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Algérie : Une crise de recomposition du système politique

 par Abdelatif REBAH

Après trois décennies de marche forcée au « basculement » à l’économie capitaliste, l’Algérie est entrée dans une crise de recomposition du système politique, sur fond de marches hebdomadaires, massives et pacifiques, le hirak, drainant régulièrement des centaines de milliers de manifestants, scandant «le départ du système et de ses symboles – «irouhou ga3» (qu’ils partent tous !). Marches qui n’ont pris fin que suite à l’interdiction des marches et rassemblements, décidée par le pouvoir le 17 mars 2020, pour cause de Covid 19.

La crise de ce système qui s’est incarné dans le régime Bouteflika, a connu une extraordinaire accélération avec la destitution, le 2 avril 2019, du chef de l’Etat failli, Abdelaziz Bouteflika, suivie par une série d’arrestations qui a frappé un total impressionnant de quinze anciens ministres, dont deux ex-chefs du gouvernement, près d’une dizaine de walis (préfets), trois P-dg de banques nationales, une douzaine d’hommes d’affaires considérés comme étant le noyau dur de l’oligarchie bâtie durant le règne de Bouteflika, et une cohorte considérable de fonctionnaires d’institutions, de cadres de banques ou d’entreprises étatiques et privées, poursuivis pour complicité avec leurs patrons, ou pour abus de fonction. A ceux-là, s’ajoutent plus d’une centaine d’officiers supérieurs et anciens chefs de l’armée et des services de sécurité.

La mise en branle décisive du processus de recomposition politique s’est, toutefois, concrétisée avec l’élection, le 12 décembre 2019, d’un nouveau président de la république, Abdelmadjid Tebboune, et la formation d’un nouveau gouvernement, en fonction, depuis le début de cette année. Toujours en cours, le processus de changement institutionnel devra-t-être couronné par l’adoption d’une nouvelle Constitution et l’élection d’un nouveau Parlement, sur la base d’une nouvelle loi électorale.

L’éclatement de la crise

L’éclatement au grand jour de cette crise est la résultante de quatre facteurs principaux conjugués :

  • La rupture de consensus des appareils de pouvoir dirigeants consécutive à l’annonce, le 10 février 2019, au mépris du bon sens politique le plus élémentaire, d’un 5ème mandat pour le Chef de l’Etat, paralysé après un AVC en 2013 et qui ne s’est plus adressé au peuple depuis.
  • La guerre larvée des patrons opposant deux gros poids lourds du monde des affaires, le leader de l’agroalimentaire, Issad Rebrab, et Ali Haddad, le patron du groupe de BTP (ETRHB), révélant le phénomène fondamental de l’immaturité du capitalisme algérien et son incapacité politique à surmonter ses contradictions et à trouver le principe de recomposition qui permettrait de fédérer les différentes composantes qui l’incarnent et donc une solution aux tensions qui l’agitent.
  • L’explosion du ras-le-bol populaire
    L’annonce du 5ème mandat a été vécue par les Algériens dans leur ensemble, comme une humiliation nationale exacerbant, jusqu’à l’explosion, un climat de profonde désaffection populaire et d’émeutes sociales, à l’état endémique, depuis de très longues années.
  • La fin de l’embellie financière qui nourrissait les consensus au sommet.
    Entre 2015 et 2018, les recettes d’exportation des hydrocarbures ont baissé, en moyenne, de 14%/an. Au total, de ce fait, de juin 2014 à fin 2018, soit pratiquement la période couvrant presque toute la durée du 4ème mandat, l’Algérie a accusé un manque à gagner de plus de 110 milliards de dollars.[3] Dit autrement, l’argument pétrolier a grandement perdu de sa force de persuasion politique.

Qui s’oppose à qui et autour de quoi?

Cette crise couvait, depuis plusieurs années, sur les braises des déchirements du sérail exacerbés par les problèmes de succession, après trois mandats successifs, à un président, reconnu notoirement inapte à exercer la fonction de président de la république, depuis plus de six années.

