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Sur le raisonnement par analogie (Qiyas) dans la pensée arabo-musulmane

Au début de l’époque des Abbassides deux courants de pensée divergeaient sur la méthode de l’interprétation du Coran et des Hadiths . Les Mu’tazila (rationnaliste) s’appuiaient sur la raison pour l’interprétation de l’héritage laissé par le prophète. Les traditionnaliste (Ahl Sunna wa Al ijma’) préconisaient de prendre littéralement la tradition et le texte sacré. Chacun devait donc, dans sa démarche, développer les outils qui lui serviront à préciser et appliquer son mode de pensée. Les mu’tazila adoptèrent la rationalité à travers leur dialectique (le Kalam) définie à partir de la dialectique d’Aristote. Les adeptes de la tradition et de l’Ijma’ eurent recours au raisonnement par analogie (le Qiyâs). Ce mode de pensée admet simplement que la solution d’un problème quelconque se trouve soit dans le Coran, dans la sunna ou dans la tradition des compagnons du prophète (Ijma’). Si la solution d’un problème quelconque n’est pas donné explicitement alors on peut par analogie appliquer la solution d’un problème semblable dont la solution est donné explicitement dans l’une des trois sources. L’histoire de la civilisation arabo-musulmane a été marqué tout au long de son développement à travers les siècles par des débats interminables entre ces deux courants de pensée. Leur affrontement ne s’était pas limités seulement sur le plan des idées mais avaient souvent engendré une répression et des condamnations à mort. En témoigne la chasse aux sorcières, déclenchée après les attaques menées par Al Ghazali contre les rationnalistes dans son livre « l’incohérence des philosophes ». Les livres de philosophie ont été depuis interdit et leurs auteurs pourchassés. Quelques décennies plus tard , Ibn Roshd, grand philosophe à Courdoue répliqua, à ce mouvement fondamentaliste, par la rédaction de son célèbre livre « l’incohérence de l’incohérence » en démontrant que la vérité peut être accessible par la raison. Ibn Rochd finira sa vie pourchassé et ses livres brulés. A partir du 12ème siècle, le monde musulman a commencé à connaitre son déclin. Ce sont les idées d’Al Ghazali, qui depuis, font autorité chez les fuqa et les théologiens. D’autres écrits de savants musulmans comme Ibn Taymia dans son livre « réfutation des logiciens » ont fini par balayer complètement l’esprit rationnel dans la pensée arabe et imposer l’esprit fondamentaliste dans l’approche des problèmes de la société. Dans cet essai nous tenterons de faire quelques lumières sur ce type de raisonnement « le Qiyâs » qui structure la pensée arabe.


Le Qiyâs


Le raisonnement par analogie est une forme de raisonnement inductif, basé sur la similitude de relation entre objets, pour inférer certaines propriétés. Connu depuis l’époque d’Aristote, ce type de raisonnement a été utilisé pour exprimer que l’égalité de certains rapports entre objets permettaient de trouver des propriétés similaires entre les objets mis en rapport. Prenons par exemple l’égalité des deux rapports 5/10 = 4/8. Par analogie on peut dire que 5 est à 10 ce que 4 est à 8. D’une manière générale, l’analogie peut s’exprimer ainsi « A est à B ce que C est à D ».

En affirmant cette analogie on exprime ce qui est vrai (faux) dans le rapport entre A et B l’est aussi dans le rapport entre C et D. De façon plus précise « un raisonnement par analogie consiste à conclure à partir d’une connaissance d’une relation qui unit deux termes une propriété de la relation qui unit deux autres termes semblables »
L’imam Shafi’i (767-820) est le premier qui a senti la nécessité de l’introduction de ce type de raisonnement dans sa description des fondements du système juridique et théologiques(usul al- fiqh). Il déclarait: tout problème qui se pose au musulman comporte en regard une jurisprudence sur la juste voie à suivre. le croyant est tenu de suivre cette jurisprudence adéquate si elle existe et si elle vient à manquer il doit recourir à l’effort de l’examen rationnel par l’Ijtihad Or l’Ijtihad c’est le Qiyas. Ainsi, le raisonnement par analogie introduit par Shafi’i appelé aussi « analogie du connu à l’inconnu » était devenu le principal critère pour fonder le droit musulman. Les sources du droit musulman, pour légiférer sur les problèmes divers de l’activité humaine, sont le Coran, la Sunna (tradition du prophète) et le consensus des compagnons du prophète (ijma’a). Mais dans les cas où ces sources n’évoquent pas ce type de problème, le Qiyas est donc utilisé. Un cas semblable au cas nouveau est recherché dans ces trois sources et par analogie on déduit la règle adéquate. Les premiers fuqaha estimèrent ainsi que le Qiyas est la meilleure manière d’extraire les lois et les règles qui sont en adéquation avec la tradition des premiers musulmans et la révélation divine. Les règles du Qiyas ont été rendu systématique et la procédure d’application bien explicitée.


