Économie

Les transformations économiques en Algérie Privatisation ou prédation de l’État ?

Les transformations économiques en Algérie
Privatisation ou prédation de l’État ?

Dans cet article, nous essayons de montrer, à partir du cas algérien, que les politiques d’inspiration néolibérale que préconisent les institutions internationales entraînent des transformations sociopolitiques complètement différentes des seuls effets économiques escomptés.
A travers l’étude des entrepreneurs algériens, nous soutenons l’hypothèse qu’aux projets de libéralisation brutale de l’économie algérienne par les institutions financières internationales, vient se greffer une politique endogène de prédation de l’État. Cette prédation est le résultat de l’effritement du pouvoir et de la reconversion du personnel politique dans la sphère économique. Le résultat des deux processus de libéralisation et de prédation est l’aggravation de la situation économique.

La société civile, ses nouveaux acteurs et le secteur privé…
Une catégorie usée
Les entrepreneurs sont-ils des « nouveaux acteurs » ?
Un secteur privé naissant
Une double crise économique et politique
Les organisations patronales et la représentation du secteur privé
État des lieux
L’importance grandissante d’un nouveau venu : le Forum des chefs d’entreprises (FCE)
Répertoire d’action et perspectives
Illustration : le CEIMI et Eco Mitidja
Une politique de privatisation/prédation
La privatisation de l’économie algérienne est en cours
Des pratiques de prédation étatique qui aggravent la libéralisation
Conclusion

• 1 A. Temmar, ex ministre des Réformes. Propos rapportés par Djillali Hadjadj (2001).
Nous n’allons pas assainir, nous vendrons… L’État ne veut pas mettre un dinar de plus dans les entreprises publiques qui sont régies par le droit commercial. Il appartient au droit commercial et aux forces du marché d’agir comme ils l’entendent.
A. Temmar1
1 A partir de l’étude du cas algérien, nous aimerions montrer que les politiques néolibérales des institutions internationales peuvent produire des transformations sociopolitiques complètement différentes des seuls effets économiques escomptés.
2 Les recommandations des institutions financières internationales sont commandées par une double idéologie. Economiquement, c’est l’idéologie libérale dite du consensus de Washington qui est dominante. Pour résumer brièvement l’argument : dans une économie libéralisée, la libre compétition des acteurs dans un jeu concurrentiel engendre la croissance à travers les mécanismes du marché. Politiquement, c’est l’idéologie de la démocratisation qui est prépondérante : le développement de la société civile est un moteur de la démocratisation. La combinaison des deux crée une rhétorique pseudo savante qui allie démocratisation, société civile et libéralisation (Fligstein, 1997 ; Hibou, 1998 ou Stiglietz, 2002). Sur le terrain, les acteurs mobilisent ces catégories et ces concepts pour s’opposer, se démarquer, s’intégrer, se définir, bref pour se faire entendre face à un pouvoir politique et des institutions
peu ouvertes ni habituées au dialogue. Les pouvoirs publics ne sont pas en reste et mobilisent le vocabulaire libéral et la rhétorique de la démocratisation pour faire face à la contestation, garder leurs prérogatives et maintenir une façade moderne vis à vis des interlocuteurs internationaux. Malgré les nombreuses et sérieuses critiques qui mettent en cause le bien fondé de l’application pratique et théorique de cette double idéologie, les experts reprennent très souvent ces notions telles quelles, sans retour critique, ni réflexion épistémologique, ni prise en compte du contexte dans lequel elles furent originellement mises en œuvre. Notre position est résolument critique sur ces notions en tant que catégories d’analyse scientifique. Cependant, nous les utiliserons à des fins illustratives car nous avons constaté dans nos recherches que ces concepts sont des « catégories en usage » et qu’elles sont constamment
mobilisées par les acteurs (notamment lors des entretiens réalisés).
3L’hypothèse générale que nous soutiendrons ici est de montrer qu’aux projets de libéralisation brutale de l’économie algérienne par les institutions financières internationales, vient se greffer une politique endogène de prédation de l’État (libéralisations mal contrôlées, prises d’intérêts et captation des ressources étatiques). Cette prédation est le résultat de l’effritement du pouvoir et de la reconversion du personnel politique dans la sphère économique. Le résultat des deux processus de libéralisation et de préda¬tion est l’aggravation de la situation économique.
4Nous reviendrons successivement sur les termes du débat puis sur l’évolution du contexte économique afin de montrer l’émergence récente des entrepreneurs algériens et de saisir les dynamiques en cours de privatisation et de prédation.
La société civile, ses nouveaux acteurs et le secteur privé…
Une catégorie usée
5Dans la version néo institutionnelle des recherches sur la démocratisation, la démocratie se juge à l’aune de la participation politique d’éléments divers et variés de l’ensemble de la société, que par commodité on nomme « société civile ». Le terme est commode et très utile à la description : restons en là. Partons du principe que la société civile est une entité fictive, constituée de différents groupes, et qui est un concept mobilisable par et pour certains de ses acteurs : « Celle ci, plus que jamais catégorie attrape tout, a connu un affaiblissement de son potentiel opératoire pour l’analyse de la démocratisation, dans le même temps où son instrumentalisation par les acteurs connaissait un développement tous azimuts » (Camau, 2002 : 216).