Au cœur de cette crise, la question de la redistribution du pouvoir politique et économique entre différents groupes d’intérêts civils et militaires rivaux.

L’enjeu central de cette guerre de succession est de garantir l’inscription dans l’ordre sociopolitique, des intérêts contradictoires de toutes les couches possédantes qui ont émergé et ont acquis un poids dominant, croissant dans la décision économique à la faveur de trois décennies de restructurations libérales. Les couches moyennes, également, grands gagnants des libéralisations et qui aspirent à rejoindre le train de la mondialisation «heureuse», attendent instamment la redistribution des cartes qui les propulsera au rang d’acteurs politiques de premier plan.

Partie prenante, à part entière, également, dans ces affrontements feutrés puis ouverts et violents, au sommet du pouvoir, l’overclass qui dicte dans l’ombre les conditions d’entrée dans la politique et celles de son exercice. Inscrite en tant qu’acteur social majeur dans les processus de domination des rapports sociaux par l’argent, qu’elle organise et supervise, d’abord, à son profit, cette institution n’est pas un acteur politique au dessus de la mêlée, incolore socialement et inodoreidéologiquement. Rouage-clé dans le dispositif d’allocation et de contrôle des ressources, elle n’entend pas abdiquer de son rôle de faiseur de rois.

En ligne de mire, l’émancipation de « l’autoritarisme rentier », en termes décodés, l’assujettissement total des institutions de l’Etat en tant que distributeur unique des capitaux issus de la rente pétrolière[1]. L’enjeu décisif de la conquête des positions dans les centres de commande du pouvoir polarise les stratégies de tous ces protagonistes. Ce sont les positions acquises dans les sphères de la décision politique qui commandent hiérarchies de revenus et hiérarchies sociales.

La scène de la crise politique est dominée quasi exclusivement par les revendications axées sur la remise en cause de l’ordre politique d’Abdelaziz Bouteflika. Ordre dont les viles pratiques mafieuses et prédatrices, vilipendées par le hirak, sont soigneusement et systématiquement dissociées de leur fondement structurel, l’ordre économique et social qui les a sécrétées et nourries et les choix doctrinaux qui les ont légitimées. En termes plus clairs, à l’ordre du jour, la seule et exclusive question du repartage du pouvoir, une problématique de dévolution du pouvoir.

En œuvrant intensivement à l’extension de la sphère du capital privé algérien et étranger et à l’ascension de forces sociales, certes encore composites, mais toutes mues par la logique d’intérêt uniforme et unifiante du capital, les politiques d’ouverture libérale engagées depuis le début des années 1980 ont engendré un processus de murissement des conditions socio-économiques d’une recomposition des bases sociales du régime, en attente, à présent, du scénario de redéploiement politique correspondant.

Les politiques de démantèlement des acquis du développement national et les restructurations libérales consécutives ont agi, en effet, comme moteur «silencieux» de recompositions sociales en profondeur, de redistribution des intérêts et des pouvoirs. Elles ont renforcé les positions du capital dans la décision économique, les profits des couches affairistes, conforté les privilèges mal acquis et les agissements des prédateurs de l’économie nationale. Les processus de différenciations sociales que ces réformes ont stimulés crescendo depuis le début des années 1980, ont impulsé la montée d’un groupe d’acteurs du capitalisme, candidats concurrents, fébriles et pressés, à la monopolisation du pouvoir politique : les patrons du secteur privé, les entrepreneurs de l’économie parallèle, les groupes d’entrepreneurs issus de la conversion des élites économiques du secteur d’Etat et des élites politiques de la nomenklatura enrichie grâce à la transformation des rapports de propriété dans l’agriculture, aux privatisations, aux cessions, ventes de biens publics, à la libéralisation du marché foncier et immobilier, les élites mondialisées, les couches issues de l’embourgeoisement de la bureaucratie politico-administrative et des élites militaires. Et, comme le faisait remarquer, pertinemment, l’économiste Abdelatif Benachenhou, «On ne voit pas par quel miracle, une bourgeoisie peut en même temps augmenter son pouvoir économique en acceptant d’être exclue du pouvoir politique.»[5]

La crise actuelle est l’expression de l’exacerbation des contradictions entre l’étape avancée, bien qu’encore largement inaccomplie, de recomposition de la base socioéconomique du régime et le retard de phase qu’accuse le processus de murissement, bien évidemment décisif, de ses conditions institutionnelles et politiques.

