un culte de la mode. Et voilà que la bonne bourgeoisie s’encanaille avec délice à répéter de bons mots comme « wech wech », accompagnés d’un léger frisson qui est toujours présent lorsque des mauvaises paroles sont dites avec ce sentiment d’avoir enfreint les règles de la bonne tenue sociale.

Les enfants des maghrébins ont joué le même rôle que les noirs américains où ceux qui s’en sortaient ne pouvaient le faire que par le sport, la danse citadine et le langage fleuri et folklorique des rues. La bonne grammaire pour les uns, celle qui mène aux hautes sphères de la société, le rap et le rai pour les autres, ce qui fait un millionnaire pour cent mille galériens des cités, le job précaire au Mac Do pour les plus chanceux des autres laissés pour compte.

C’est cette énorme erreur que nous avions dénoncée lorsque nous nous sommes aperçus de la dérive qui est à l’origine d’une explosion. Elle ira même, pour une très petite minorité mais très agissante, jusqu’à égorger des innocents sur des terres qu’ils ne savent même pas identifier sur une carte. Certains responsables et enseignants s’étaient réveillés très tôt, bien avant la catastrophe, mais d’autres ont continué dans une erreur coupable, toujours plus en avant dans l’aveuglement et la démagogie.

Au final, c’est un marasme social où les « fils se sont noués » comme disait l’expression algérienne de mon enfance. Plus rien ne pouvait arrêter cette explosion délirante où l’Islam n’a rien à avoir, mais alors rien du tout, vraiment rien.

L’islam, une abstraction pour ces jeunes

C’est dans cette confusion totale que la plupart des jeunes se sont engouffrés dans une schizophrénie qui dissimulait un désarroi que beaucoup n’ont pas voulu percevoir. Violence scolaire et urbaine, abandon scolaire, drogue et criminalité, tout a été essayé pour sortir du marasme dans lequel ils se trouvaient.

L’islam n’est qu’un continuum dans ce délire à vouloir rechercher un sens dans leur vie décousue. Comme le disent certains imams clairvoyants, ce n’est pas dans les mosquées qu’ils l’ont trouvé mais sur Google ou Facebook. Voila que tout d’un coup, ils crurent avoir trouvé un message qui les portaient enfin à des hauteurs qu’ils n’avaient jamais atteints, à une légitimation qu’ils n’auraient jamais rêvée ainsi qu’à une place dans la lumière, celle qui leur a toujours été refusée.

L’islam, ou du moins ce qu’ils ont cru en comprendre, leur donnait libre champ à rejoindre un territoire de sainteté, de pureté et de puissance. Enfin, cette reconnaissance d’être différent, de faire un pied de nez à une société où ils n’ont jamais pu avoir la première place. Et plus ils étaient frustrés, plus ils se marginalisaient et plus ils vouaient une haine violente qui, à son tour, les marginalisait davantage et ainsi de suite.

Parler fort dans les couloirs des établissements scolaires, dans les bus, dans le bas des immeubles, simuler des joutes physiques et verbales, c’était vouloir la lumière sur eux, celle qui n’a jamais pu les faire briller dans une société qui n’était plus vraiment la leur. Le foulard et tout le reste, voilà enfin un moyen d’être dans cette lumière si espérée, une espèce de revanche sur la vie et le sort qui s’est acharné sur eux.

Mais comme nous l’avons déjà relevé, cette crise identitaire explosive a également touché des jeunes qui ont réussi dans leur formation scolaire et intellectuelle mais qui gardent en eux une violente frustration, une blessure inguérissable d’une recherche d’identité qui les met mal à l’aise.

Ces jeunes aiment la vie, comme tout le monde, ils désirent s’en sortir et veulent qu’elle soit pleine. Ils aiment la musique, les fréquentations de leur âge et les sorties plaisantes. Ils n’ont jamais eu la moindre éducation sur le vrai Islam et ne savent même pas le situer dans l’histoire et dans sa géographie. Alors, mettre le burkini, ce n’est finalement qu’un moyen d’attirer sur eux cette lumière qu’ils ont tant recherché et cru ne jamais pourvoir en bénéficier.