Les entrepreneurs sont-ils des « nouveaux acteurs » ?

6 Si l’on décide de s’en tenir méthodologiquement « en dessous » du niveau analytique de la société civile, force est de constater que nombre de travaux récents se sont intéressés à l’émergence de « nouveaux acteurs », et notamment des entrepreneurs (Gobe, 1999 ; Catusse, 1999 ou pour d’autres contextes, Montero Casassus, 1997). Leur apport principal est de relever que les entrepreneurs ne sont pas forcément des acteurs nouveaux. En effet, l’émergence de cette catégorie professionnelle « ne s’insère […] ni vraiment dans un bouleversement des rapports de production, ni même dans un processus d’institution d’une société civile libérale qui corroborerait l’hypothèse de l’apparition de nouveaux acteurs » (Catusse, 2001 : 5). Il paraît donc plus juste de comprendre l’émergence des entrepreneurs comme un indicateur des transformations à l’œuvre dans les sphères politiques et économiques : le
passage d’une économie dirigée à une économie de marché a provoqué un changement de stratégies de carrières, du politique à l’économique.
7Ainsi, en Algérie, deux types de « nouveaux entrepreneurs » peuvent être identifiés. Tout d’abord, d’anciens opérateurs politiques (hauts fonctionnaires, membres de l’armée, hommes politiques) ont réinvesti un capital et des ressources dans le champ économique en créant leur propre structure de droit privé. Rien de « nouveau » donc, si ce n’est la conversion des capitaux du secteur administratif, politique ou militaire au secteur économique. Le deuxième type des « nouveaux entrepreneurs » est essentiellement composé de la génération suivante, des fils de familles algériennes influentes qui, par la mobilisation des ressources du « clan », parviennent à investir dans une niche économique, avec plus ou moins de réussite.

Un secteur privé naissant

8Les diagnostics sur l’avancement du passage de l’Algérie à l’économie de marché sont très divergents. On trouve schématiquement deux séries de travaux, qui soutiennent l’une que le secteur privé n’existe pas de manière autonome et l’autre qu’il est en formation. Dans les deux cas, l’élément à noter est le caractère embryonnaire du secteur privé.
9Les tenants de l’inexistence du secteur privé argumentent en faveur d’une libéralisation « sous contrôle », c’est à dire sous l’ombre bienveillante de l’État et d’une certaine frange de ses dirigeants. Le secteur privé ne devrait son existence qu’à la volonté de l’État, seul capable d’autoriser des privatisations contrôlées, des ouvertures de capital. Au contraire, les tenants de l’existence d’un secteur privé assurent qu’il est bel et bien présent (70% de la production hors hydrocarbures en 2002), et se développe à travers les réformes successives sous l’impulsion des bailleurs de fonds internationaux, l’illustration la plus éclatante étant l’émergence de la figure de l’entrepreneur. L’Algérie semble être arrivée au moment où les deux logiques coexistent : il existe bel et bien un secteur privé qui se développe au fil de la libéralisation économique et des politiques de privatisations. Mais
il est évident que le secteur privé se construit avec les politiques d’inspiration néolibérale que mène l’État algérien. Nous retiendrons donc l’idée d’un secteur privé embryonnaire et « sous contrôle », ce qu’attestent d’ailleurs nos observations réalisées sur place.
10A cela ajoutons un contexte économique instable et un État fortement centralisé en déliquescence, ce qui fait dire à M. Hachemaoui que nous sommes en présence d’un « État prédateur prédaté » (Hachemaoui, 2003 : 41).