L’objectif qui doit exprimer le sens du changement institutionnel adéquat à cette visée de redistribution du pouvoir, est le régime du droit et de l’Etat de droit, avec des pouvoirs séparés et équilibrés et le respect des libertés individuelles et collectives[2].

Se projettent, enfin, sur cette guerre de succession, en la surdéterminant, les affrontements et rivalités des grandes puissances occidentales et des puissances émergentes pour le repartage et le contrôle des territoires, des richesses énergétiques et minières, des marchés et des voies d’approvisionnement.

Le capital multinational américain et européen n’est pas, en effet, un spectateur passif et non concerné de ces recompositions « internes ». Après une longue période de stop and go fructueuse, qui lui a permis d’assoir sa main mise sur le marché national, des profits pétroliers garantis mais aussi l’influence et le poids politiques et idéologiques grandissants qui en résultent, le temps est jugé propice par le capital multinational, pris dans une crise structurelle sans issue visible, de précipiter la relève afin d’asseoir une domination sans entraves sur la région et sur les richesses du pays. Entre la tentation du passage en force et celle d’attendre patiemment de cueillir un fruit muri et préparé depuis de longues années, l’heure du choix est précipitée par les avancées enregistrées par les rivaux émergents, la Chine, notamment et son gigantesque projet de « Route de la soie ».

La toile de fond de la crise politique: l’impasse structurelle des choix de classe libéraux

La crise au sommet ne saurait, toutefois, s’interpréter, simplement, en termes de querelles intestines de clans du pouvoir qui s’entredéchirent, de rivalités inconciliables entre détenteurs de pouvoirs. On ne peut, en effet, comprendre le moment paroxystique de la crise du régime en 2019 sans l’examiner en tant que résultante du processus de quatre décennies de restructurations libérales qui a mis l’Etat au service de la transition/basculement à l’ordre capitaliste et qui a non seulement imprimé la forme institutionnelle et politique actuelle du régime, mais aussi et surtout modelé son contenu socio-économique et affermi sa base sociale. Le changement de cap inauguré sous Chadli Bendjedid, à la fin des années 1970, a plombé le développement national dans le surplace plus de trois décennies durant. L’impasse des choix de classe libéraux s’est traduite et confirmée dans un triple constat: la panne du développement, l’accentuation de la dépendance externe et le creusement des déséquilibres sociaux et territoriaux. Cette voie conçue comme substitut à celle de développement national de la décennie 1970, s’est soldée par un fiasco dont les manifestations caractéristiques sont :

