Le printemps sera citoyen
Entretien avec Saïd Belguidoum, sociologue, maître de conférence à l’Université d’Aix-Marseille, enseignant au département Gestion Urbaine de l’IUT d’Aix-en-Provence.
L’Algérie se prépare pour la prochaine échéance électorale dans un climat marqué par l’émergence de mouvements citoyens d’expression pacifique. Entre inquiétude et ras-le-bol, les Algériens sont confrontés à une question lancinante : quel avenir pour le pays?
L’annonce par l’ex-premier ministre de la candidature d’Abdelaziz Bouteflika à un quatrième mandat a fait l’effet d’une bombe. Comment expliquez-vous cette décision ahurissante qui cristallise la colère et l’indignation citoyenne ?
Malheureusement, une telle annonce était attendue. C’est le contraire qui aurait provoqué la surprise, tant le champ politique en Algérie est verrouillé. En outre, aucune figure issue du sérail n’avait émergé. Malgré la maladie du président et un état de santé qui ne laisse plus grand doute sur ses hypothétiques capacités à retrouver la plénitude de ses moyens, les cercles dirigeants n’avaient préparé aucun plan B., prévu aucun homme de rechange capable de prendre la relève et faire fonctionner le système.
Ce qui est inattendu, c’est l’agenda et l’ordre proposés : réélection et amendement constitutionnel qui instaurera une vice-présidence. Il était plus logique et crédible, vu la paralysie des institutions depuis sa maladie, d’instituer au préalable le principe d’une vice-présidence par la réforme constitutionnelle et d’annoncer ensuite le 4ème mandat. Cela aurait au moins eu le mérite de faire croire en une permanence institutionnelle. Mais les cercles dirigeants ont préféré éviter que la campagne se focalise sur un « ticket » (le candidat et son vice-président) qui aurait fait alors du poste de vice-président le véritable enjeu de la présidentielle. L’agenda retenu remet à plus tard la question de la vice-présidence et de celui qui en fait aura la charge réelle d’incarner le pouvoir, de présider le conseil du gouvernement et de promouvoir les dispositifs législatifs nécessaires au fonctionnement de l’Etat. Fonctions que n’exerce plus l’actuel président depuis maintenant plus d’une année.
Au-delà de ce calcul politicien, l’annonce, comme si de rien n’était, d’une nouvelle candidature a eu un effet catastrophique sur l’opinion. Les quelques apparitions sur les chaînes de télévision d’un président malade se déplaçant et parlant péniblement n’ont fait qu’accroître les inquiétudes d’une population qui ne sait plus qui dirige le pays.
Le choix d’un quatrième mandat, tout en étant symptomatique du mépris affiché pour la population, exprime aussi un statu quo provisoire qui s’est établi au sein d’un pouvoir opaque traversé par des luttes intestines très fortes. Bouteflika physiquement vivant permet de différer la question de la personnalité qui le remplacera. Mais ce qui est effectivement ahurissant, c’est cette incapacité des sphères dirigeantes à anticiper la disparition du président. C’est une tragi-comédie qui se joue mais avec des scénaristes qui semblent improviser.
Après cette annonce, des mouvements citoyens sont nés, comme Barakat, Bzayed, dans plusieurs villes. Quelles sont les caractéristiques de ces mouvements inédits ? Quel rôle peuvent-ils jouer ?
La vie politique algérienne est verrouillée, l’opposition a été dans l’incapacité de se construire comme alternative. La société civile est certes sous tutelle mais commence à émerger. C’est à partir d’elle que s’inventeront les réponses aux différentes impasses de la société. Le mouvement Barakat est une expression de cette société civile libre, en émergence. Il y a aussi les syndicats indépendants, les associations anti-corruption, de défense des droits et des libertés qui tout en maintenant une veille démocratique, alertent l’opinion, organisent les ripostes et tentent ainsi de sortir la société de sa léthargie.
La répression, sous forme d’interdiction de manifester et d’arrestations, est un message envoyé à la société civile : alors qu’on autorise un rassemblement devant la Grande Poste d’Alger d’un candidat pittoresque dont les signatures auraient mystérieusement disparu, on interdit le même jour un rassemblement d’une centaine de militants du mouvement citoyen. Toute forme d’organisation, même embryonnaire, fait peur.
Se battre pour un Etat de droit, est devenu une priorité absolue. La citoyenneté est inexistante dans un pays où l’arbitraire est la règle, où l’appareil d’Etat agit sans contrôle et où les contre-pouvoirs n’ont aucun statut. De fait, seule la violence, comme l’attestent les nombreuses émeutes urbaines, s’impose comme moyen d’expression. L’émergence de mouvements citoyens, même minoritaires exprime une prise de conscience. Un mouvement profond travaille la société de l’intérieur et débouchera forcément sur des solutions alternatives, malgré la répression, les provocations et les manipulations.