Le Qiyas dans sa pratique


Les quatre écoles juridiques (Madh’hab) avaient reconnu le Qiyas comme preuve et méthode pour l’extraction de jugement et légiférer. Ils admettent le principe que « l’analogue au vrai est vrai » et « l’analogue au faux est faux ». Ce principe parait tellement évident que personne ne pouvait rejeter le Qiyas. Son application par ces écoles pour fonder le fiqh amenait à constater que le Coran et la Sunna définissent quatre types d’actions: l’obligatoire, le recommandé, le licite et le répréhensible. Le travail du faqih se résumerait donc, en utilisant le Qiyas, à classifier les actes et tout ce qui est en relation avec la jurisprudence dans l’une des quatre catégories précédentes. Mais ce travail de classification n’était pas toujours évident. La détermination de l’analogie d’un cas nouveau avec ceux du corpus requiert une méthodologie claire et précise. Ce n’était pas le cas. Des tentatives de fixer et de préciser le sens au raisonnement par analogie ont été prodiguées par plusieurs faqih et immam. Par exemple pour l’immam Abu Al Hassan El Basri (463:1070), le Qiyas c’est d’appliquer au cas dérivé (cas nouveau) la même règle que le cas d’origine par le fait dans les deux cas cas se trouve le motif (’illa). Al Ghazali (609-1111) de son côté précise que le Qiyas c’est assimiler un cas inconnu à un autre cas connu en vue de confirmer ou d’infirmer une règle par le fait de l’existence d’un élément commun. Ce dernier permet de lui octroyer une qualification ou de l’exempter.
Des règles ont par la suite été données sous forme d’une procédure à suive pour appliquer correctement le raisonnement par analogie. Elles se résument à

1. Préciser le cas d’origine, le connu (Asl) pour lequel la règle est énoncé dans le Coran, sunna ou ijma’ et qui peut être étendue, par analogie, au cas nouveau.
2. Préciser la décision (hukm) se rapportant au cas d’origine.
3. Préciser le cas nouveau ou l’inconnu ou cas dérivé (far’)
4. Donner (déterminer) l’argument (’illa) qui est commun au deux cas.

L’exemple classique cité par beaucoup d’auteurs pour illustrer l’application de cette méthode est celle de la déduction de l’interdiction de la consommation des stupéfiants (drogue, hashish,…). Cette désicion (hukm) est obtenue par analogie à l’interdiction dans le Coran de boire du vin. Voici les étapes du raisonnement:

1. Le cas d’origine ici est : boire du vin
2. Décision(hukm) : interdiction
3. Nouveau cas (cas inconnu): consommer des stupéfiants
4. Argument (’illa): effet enivrant

Si l’application du Qiyas dans ce cas précis est claire, d’autres cas d’application soulèvent des interrogations et des doutes dans la fiabilité de cette méthode. Les exemples suivants en donnent l’illustration. On attribue au prophète d’avoir interdit de boire ou de manger dans une vaisselle en or ou en argent. En raisonnant par analogie, les faqih avaient abouti à la décision d’interdire d’utiliser des fioles de parfum en or ou argent.
Certaines utilisation du Qiyas arrangent bien des dictateurs pour réprimer et limiter les libertés des citoyens. L’analogie « le souverain est au peuple ce que le berger est à son troupeau » tiré à partir du hadith « chacun de vous est un berger, chaque berger est responsable de son troupeau » suggère que le souverain peut disposer de son peuple comme peut le faire le berger avec ses moutons. On peut aisément deviner les conséquences néfaste d’une telle déduction.
D’autres exemples montrent que l’on peut déduire une chose et son contraire. Les fuqa de l’arabie saoudite rendait licite le débarquement américain dans le Golf et d’autres faqih d’Irak par exemple la considérait comme illicite. Les deux parties utilisaient le même mode de raisonnement le Qiyâs et les même sources (le Coran, la sounna, l’Ijma’). Nous observons encore de nos jours les divergences entre les théologiens à la solde des Qatari ou à celle des Égyptiens. Leur source est unique, mais chacun choisit par analogie ce qui peut aller dans son intérêt. C’est par définition de l’irrationnel.