  • L’échec du triptyque libéral: libre échange-privatisation-IDE
    L’échec du triptyque: libre échange-privatisation-IDE, qui en constitue la clé de voute, est patent. Le libre échange a été une opération à pure perte pour l’économie algérienne; pour ce qui est des IDE, le capital étranger n’a d’yeux que pour l’or noir. Quant au capital algérien, investisseur, preneur de risques, vecteur d’innovation, il est inexistant.
  • La panne du développement
    Une conjoncture pétrolière qui a évolué favorablement, 1000 milliards de dollars de recettes devisespour ces vingt dernières années, mais qui n’a engendré aucune dynamique réelle de l’économie algérienne
  • La crise du secteur-clé des hydrocarbures
    Le secteur économique prédominant qui constitue la base du pouvoir de l’Etat, celui qui lui confère la souveraineté et l’autonomie de décision, est confronté à une crise de sa capacité compétitive à l’extérieur et à une perte d’hégémonie économique et sociale à l’intérieur
  • Une économie, sans consistance productive, dominée par l’informel
    C’est une économie désarticulée, comme en atteste, entre autres, le développement fulgurant du secteur informel. C’est une économie dominée, quasi totalement dépendante à l’égard de l’extérieur, en matière d’approvisionnements et de technologie
  • Une structure sociale marquée par des inégalités croissantes
    Le ‘’basculement à l’économie de marché’’ a bouleversé la structure sociale algérienne. Aujourd’hui, ce qui structure la réalité sociale, c’est la dynamique des inégalités croissantes qui séparent le haut et le bas des revenus, des inégalités de patrimoine, biens fonciers ou immobiliers, produits financiers, ressources en devises, des inégalités en termes de mobilité internationale et de statut citoyen y afférent, des inégalités de statut d’emploi, permanents, occasionnels, chômeurs. A la montée impressionnante des couches sociales liées aux libéralisations, employeurs, professions libérales, élites mondialisées, répond la prolifération de l’informel de survie et la précarisation croissante des couches sociales liées au salariat avec l’extension de la pauvreté, la généralisation du phénomène des émeutes des quartiers trop délaissés et des harragas (bruleurs de frontières).
  • Un capitalisme privé, procréation «étatiquement» assistée, immature
    Malgré toutes les politiques qui ont été déployées des décennies durant, pour lui donner des ailes conquérantes et asseoir son hégémonie, le capitalisme algérien émergent qui a grandi, à partir des années 1990, sur les décombres des acquis du développement national, est demeuré à la marge de la sphère des activités porteuses de dynamisme économique, technologique, social. Son immaturité politique et économique se révèle à travers un certain nombre d’indices caractéristiques. Il est un assemblage de proto-bourgeoisie d’affaire, de proto-bourgeoisie de l’informel, de proto-bourgeoisie bureaucratique, de proto-bourgeoisie privée productive ;assemblage sur lequel se sur-impriment les clivages (anciens-nouveaux) mettant en compétition les fractions kabyles, tlemcéno-nédromiennes, annabo-soufie, etc,… de ces proto-bourgeoisies ; à quoi il faudrait ajouter les attaches internationales différentes de ces diverses fractions et leurs déterminations concurrentes : certaines avec les pays du Golfe et la Turquie, d’autres avec la France et les Européens, d’autres avec les Américains,etc.…. Ainsi, le capitalisme algérien a été dans l’incapacité politique de surmonter ses contradictions et de trouver le principe de recomposition qui permettrait de fédérer ses différentes composantes et donc incapable d’engendrer la force capable d’exprimer l’intérêt de classe général supérieur, opposable à toutes les composantes aux intérêts différents, voire divergents. Et de fait, il n’y a pas d’unité de ces diverses fractions.
    Capitalisme de la périphérie subordonnée du capital globalisé, il est confiné dans le rôle, sans perspective de dépassement qualitatif, de pourvoyeur passif d’énergie et de marché solvable et rentable, la périphérie ne pouvant, en effet, servir qu’à renforcer l’accumulation dans le Centre. Cette bourgeoisie encore dans les limbes, en tant que classe, ne peut prétendre au rôle d’agent historique du développement national.
    Ainsi, il n’y a pas de force capable de ‘’forcer le passage’’ et d’imposer le changement politique et institutionnel adéquat permettant de passer à une vitesse supérieure dans les libéralisations économiques et l’insertion dans la mondialisation capitaliste. Le processus de recomposition capitaliste de la base socioéconomique du pays mené, certes, tambour battant depuis plus de trente ans, n’est pas encore parvenu à lui faire franchir ce seuil qualitatif-clé. Il reste largement inaccompli. Cette vitesse supérieure, le capitalisme algérien ne peut l’acquérir, en réalité, qu’en s’aliénant au capital multinational et à sa logique d’airain. Le démantèlement de l’Etat national novembriste et sa refondation sur des bases libérales est une étape sine-qua-non pour l’intégration dans la mondialisation impérialiste, car l’Etat-nation, on le sait, est un espace non pertinent pour le capital globalisé.
  • La domination de l’idéologie libérale
    On constate que les représentations politiques et idéologiques dominantes portent l’empreinte des mutations qui ont bouleversé l’économie et la société algériennes ces trente dernières années.Le bouleversement des fondements socio-économiques a assuré la montée de l’idéologie libérale des dites ‘’classes moyennes.
    Mais elles sont aussi le reflet du degré d’immaturité de la Formation économique et sociale (FES) et du caractère encore inachevé de la Formation Etatique Nationale. La problématique centrale desélites libérales des sous-périphéries dominées comme l’Algérie est: Comment construire ex-nihilo les rapports sociaux capitalistes? Comment instaurer le capitalisme sans capitalistes?Les cadres de pensée sont ceux de l’Europe du XIXème. L’avènement du mode de productioncapitaliste est dépeint sous des couleurs idylliques. Ils rêvent de reproduire les révolutionsbourgeoises de l’époque des premiers temps du capitalisme qui avaient alors ouvert la voieaux forces constructives d’édification.