En reprenant et précisant cette notion, on dira que la prédation est « le pillage systématique et organisé des ressources de l’État par des agents de l’État ». Ainsi les « nouveaux entrepreneurs » que nous venons d’identifier agissent quelquefois à l’aide de passe droits et d’avantages que peut apporter leur situation, leur réseau ou un « homme du sérail ».

Une double crise économique et politique

11Il nous paraît nécessaire de revenir succinctement sur les quinze dernières années (depuis 1988), qui ont vu l’Algérie basculer de l’émeute au tragique et du tragique à l’horreur. Si la situation économique apparaît aujourd’hui comme saine (croissance autour de 4%, dette régulée, balance des paiements positive), la situation sociale l’est un peu moins. Les programmes d’austérité successifs ont amené à une compression drastique de la demande intérieure, à la libéralisation des prix (inflation) et à d’énormes dévaluations du dinar (12 dévaluations en 10 ans). La production industrielle a chuté de 50% en 5 ans entre 1994 et 1999. Depuis le plan d’ajustement structurel de 1994, le pouvoir d’achat des Algériens a été divisé par deux, le chômage et la pauvreté ont explosé et, selon l’ONU, 30% des Algériens vivent aujourd’hui en dessous du seuil de pauvreté (moins de 2$ par jour). Cette situation socioéconomique déplorable est le fruit de la dépendance de l’économie algérienne aux fluctuations du prix des hydrocarbures et de l’inadaptation de l’appareil de production industriel aux contraintes du marché actuel.

12 Depuis les émeutes d’octobre 1988, les politiques économiques se sont succédé sans véritable lien entre elles. Le gouvernement Hamrouche (1988 1991) a conduit une politique libérale et offensive : refonte des lois sur les associations, libertés publiques, garanties démocratiques sur la presse, tout cela lié à une rigueur budgétaire et à l’entame de discussions avec le FMI. Il vote en 1990 la fameuse loi sur la monnaie et le crédit qui vise à casser le monopole de l’État sur le commerce extérieur. L’arrêt du processus électoral en janvier 1992 met un coup d’arrêt à cette politique. C’est le retour à « l’économie dirigée » de A. Ghozali (1991 1992). Le gouvernement rompt le dialogue avec le FMI, augmente les dépenses publiques et fait marcher la planche à billet : déficit public et inflation viennent ravager un pays déchiré politi¬quement. Après cette politique sans objets identifiés, le gouvernement B.
Abdesselam (1992 1994) met en place une « économie de guerre » qui a au moins le mérite de dire quelque chose sur la situation politique du pays. Centralisation à tout crin, contraction des dépenses, mises en place de tutelles dans l’administration. Aucune de ces démarches ne sera efficace. Un plan d’ajustement structurel (PAS) est signé en 1994, après que deux ministres de l’Économie successifs, anciens fonctionnaires de la Banque mondiale se soient acharnés à négocier avec le FMI (gouvernements R. Maleck et M. Sifi). Comme par enchantement (ou plutôt : réflexe international dans le monde de la finance), suite à la signature du PAS, les investissements internationaux reviennent et l’Algérie, profitant aussi d’une embellie des prix du pétrole, arrive à partir de 1995 à une certaine aisance financière (avec l’importance démesurée des hydrocarbures dans la balance des paiements). Cependant, face au plan de redressement
du FMI, le gouvernement « met en avant l’état de guerre larvée pour justifier à l’extérieur l’absence de réformes structurelles internes, politiquement hasardeuses (développement de la concurrence, […] assainissement et ouverture du capital des entreprises publiques…) » (Benderra, 2002 : 242). La chute brutale du prix du brut en 1998 et la récession généralisée qui s’en est suivie ont affaibli la balance commerciale mais les réserves accumulées ont permis à l’économie algérienne de compenser les pertes jusqu’à la reprise en 2000 et arriver à un taux de croissance de 4,1% en 2002.