Des universitaires, des citoyens, des partis et des personnalités politiques ont exprimé très clairement leur rejet du système : cette contestation est-elle en voie d’être largement partagée ?
Le pouvoir surfe sur le désenchantement de la population et son aspiration immédiate à la stabilité. La décennie noire a laissé des traumatismes profonds. Bouteflika a conduit une politique de réconciliation nationale qui a fait l’impasse sur 10 années de terreur. L’amnésie qui en a découlé permet d’anesthésier le pays. La première expérience de pluralisme politique a débouché sur l’insurrection islamiste, ce qui disqualifie aux yeux de nombreux Algériens la politique.
En même temps, la politique de redistribution de la rente garantit une certaine paix sociale. Le pari du pouvoir repose sur l’équation suivante : tant qu’il y aura à redistribuer, tant que la croissance économique (malgré les gaspillages énormes) assurera une augmentation des niveaux de vie, la stabilité politique sera assurée et les velléités de contestation politique seront canalisées. Les faits actuels semblent lui donnent raison. Mais à quel prix ? On se dirige vers des élections sans candidats et sans électeurs. L’abstention sera massive et les manœuvres politiques continueront de se faire dans l’opacité totale. Les cercles dirigeants, tout en se pensant éternels, ont une vision à court terme. Les mesures qu’ils prennent montrent bien qu’ils sont dans l’incapacité de se projeter dans l’avenir, ils n’ont pas de vrais projets ni politiques, ni économiques. Ils laissent s’accumuler les contradictions, les frustrations, les injustices. L’écart des richesses n’a jamais été aussi important et de nouvelles fractures sociales fragilisent le pays. L’Algérie souffre de l’absence d’un Etat de droit, « l’informalisation »de la vie sociale s’est généralisée, le fait accompli se substitue aux normes juridiques. Le premier ministre d’un gouvernement qui ne se siège plus depuis un an est devenu la risée de tout le pays. Sa dernière sortie insultante sur les Chaouis montre le non professionnalisme d’un personnel politique d’une rare incompétence.
Le rejet du système est largement partagé, mais n’a toujours pas de traduction politique. La réponse politique est encore à inventer. C’est à partir d’une société civile autonome qu’émergera une culture politique nouvelle. En ce sens, les mouvements citoyens, les prises de position d’universitaires connus et moins connus, de personnalités politiques, feront date. Ces mouvements sont salutaires. Ils indiquent qu’au sein de la société, des voix de plus en plus nombreuses s’élèvent et dénoncent la duperie. Ces prises de position sont des alertes, mais elles doivent trouver un prolongement avec la constitution d’un grand mouvement citoyen. La revendication d’une deuxième république commence à faire son chemin.
Quelle analyse faites-vous du paysage politique algérien : quel est l’état de l’opposition algérienne ? Jouit-elle d’une quelconque audience auprès des Algériens ?
C’est un paysage atomisé. Les quelques grands partis qui avaient commencé à se constituer (RCD, FFS, FIS, Hamas) se sont dilués pour différentes raisons : soit en optant pour une participation au pouvoir, soit en restant dans une opposition de principe, soit comme le FIS en se transformant en un mouvement insurrectionnel. Le RCD et le FFS se sont laissés enfermer dans une Kabylie qui finalement ne les suit plus. Ce qu’on appelait la mouvance démocrate a été dans l’incapacité de se regrouper, la culture hégémonique, héritée du FLN et du mouvement national, l’emportant sur celle de l’intelligence politique. Les autres partis sont plus des sigles électoraux que de véritables organisations politiques. Ils apparaissent lors des élections législatives ou municipales et se font oublier jusqu’aux élections suivantes. Le PT de Louisa Hanoun en est une illustration vivante. Ils n’ont aucune vie militante ni programme.
Les traditions de la gauche politique algérienne ont été dilapidées dans des luttes intestines et le PAGS n’a pas survécu à la fin du boumédiénisme et aux remises en cause doctrinales qui ont suivi la crise du mouvement communiste international.
Les partis politiques dans leur ensemble sont coupés de la population et ne se donnent aucun moyen militant pour agir.
Différents facteurs peuvent expliquer cette situation et notamment la manipulation des appareils politiques par les services du DRS, la corruption et le débauchage. Mais c’est surtout au niveau de la culture politique que les causes profondes sont à chercher. Les partis politiques sont restés dans une logique d’appareil, leur fonctionnement reste calqué sur celui du FLN et ils n’ont aucune vie démocratique.