    Pour le vaste arc social actif et agissant de couches moyennes, en majorité d’obédience libérale, qui a dominé jusque-là, sans partage, le hirak et les marches hebdomadaires, ce n’est pas l’ordre libéral parasitaire et prédateur qui sévit depuis une trentaine d’années qui pose problème, c’est sa gouvernance qui ne sert pas cet ordre, avec conséquence. Dans cette optique, l’incurie prédatrice qui a atteint ses plus hauts sommets durant le règne de Bouteflika, ne serait pas le produit naturel de l’ordre capitaliste instauré pas à pas dès les années 1980, mais sa «dérive mafieuse». Une anomalie. C’est leur manière de dédouaner le capitalisme, de l’innocenter. Ces forces s’appliquent invariablement depuis le 22 février 2019, à masquer la nature de classe véritable de la crise actuelle qui est, fondamentalement, l’expression de l’impasse des choix de classe libéraux adoptés, il y a plus de trente années, la résultante du fiasco de la voie conçue comme substitut à celle du développement national de la décennie 1970. Ces courants dissocient systématiquement les viles pratiques mafieuses d’un système politique corrupteur, prédateur et parasitaire, de son fondement structurel, l’ordre économique et social qui l’a sécrété et nourri et les choix doctrinaux qui l’ont légitimé. En réalité, il s’agit d’empêcher, à tout prix, que l’immense et puissant rejet populaire du système politicopolicierToufiqo-Bouteflikien, ne débouche sur la remise en cause du cours capitaliste ruineux et conforme aux impératifs de la mondialisation capitaliste, occidentale ou sous tutelle khalidji, imposé au pays depuis plus de trois décennies. Comment s’en étonner, quand on sait que ce mouvement est celui des couches moyennes supérieures, grandes gagnantes des mutations sociales, économiques et politiques libérales qui ont marqué notre pays depuis près de 40 ans.
    La question essentielle du développement national, de son contenu socio-économique, des conditions politiques et des modalités concrètes de sa relance, comme celle de la défense des droits démocratiques et syndicaux des travailleurs, sont absentes de leurs préoccupations. Ces catégories sociales, subordonnées idéologiquement à la bourgeoisie capitaliste, ont propagé frénétiquement les recettes libérales faites d’austérité, de privatisations et d’ouverture au capital étranger. Elles militent pour l’instauration d’un pouvoir qui, dans un premier temps, entérine, valide et ancre dans les faits cet hégémonisme libéral et qui, dans un deuxième temps, entreprend la refonte de notre Etat national pour mieux l’insérer dans la mondialisation libérale. On veut ainsi ‘’rejouer’’ à la fois le 1er Novembre 1954 et le 5 juillet 1962 et expurger ainsi des référents doctrinaux de la République, le programme socialisant de Tripoli.
    Sous couvert d’une transition vers une ‘’2ème république’’ citoyenne, ces forces prônent, en réalité, comme ligne de principe, au mépris de la vérité historique, la négation des acquis nationaux incontestables de l’Algérie indépendante. Elles professent un révisionnisme néo-colonial de l’histoire qui ouvre la voie à une remise en cause des fondements novembristes (au sens de 1er novembre 1954) de l’Etat national. Leur hégémonie sur les couches populaires présentes dans le hirak, s’exerce par le ‘’truchement’’ de l’exacerbation des sentiments identitaires, transclassistes. Des utopies puissamment mobilisatrices. L’identitaire opère, en effet, une oblitération de sens totale des luttes politiques, sociales, démocratiques et citoyennes, et c’est un puissant facteur de division de la population laborieuse.
    Comment peut-on ne pas constater, après un an de hirak, que la ligne de front du combat légitime des travailleurs et des larges couches populaires pour leurs droits démocratiques et sociaux, et pour les libertés politiques, est encore loin d’être orientée dans le sens de leurs intérêts fondamentaux. Il n’y avait pas de sections syndicales dans le secteur privé, il n’y en a toujours pas, à ce jour ;l’UGTA, qui est, pratiquement à tous ses niveaux, gangrenée par des sections non représentatives, n’a pas encore été touchée par le vent du hirak ;le monde estudiantin est toujours squatté par des organisations fantoches ; aucune organisation démocratique de défense des droits des femmes n’a pu voir le jour ; les travailleurs subissent toujours la hogra sur les lieux de travail ; les medias lourds ou légers sont toujours sous la coupe des hérauts du libéralisme pur et dur. Et des voix zélées, pressantes et insistantes n’hésitent pas à inviter travailleurs, jeunes et femmes, à mettre leurs revendications en sourdine, sur le mode de « ce n’est pas le moment», «ne vous affolez-pas, votre tour viendra», bref, le bonheur est dans l’après, et autres «demain on rasera gratis». Peut-on ne pas constater que les luttes sociales sont absentes des banderoles, absentes aussi des slogans, mots d’ordre et des échanges qui ont animé les marches hebdomadaires, preuve manifeste de l’emprise politique et idéologique libérale sur le hirak.
  • Un prolétariat émietté, dispersé, privé de l’instrument de lutte révolutionnaire
    D’un autre côté, on doit observer que ce qui caractérise le prolétariat algérien, c’est d’abord sa grande dispersion entre formel et informel, entre secteur privé, fonction publique, secteur public, entre urbain et rural ; ensuite, il est fortement influencé et diffracté par les idéologies identitaires islamistes et/ou berbéristes, dominantes. Le mouvement populaire porte le poids et les limites politiques et idéologiques des nouvelles conditions socio-économiques instaurées par les choix de classe capitalistes à l’œuvre depuis plus de trois décennies, et qui opèrent comme des facteurs de dispersion, de diversion clanique et/ou identitaire et de démobilisation sociale et politique.La masse des travailleurs salariés peine à marquer le territoire de ses luttes sociales légitimes. La vaste majorité des travailleurs est aujourd’hui plus que jamais dispersée dans l’économie urbaine informelle. Les couches sociales démunies, exploitées, humiliées, réduites au sauve qui peut, dont le nombre augmente de façon exponentielle au fur et à mesure de l’application des réformes, sans travail ni autres moyen de subsistance se sont, par instinct de survie, intégrées dans les perspectives chimériques que leur offre le marché parallèle dirigé par les barons de l’importation. Les jeunes qui n’ont pas cette possibilité se débrouillent chacun selon ses moyens, vendeurs à la sauvette, parkingueurs, dealers de drogue etc… Le gain facile les rapproche de manière dangereuse des milieux mafieux et les prédestine à renforcer, par intérêt ou par caporalisation, les compagnies de baltaguiats qui sont sous les ordres des différentes forces bourgeoises régnantes.