13 Depuis 2001, la situation économique s’est stabilisée même si la Banque mondiale a critiqué le relâchement des finances publiques et le peu d’entrain à appliquer les lois de libéralisation politique. Récemment, en mai 2003, le limogeage du premier ministre A. Benflis et son remplacement par un « fidèle » du président est l’illustration de vives tensions qui parcourent le monde politique. Le gouvernement a été quasiment entièrement reconduit, sous l’autorité de A. Ouyahia, à deux exceptions notables près. La nomination aux Finances d’un libéral convaincu, Abdelatif Benachenou, et le limogeage de Abdelhamid Temmar. Ces deux exceptions sont en fait deux concessions de l’exécutif algérien, l’une aux institutions internationales avec la nomination d’un « homme du sérail », qui a fait l’essentiel de sa carrière au sein de la Banque mondiale. L’autre concession est faite aux syndicats avec le départ de la bête
noire de l’UGTA (Union générale des travailleurs algériens, principal syndicat) qui avait présenté la politique de privatisation des entreprises publiques comme une « option irréversible ». Cependant, ce plan de privatisation de 300 entreprises en 2 ans n’est pas encore totalement effectif et les quelques privatisations ayant déjà eu lieu concernent des entreprises locales de briqueterie, de BTP et des brasseries.

Les organisations patronales et la représentation du secteur privé
État des lieux

14 Il y a, en Algérie, cinq organisations patronales (voir tableau page suivante). Ces organisations sont toutes jugées représentatives par le pouvoir algérien, mais c’est une représentativité à géométrie variable dans le temps : ainsi la dernière conférence tripartite (octobre 2003) a vu l’entrée en lice de la CIPA ainsi que le retour de l’UNEP qui avait été écartée des négociations en 1996.
15 La reconnaissance de ces organisations a été progressive. D’abord sollicitées par le pouvoir lors de consultations officieuses, elles ont été ensuite intégrées dans une commission tripartite (État syndicat patronat), réunie une à deux fois par an. C’est à partir de cette intégration que se structurent les rapports de force économiques que l’Algérie connaît aujourd’hui : toute puissance de l’État, faible représentativité des syndicats de travailleurs, autonomisation progressive des entrepreneurs. Historiquement, il faut pourtant relever la sur représentativité du syndicat (unique), l’UGTA, qui a longtemps été l’interlocuteur privilégié du pouvoir socialiste, sans pour autant avoir été toujours entendu. Désormais, la politique de libéralisation et le passage au privé d’investissements massifs forcent les pouvoirs publics algériens à prendre en compte les revendications des entrepreneurs, qui se font plus
présents, plus pressants et qui présentent des revendications mieux affûtées.
[…] de plus en plus on a été associés à la conférence tripartite, avec le gouvernement (donc l’État), les organisations de travailleurs et nous, les organisations patronales du secteur privé et public. C’était une tripartite classique, comme la conception du BIT, donc c’était le premier lieu où le secteur privé essayait de faire entendre sa voix, de défendre ses intérêts, essayait de contribuer au débat économique, au débat indirectement politique aussi, sur le projet social. C’était la tripartite, chacun donnait son point de vue et on négociait des positions. Au départ c’était des questions de salaires, ce qui est normal, et puis les entreprises disaient toutes la même chose : on veut bien faire des concessions au niveau des salaires, mais pour les faire, il faut que l’État nous crée un cadre qui nous permette de mieux nous développer, mieux investir, mieux grandir, mieux nous organiser, pour qu’on puisse faire face à nos obligations sociales. C’était donc une négociation, on parlait enfin des entreprises.(L. H., chef d’entreprise, membre du CNPA, Alger, entretien réalisé le 30 Mai 2001).