Critiques du raisonnement par analogie


Ibn hazm (994-1063) était parmi les plus grands philosophes de l’islam de Courdoue. Il publia plusieurs oeuvres dans les domaines de la science du Hadith, philosophie, médécine et littérature. Il était aussi connu comme le plus éloquent et important défenseur de l’école Zahirite qui a été fondée deux siècles auparavant en Irak par Dawud ibn Khalaf (886). C’était aussi un fervent opposant au raisonnement par analogie (Qiyâs). L’approche de Ibn Hazm pour la réfutation de l’emploi du Qiyâs se résume en ceci:

  • 1. Le raisonnement par analogie n’est apparu qu’au 2ème siècle et n’a jamais été utilisé à l’époque du prophète.
  • 2. Le Qiyâs ne peut être qu’une opinion. Il ne peut être accepté puisque la justification de son utilisation reste dans l’assertion qu’il ya des problèmes auxquels on ne peut pas trouver une mention directe dans les sources le Coran, Hadith ou Ijma’. Accepter ceci, au yeux d’Ibn Hazm , c’est admettre que la révélation divine comporte des lacunes.
  • 3. Ibn Hazm se réfère aussi à certains Immam comme Abu Hanifa qui semble lui aussi se méfier du Qiyâs et il aurait dit « il est préférable d’accepter un Hadith non confirmé ou faible que l’analogie ».
  • 4. Ibn Hazm rejette toutes les définitions du Qiyâs pour être très insuffisantes pour fonder un jugement sur problème sur la base d’un jugement sur un autre problème. Ceci est inconcevable pour lui. Il condamne fermement le raisonnement par analogie et préconise de fonder le raisonnement juridique sur les principe de la logique et la démonstration directe.



Al Jabiri, philosophe marocain contemporain, dans son livre « critique de la raison arabe » analyse l’étendue de l’influence du raisonnement par analogie dans l’esprit arabe et ses liens avec la crise du développement dans lequel se débat le monde musulman en général. Il fait d’abord remarquer que la pratique du Qiyâs par les grammairiens, juristes et théologiens a fini, dans les derniers stades de son développement,  » par faire boule de neige et s’ancrer en tant que mode de penser et en tant que principe d’activité de la structure de la raison arabe ». Aussi ne put- elle offrir jamais de la tradition qu’une lecture fondamentaliste qui transcendentalise le passé, le sacralise et cherche en extraire des solutions toutes faites aux problèmes du présent et du futur. C’est comme si le présent et le futur c’est le passé. Au lieu de vivre leur temps, ils cherchent leur avenir dans le passé. De ce fait « l’ensemble de la pensée arabe moderne et contemporaine se caractérise par le manque de perspective historique et d’objectivité ». Il estime aussi que le Qiyâs fondé sur « l’analogie du connu à l’inconnu » est un type de raisonnement fondamentaliste qui a fini par contaminer tous les courants de pensée dans le monde arabe. « Qu’il soit libéral, religieux ou de gauche, chacun se réfère à un « connu » sur lequel il reportera le cas « inconnu ». « Si cette constatation s’applique parfaitement au courant islamiste elle n’en est pas moins valable pour les autres courants de pensée. »