La sitution du mouvement populaire est la conséquence des décennies de quadrillage et de verrouillage du champ politique et syndical, d’étouffement/répression des mouvements sociaux et de musèlement systématique de l’expression démocratique. En phase avec la terreur intégriste, les metteurs en selle de l’ordre sociopolitique et socioéconomique libéral ont instauré un climat de musèlement et de répression systématique de toute expression démocratique progressiste organisée et .ont opéré d’une main de fer durant plus d’un quart de siècle. Pendant que les processus mafieux d’accumulation accélérée (foncier, immobilier ,importations, accès aux crédits…) se déchainaient à bride abattue, les organisations syndicales des travailleurs comme celles des étudiants ou les associations de défense des droits démocratiques des femmes sont mises au pas, sans merci et transformées en organismes fantoches-caisses de résonance des appareils du pouvoir, ou en coquilles vides. Un multipartisme de façade, à base religieuse, régionale, clanique, linguistique…, sans pluralisme politique ni idéologique réel, fait figure de scène politique.

Le mouvement populaire porte en même temps,l’empreinte politique et idéologique du reflux planétaire des forces acquises au développement national affranchi de l’exploitation impérialiste et au progrès social. Dans le monde, la défaite de l’URSS et du camp socialiste, a ouvert la voie à une domination planétaire, aujourd’hui sans partage, du capitalisme, un capitalisme qui s’est mondialisé et financiarisé. Un capitalisme parvenu à son stade suprême, l’impérialisme qui cherche une issue à sa crise structurelle en multipliant les guerres d’agression armées et les guerres idéologiques médiatiques pour la reconquête et le repartage coloniaux des territoires, des richesses, des marchés, de la main d’œuvre bon marché.