Principales organisations patronales en Algérie
Nom complet Dirigeants
CGOEA Confédération générale des opérateurs économiques algériens Habib Yousfi
CAP Confédération algérienne du patronat Boualem M’rakech
CNPA Conseil national du patronat algérien Naït Abdelaziz
CIPA Confédération des industriels et producteurs algériens Abdelaziz M’henni
UNEP Union nationale des entreprises publiques Ahcène Benyounès

L’importance grandissante d’un nouveau venu : le Forum des chefs d’entreprises (FCE)

16 Le Forum des chefs d’entreprises, créé en 2000, n’est pas encore reconnu comme une organisation patronale mais est néanmoins considéré comme la tête pensante des opérateurs économiques nationaux. Présenté comme un club de réflexion, le FCE ne prétend pas être un syndicat de chefs d’entreprises, mais plutôt une machine à penser et à faire des propositions alternatives :
17« S’interdisant toute action politique ou allégeance à une formation politique, sa mission essentielle vis à vis des pouvoirs publics et centres économiques de décision, est d’instaurer un cadre permanent de dialogue, de concertation, de réflexion et de propositions au service de la prospérité et du succès de l’entreprise algérienne dans son ensemble ».
(http://www.fce-dz.org/presentation.php).
18Créé, animé et dirigé par Omar Ramdane, chef d’entreprise dans la céramique, ce regroupement d’industriels (le tertiaire n’y est pas représenté) agit pourtant comme une organisation patronale en commentant les décisions du gouvernement, en publiant régulièrement des propositions et en fustigeant toute initiative qu’il juge contre productive pour l’entreprise algérienne. Le FCE regroupe aujourd’hui plus de 70 chefs d’entreprises dont le chiffre d’affaire cumulé atteint 2 milliards d’euro et plus de 30 000 emplois… Il a joué un rôle décisif dans la signature d’accords commerciaux avec l’Union européenne (voir notamment Boulhares, 2003 : 22 28) et se positionne très clairement pour une plus grande libéralisation des échanges.

Répertoire d’action et perspectives

19A coté des consultations du gouvernement et de la commission tripartite, les organisations patronales sont désormais intégrées aux réflexions de l’État sur la production nationale. Par exemple, la participation de ministres aux rencontres organisées par les syndicats, ou encore le ministère des PME/PMI, presque toujours dévolu à des hommes issus des syndicats patronaux, souvent entrepreneurs eux mêmes, comme R. Hamiani, ex ministre et ex président de la CAP.
20L’intervention des organisations patronales dans la vie politi¬que algérienne est principalement faite de propositions largement relayées par la presse, de symposiums et de colloques. Mais c’est aussi, à l’image du FCE, un lobbying discret auprès des autorités, diffus, car la structure concentrique autour du pouvoir est poreuse. Les contacts entre ministères, entrepreneurs et décideurs sont fré¬quents et les rôles malaisés à définir. Ajoutons à cela les échanges interpersonnels entre dirigeants (l’importance fondamentale du « Club des pins », lieu de résidence, donc de rencontre des princi¬pales élites algéroises) et l’on comprend comment les organisations patronales sont actives auprès du pouvoir pour faire valoir leurs intérêts.
21Si les grands groupes s’insèrent aisément dans les nouveaux dispositifs économiques (libéralisation des échanges, concurrence internationale), les PME / PMI dont les sièges sociaux sont en Algérie estiment être encore tributaires du contrôle qu’exerce l’administration et de ses quelques dysfonctionnements. Les procédures sont jugées lourdes (obtention de prêts bancaires, réticence à abandonner le statut de coopérative) et malgré des efforts publics d’exonérations fiscales (1996 puis 1999) le poids de l’administration reste une des critiques préférées des associations d’entrepreneurs. Le CEIMI (association d’aide aux PME / PMI, Blida) relève notamment des problèmes « d’attestation d’éligibilité », l’État étant en droit de sélectionner les entreprises pouvant bénéficier des aides publiques.