L’obstacle à la créativité et à l’innovation est le raisonnement par analogie souligne Mohamed Shahrour, un penseur et théologien contemporain syrien. Il s’est intéressé dans ses travaux à présenter une nouvelle lecture moderne du Coran. Il ambitionne aussi dans son projet de mon- trer la compatibilité de la religion musulmane avec les concepts de démocratie, de la liberté de conscience et d’expression et l’égalité entre les hommes et les femmes. Une nouvelle lecture qui intègrent tout le développement des connaissances humaines depuis l’antiquité jusqu’à nos jours. Il met en évidence que cette lecture n’a pas été possible et ne sera possible que si l’on se débarrasse du raisonnement par analogie. La dynamique de l’élaboration des connaissances scientifiques a montré qu’une vérité scientifique vient toujours infirmer ou compléter des con- naissances déjà admises, et à son tour une nouvelle connaissance permettra de la dépasser. Les exemples ne manquent pas dans toutes les sciences, mathématiques, physique, médecine, philoso- phie, sociologie, etc.. Shahrour affirme que le Qiyas a biaisé le développement des idées chez les musulmans. Le fiqh, essentiellement bâti sur la base du Qiyâs, de Shafi’i, de Hanbel ou Malik et il reste à nos jours la seule référence. Plusieurs siècles après ces immams qui ont fait l’effort à leur époque pour résoudre les problèmes de leur temps, n’ont pas pu être dépassé ou contredit jusqu’à ce jour. Ceci est inconcevable. Il rejoint Al Jabiri pour souligner que l’on ne peut pas résoudre les problèmes d’aujourd’hui avec des solutions du passé. Il ajoute que l’esprit imprégné du raisonnement par analogie (Qiyâs) ne peut produire de la connaissance. Il a besoin d’un pro- totype de solution et donc il n’est pas créatif. L’ »esprit du fiqh », comme le désigne Sharour, est pour beaucoup dans la crise qui secoue le monde arabe aujourd’hui et hypothèque sérieusement sa survie en s’érigeant comme un obstacle insurmontable devant l’aspiration des peuples à vivre leur siècle et non dans le passé.



On retrouve aussi chez le sociologue français Gaston Bachelard une mise en garde sur l’utilisation du raisonnement par analogie. Il écrit dans son livre « formation de l’esprit scientifique » pour traiter un problème « il est essentiel de distinguer la phase des hypothèses et la phase de leur vérification méthodique. » Il ajoute « dans la première phase, des analogies sont souvent heuris- tiques, dans la deuxième phase les analogies n’ont guère de pertinence et s’avèrent des obstacles épistémologiques si elles tiennent de démonstration. » Il ajoute que « l’esprit scientifique doit sans cesse lutter contre les images, contre l’analogie, contre les métaphores »

A la lumière de ce qui précède , on peut observer que notre système éducatif perpétue et privilégie l’esprit fondamentaliste plutôt que l’esprit rationnel. Ceci malgré toutes les tenta- tives de réforme, consciemment ou inconsciemment, la transmission des connaissances par les enseignants à leurs élèves est souvent assimilé à un remplissage d’une base de données par des faits et relations entre des données. Le cerveau de l’étudiant étant considéré comme le support pour mémoriser et restituer les connaissances à la demande selon un appariement ou un modèle fournis.
Comme conséquence l’étudiant, confronté à problème donné de type scientifique ou littéraire, a tendance pour le résoudre de puiser dans sa mémoire la solution d’un problème semblable (analogue) et l’appliquer. Il a fait, plus appel, à la mémoire et au Qiyâs qu’à la réflexion et l’analyse. Il se trouvera complètement désarmé devant une version nouvelle d’une question ou sujet à résoudre.
Il ne sert donc à rien de tenter une réforme de l’école ou de l’université si au préalable on ne fait pas aboutir un travail de déconstruction de l’esprit fondamentaliste ancré depuis des siècles dans la pensée arabe.

Le 12/07/2015.
Mohamed Mezghiche (Universitaire)



Références.
1. Mohamed Abed Al Jabiri; Introduction à la critique de la raison arabe, editions de la découverte/IMA (1995).‘
2. Fadel I. Abdallah; Notes on Ibn Hazm rejection of Analogy (Qiyas) in matters of religious law, American Journal of Islamic Social Siences Vol 2 No 2 (1985).
3. Mohamed-Mokhtar Sellami; Le qiyas et ses applications contemporaines; Banque de développe- ment islamique (institut de recherche et de formation). Jeddah (Arabie Saoudite)(1999)
4. Mohamed Shahrour, Pour de nouvelles sources du fiqh musulman, (Edition Al Ahali 2000) livre en Arabe accessible à http://www.shahrour.org.
5. Gaston Bachelard, formation de l’esprit scientifique, Librairie philosophique, Edition J. Vrin (1935)

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