Dans la vallée du Mzab des affrontements violents se déroulent depuis le mois de décembre 2013, qui ont causé plusieurs morts. Pourquoi les responsables politiques ne parviennent pas à restaurer l’ordre et la sécurité ? Comment expliquer ces affrontements présentés comme des conflits de religions entre des communautés qui cohabitent depuis si longtemps ?
Ce qui se passe dans le Mzab est inquiétant. Les tensions existaient depuis environ deux décennies et les raisons sont connues. Au lieu de les traiter, de répondre aux revendications des jeunes Chaambas, les plus touchés par le chômage, de régler la question du foncier et du logement en mettant en œuvre des plans d’urbanisme respectant des cités classées patrimoine mondial de l’UNESCO, les pouvoirs publics ont laissé se détériorer une situation et permis que la violence s’instaure. Les frustrations sociales d’une partie de la population (les Chaambas) trouvent un exécutoire, les Ibadites qui deviennent les boucs-émissaires. Tous les ingrédients pour transformer une crise sociale en conflit ethnico-religieux sont réunis et le rôle joué par les pouvoirs publics et les forces de sécurité est celui de pyromanes. Pourquoi ? Quel est l’intérêt de détourner la contestation sur les Ibadites ? Maladresse ou calcul politique ? Quelle que soit la réponse, Le Mzab illustre cette faillite de l’Etat et du régime qui s’en remet à d’hypothétiques « notables » locaux pour négocier la fin des affrontements, considérant ainsi l’Algérie de 2014 comme une Algérie tribale dont la population obéirait à des dignitaires religieux et des représentants de « grandes familles ». En voulant gérer ainsi la crise, le gouvernement ne fait que légitimer le caractère ethnique d’affrontements dont la vraie cause est d’abord sociale.
En France aussi, des Algériens de la diaspora se mobilisent en écho aux mouvements citoyens du pays, notamment à Paris et à Marseille. Est-ce une nouveauté ? Qui sont ces Algériens de France qui constituent aujourd’hui une bonne partie de la communauté nationale à l’étranger ?
La mobilisation des Algériens de l’étranger s’inscrit dans une très vieille tradition d’une communauté qui n’a jamais coupé le lien et qui ne veut pas le couper. Les Algériens de France notamment, pays où réside l’essentiel de la communauté algérienne de l’étranger, ont toujours manifesté cette proximité avec le pays. Même si en un siècle de présence en France, la composante sociologique s’est considérablement transformée, le rapport avec l’Algérie reste le même.
De fait, cette communauté a toujours su se mobiliser et être au rendez-vous des grands combats du peuple algérien C’est en France que l’Etoile nord-africaine est née. Cette mobilisation est profonde et se manifeste aussi et surtout au quotidien à travers un solide tissu associatif qui revendique son algérianité et participe à maintenir le sentiment d’appartenance.
L’Algérie fait face à des défis importants dans un contexte régional instable marqué par des bouleversements politiques et des troubles dans les pays voisins. Quels sont les impacts et les conséquences sur la situation intérieure ? Quelles sont les véritables menaces que cette situation fait peser sur l’Algérie ? Quel avenir possible pour l’Algérie dans ces conditions ?
Il y a eu au début des « Printemps arabes » une réelle crainte d’un effet de contagion. Les politiques sociales en direction des jeunes (aide à la création d’entreprise, emplois aidés) et le laxisme accru vis-à-vis des secteurs informels de l’économie ont été les réponses du gouvernement pour préserver « la paix sociale ». Rassuré par la non contagion, le pouvoir en a tiré une leçon : il n’est pas concerné.
Par contre, en ce qui concerne les conséquences sur les équilibres régionaux, la diplomatie algérienne avait mis, à juste titre, en garde l’Occident contre une intervention militaire en Libye, prévoyant les conséquences que cela aurait au niveau de l’ensemble saharien. Cette lecture juste n’a eu aucun impact, car la voix de l’Algérie ne pèse plus dans les instances internationales. Là encore, l’Etat est en faillite. L’Algérie est devenue spectatrice des transformations en cours, impuissante à agir dans la région. Pourtant les événements du Mali nous concernent directement. La question targuie reste entière et tôt ou tard, elle se posera avec une acuité de plus en plus forte.
De manière générale, la déstabilisation de la région ne peut profiter qu’aux puissances occidentales, seules en mesure de proposer aux Etats de la région les moyens de leur sécurité. La surveillance de plusieurs milliers de kilomètres de frontières oblige à des moyens technologiques qui renforceront la dépendance de l’Algérie vis à vis de ces puissances.
Propos recueillis par Keltoum Staali