Illustration : le CEIMI et Eco Mitidja

22Le Club des entrepreneurs et industriels de la Mitidja (Blida) (CEIMI) est une association, dont le FCE s’est largement inspiré dans son fonctionnement et ses projets. Ni syndicat, ni lobby, mais un peu des deux, il publie, tous les deux mois, une revue dont la lecture attentive laisse entrapercevoir quelques indices de la situation économique algérienne. Bien entendu, le discours est laudatif lorsqu’il relate la visite du chef de l’État à Blida :
« […] Une agriculture riche, des commerces prospères, des enfants plus souriants, une université pleine d’idées, et d’autres choses encore : c’est sans doute dans cet espoir que les Blidéens ont reçu le président de la République. Un accueil réservé à l’homme, autant qu’à la personnalité, dont le style particulier de travail allie le charisme à l’audace, les idées nouvelles à l’ouverture et la disponibilité d’esprit » (n° 06, avril mai 2001). Pourtant dans le même numéro, une interview de Reda Hamiani (ex ministre et président de la CAP) utilise un ton différent, parlant d’une association nouvelle de chefs d’entreprises, le Forum des chefs d’entreprise (FCE) : « les enjeux sont tellement importants (adhésion à l’UE et à l’OMC), qu’ils [les chefs d’entreprise] ont décidé d’éclairer les autorités sur les conditions réelles de fonctionnement de notre économie et les risques encourus par le
pays face à ces échéances. Le FCE n’a aucune ambition ni coloration politique ». Dans ce court extrait, les mots sont vifs : il place l’économie nationale comme « hors course » et moins performante par rapport au secteur privé « acteur majeur du développement ».
23Cette revue sert aussi de publicité à certaines entreprises qui insèrent des publi reportages. Ainsi, une entreprise de sérigraphie dont le jeune patron se présente en ces terme : « Billal Moussa est de cette trempe de jeunes pionniers qui avancent comme un rouleau compresseur malgré les boulets contraignants d’un environnement hostile » (n° 3, avril mai 2000).
24Une allégeance de façade, un discours très libéral de l’autre, telle est le positionnement de la revue.
Une politique de privatisation/prédation
La privatisation de l’économie algérienne est en cours
25Plusieurs plans de privatisation sont en cours en Algérie, sous l’impulsion du FMI, des bailleurs de fonds internationaux et des organisations régionales. Ainsi l’Union européenne est aussi partie prenante de ces plans de privatisation, avec les programmes MEDA notamment. C’est au début des années 1990 que l’Algérie a commencé à ouvrir son marché, de manière très contrôlée et limitée (guerre civile et guerre du Golfe obligent). C’est surtout après 1994 et les premiers projets de privatisation liées au PAS que l’économie commence à s’internationaliser et qu’apparaissent les premières difficultés :
[…] dans les années 1990 1991 on était dans une économie super¬protégée, superfermée, et puis il y a eu les grandes réformes économiques, l’ouverture, avec une accélération et une ouverture du commerce extérieur. L’appareil industriel du privé et du public n’était peut être pas tout à fait prêt à faire face à cette ouverture […]. Evidemment pour ne pas disparaître, il fallait être compétitif ou le devenir, donc se moderniser, donc améliorer sa gestion, donc amélio¬rer sa connaissance des marchés extérieurs, au moins pour se maintenir sur notre marché. Jusque dans les années 1991 on avait l’habitude d’avoir ce marché pour nous, protégé, fermé, la surpro¬tection c’est nécessaire à un stade de démarrage de l’économie mais avec la mondialisation actuelle c’était presque obligatoire, c’était inévitable, il a fallu s’organiser et ce fut un défi énorme. Donc nous (les syndicats patronaux), nous disons que nous sommes pour l’ouverture car on en voit tous les bienfaits, mais que c’était très dif¬ficile de faire face à la concurrence, de nous moderniser, de nous informer sur ce qui se passait ailleurs. Il fallait nous aider à définir des politiques de mise à niveau, à prendre en charge les difficultés dans les négociations de libre échange entre les pays de l’UE et ceux du sud de la Méditerranée, toutes ces problématiques, donc il fallait nous aider un peu à être au rendez vous… C’était difficile, tout seul on aurait eu du mal, on avait des compétences en tant qu’organisation patronale, mais bon, vaut mieux défendre le secteur privé, vaut mieux l’aider à passer ce cap difficile…