Le burkini est la dernière métastase d’un délire qui a vu éclore des boutiques de mode pour les vêtements supposés conformes à l’islam. Un engouement qui crée les mêmes passions de défilés, d’expositions et de jaillissement de formes et de couleurs. Aucune de ces jeunes filles n’a pensé une seule seconde que cette débauche de passion pour ce qui nourrit la vanité et expose le corps aux regards admiratifs était l’inverse absolu d’une religion qui interdit le culte païen du désir et de la volonté de se montrer. Elles courent au bord des vagues, hurlent leur présence et exposent un corps comme jamais il ne peut l’être avec tant d’expressions et de secrets dérobés à la vue. Ces jeunes filles au bord de l’eau, ce sont les mêmes qui criaient et exultaient dans les établissements scolaires ou ailleurs, comme un appel désespéré pour dire « j’existe ! ».

La crise est déjà derrière nous

Contrairement à l’effet très noir et pessimiste des propos précédents reprenant une évolution historique sur trois décennies, la réalité d’aujourd’hui est déjà toute autre sans que le problème ne soit néanmoins entièrement résolu. L’enseignent a vu passer le temps et la situation n’est plus identique.

Sa carrière l’a mené vers des Instituts d’enseignement supérieur et les étudiantes s’appelant Fatima, Zohra ou Amina ne sont absolument plus les mêmes. Certes, les niveaux d’enseignement et les exigences de recrutement ne sont pas ceux du début de carrière mais il y a encore quelques années, ces prénoms étaient rares, voire inexistants dans ce type de filières sélectives.

Ces jeunes filles ne viennent plus vous voir, avec un chewing-gum à la bouche, pour vous demander « vous êtes arabe, monsieur ? ». Elles n’essaient même pas d’approcher en quoi que se soit le sujet sur les origines éventuelles de l’enseignant ou, seulement, lorsqu’à l’occasion de l’évocation d’un sujet l’opportunité se présente. On devine parfois un léger sourire, à peine dissimulé, peut-être pour un partage de fierté, mais leur identité est parfaitement assumée et ce qui compte, c’est leur diplôme.

De temps en temps, ces jeunes filles laissent deviner dans leur comportement une recherche identitaire musulmane mais toujours dans la discrétion et dans la liberté intime de leur choix. Elles ne crient pas leur conviction, ne font pas état d’une croyance ostentatoire et peut-être même portent-elles un burkini sur la plage. Elles savent, elles, que le burkini ne fait pas la musulmane comme l’habit ne fait pas le moine. Elles sont assez intelligentes pour placer leur recherche identitaire et religieuse bien au-dessus des considérations vestimentaires et encore moins lorsque l’objectif est d’attirer l’attention.

C’est bien la preuve que tout est question de stabilité intellectuelle et identitaire et que les choses s’arrangent lorsqu’il n’y a pas une interférence de la bêtise. Ces jeunes filles sont aussi fières de l’origine de leurs parents, autant que je le suis de la mienne. Mais leur équilibre mental les fait choisir une autre façon de briller dans la société, autrement que par des marques ostentatoires qui n’ont rien à avoir avec les valeurs profondes de l’Islam (en tout cas, j’ose l’espérer).

Les faux combats pour la laïcité risquent de mener à l’effondrement de cette idée qui n’avait jamais eu pour intention de briser les religions. Que les tribunaux s’occupent d’autres choses, bien plus importantes, que la fièvre du burkini. Que celles qui en portent se plaisent à en faire un objet de mode, qu’elles le parent de toutes les exubérances, bien lointaines de l’Islam, et qu’elles en fassent le porte-drapeau de leur rage identitaire et de leur échec à trouver leur place. Elles sont libres et la justice n’a rien à faire dans ce règlement de compte avec soi-même et ses propres angoisses.

La marche du monde ne s’arrêtera pas à ce morceau de tissu et mes nouvelles étudiantes, Linda, Lila ou Selma, sont déjà loin, dans un autre monde que celui de la gesticulation.

SID LAKHDAR Boumédiene

Enseignant

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