(L. H., chef d’entreprise, membre du CNPA, Alger. Entretien réalisé le 30 mai 2001).
26En Août 2001 le programme de privatisation des EPE (entre¬prises publiques économiques) est lancé : 300 entreprises nationales vont passer au privé. C’est aussi en 2001 que l’Union européenne signe un accord commercial avec l’Algérie, accord nommé « mise à niveau globale ». L’ensemble de ces programmes (il en existerait plus de 15 selon le gouvernement) n’en sont pourtant qu’au stade de la mise en place (publication des décrets, composition des com¬missions de surveillance, etc.). Certains programmes ont bénéficié de la contribution des structures onusiennes, comme l’Office des Nations Unies pour le développement industriel (ONUDI), d’autres ont bénéficié de l’aide financière de l’UE ou même de pays euro¬péens comme l’Allemagne, pour les cimenteries de Jijel par exemple.
27 Se voulant un véritable projet de privatisation générale, la libéralisation du secteur économique algérien est surtout une res¬source discursive pour les acteurs. Tout le monde utilise le registre économique (privatisation, libéralisation, compétitivité, etc.) comme une réalité sociale, au point qu’il en devient un élément de discours classique. En réalité, seule l’ouverture du capital de l’entreprise nationale des hydrocarbures (Sonatrach) mobilise les acteurs : la part des hydrocarbures est de 35% dans le PIB national et elle représente 70% des recettes de l’État… La majorité des Entreprises de production locale (EPL) ont été dissoutes ou privatisées dans une quasi indifférence. De nombreux acteurs privés ont repris les activités de ces EPL sans aucun contrôle administratif de gestion et régulation des activités commerciales locales. L’adoption de politiques néolibérales en Algérie n’a pour l’instant
pas suscité trop d’oppositions. Les privatisations, ou plus précisément les remplacements d’activités publiques par des entreprises du secteur privé, se sont déroulées dans une relative indifférence.
Des pratiques de prédation étatique qui aggravent la libéralisation
28Notre hypothèse est que s’ajoutent aux dérégulations induites par la libéralisation économique, des pratiques de prédation au niveau de l’appareil d’État. La spécificité de l’étude du cas algérien réside dans l’absence de pouvoir central identifié et capable d’imposer ses règles aux autres. S’il est aisé de situer des lieux ou des cercles de pouvoir reconnus (la présidence, « les généraux », le gouvernement, le parlement), il est presque impossible d’identifier clairement qui fait quoi ! Or, ne pouvoir reconnaître un centre de décision par l’observation in situ est peut être l’indice d’une multitude de centres décisionnels et de leur incapacité commune à surveiller, constater et punir des pratiques illégales. C’est pourquoi nous soutenons l’idée que la dispersion des centres de décisions est un signe de l’affaiblissement de l’État algérien, de l’accaparement des ressources par une « bande
» qui contrôle l’État et aussi les techniques de prédation de celui ci. Schématiquement, nous avons établi une distinction entre prédation d’envergure nationale et locale qui pourrait permettre de clarifier ces pratiques en même temps que montrer l’ampleur du phénomène.
29La prédation locale se caractériserait par des « entorses » faites aux pratiques et services normalement dévolus à l’État. C’est par exemple le trafic de l’eau, qui arrive difficilement de manière continue dans la capitale algérienne. Des intermédiaires peuvent alors, moyennant rétributions diverses dévier les canaux d’arrivée d’eau et privilégier des personnes. De même pour l’électricité, en trafiquant les compteurs ou en organisant des réseaux mieux approvisionnés que d’autres. De même, les phénomènes de bakchichs fonctionnent dans les administrations pour avancer un rendez vous ou atteindre des personnes clefs.
30La prédation d’envergure nationale concerne plus particuliè¬rement des investissements dans des entreprises d’État en voie de privatisation, des prises de contrôle de PME/PMI, des nominations à des postes clefs qui permettent ensuite une redistribution clientélaire. On y trouve pêle mêle des délits d’initiés, des pratiques frauduleuses, des arrangements techniques pour des montages financiers, etc. De plus, les anciens haut fonctionnaires qui délaissent l’administration d’État et se lancent dans la création d’entreprises privées peuvent (tous ne le font pas) mobiliser des réseaux, des contacts pour obtenir des marchés locaux, répondre à des appels d’offre ou obtenir l’exclusive dans des contrats nationaux. Cela se voit surtout dans le BTP, les transports routiers, les cabinets de conseil, de publicité ou de ressources humaines.
31La prédation que nous avons identifié est en fait une pratique d’accaparement des ressources de l’État. La redistribution clienté¬laire permet aux membres de la classe politique de contrôler l’appareil d’État et ainsi de tenter de conserver le pouvoir. Le cas algérien est exemplaire : l’économie de « rente » se perpétue parce qu’elle est l’objet principal de captages, permettant une redistribu¬tion clientélaire, et donc un renforcement des régimes politiques en place, aboutissant à un statu quo économique et politique.
32Plus généralement, la prédation est un processus qui a les mêmes conséquences que la libéralisation de l’économie : l’appropriation par le « privé » des ressources de l’État. Dans le cas de la libéralisation ce sont les entrepreneurs qui s’emparent (par la privatisation) des ressources étatiques, dans le schéma de la préda¬tion, ce sont des réseaux politiques qui s’accaparent les richesses. Il est probable qu’en Algérie, comme en Afrique sub saharienne, l’appropriation des ressources de l’État par le « privé » conduise à une « privatisation des modes de gouvernement » (Hibou, 1998 : 125) et in fine à la privatisation des États (Hibou, 1999).
Conclusion
33La stratégie des syndicats patronaux algériens est aisément identifiable : revendiquer (et se créer) une autonomie au sein du champ politique, acquérir une reconnaissance nationale et interna¬tionale sur leurs compétences propres, pour pouvoir en retour peser davantage sur les choix politiques et économiques. Mais les entre¬preneurs sont-ils en mesure d’apporter des pratiques nouvelles au jeu politique ? Si l’on suit les analyses sur les entrepreneurs marocains il est possible qu’un jour les associations patronales algériennes participent « d’une part à la pacification de la sphère politique et, d’autre part, […] (à la promotion) discursive d’une éthique politique et économique » (Catusse, op. cit. : 23). Force est de constater que ce n’est pas encore le cas, même si l’émergence de la « société civile algérienne » est une satisfaction commune aux institutions internationales et aux acteurs économiques et
politiques algériens.
34A l’ouverture politique des années 1989 1990, et après une décennie tragique (guerre civile, traumatismes, plus de 200 000 morts), succède un reflux qui reste socialement préoccupant, économiquement libéral et politiquement autoritaire et dirigiste. A la suite de nos interrogations sur l’existence d’un secteur privé embryonnaire, se développant sous l’ombre bienveillante de l’État, le questionnement à propos de l’éventuelle participation de la « société civile » semble donc devoir être restreint à une participation limitée, de la part d’une « société civile sous contrôle ».
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Bibliographie
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Notes
1 A. Temmar, ex ministre des Réformes. Propos rapportés par Djillali Hadjadj (2001).
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Pour citer cet article
Référence électronique
Grégoire Delhaye et Loïc Le Pape, « Les transformations économiques en Algérie »,Journal des anthropologues [En ligne], 96-97 | 2004, mis en ligne le 22 décembre 2010, consulté le 02 juin 2014. URL : http://jda.revues.org/1827
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Auteurs
Grégoire Delhaye
IREMAM, IEP/Aix-en-Provence
Loïc Le Pape
SHADYC, EHESS/Marseille

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