En Algérie, l’option socialiste adoptée à l’issue d’une longue guerre populaire de libération nationale a été abandonnée et ses partisans et notamment, les courants se réclamant du marxisme ont subi une grave défaite. Nombre d’entre ses ex-militants, convertis de l’utopie socialiste à l’utopie libérale et sans doute reconvertis, en fait, à des convictions antérieures refoulées, hérauts à présent du capitalisme, version socio-libérale, ont troqué la ligne de démarcation fondamentale exploiteurs/exploités pour celle opposant l’Algérie moderne à « l’Algérie archaïque ». Le syndicat UGTA a adhéré au programme d’ajustement structurel imposé par le FMI (1994-1998) et aux privatisations qui l’ont suivi. Il a proposé, lors de la tripartite de 2005, la révision de la législation du travail pour « mieux insérer l’Algérie dans l’économie de marché », entrainant la remise en cause des protections des travailleurs en vigueur. C’est encore, l’UGTA qui a demandé la suppression de la retraite sans condition d’âge et qui a soutenu la dernière tentative de dilapidation du secteur public et des ressources collectives de la nation à travers le partenariat public privé. L’UGTA est absente des luttes sociales menées par les travailleurs auxquels elle a tourné le dos suite à son alliance stratégique avec le patronat qui ne respecte ni le droit syndical, ni celui de la sécurité sociale et rarement le SNMG.

Le prolétariat algérien ne pouvait, dans ces conditions historiques, de reflux et d’émiettement, élaborer son propre agenda politique et inscrire ses propres buts de classe dans le Hirak. Privés de l’instrument de lutte révolutionnaire, les travailleurs et les couches populaires qui constituent les principales forces des manifestants, n’ont pas pu émerger en tant que force de classe organisée et indépendante, capable de défendre ses propres aspirations démocratiques et ses revendications socio-économiques. Ils se sont vus contraints de mettre en sourdine leurs propres revendications socio-démocratiques et, en définitive, accepter de s’inscrire dans l’agenda politique de la coalition libéralo-réactionnaire qui régente le hirak, à présent.

Comprendre la nature de l’étape historique et les tâches qui en découlent

« A l’immaturité de la production capitaliste, à l’immaturité de la situation des classes sociales, répond l’immaturité des théories. »

F. Engels

Pour tout résumer, il apparait clairement que les conditions de la crise révolutionnaire ne sont pas réunies.

Le contexte de la rupture se ramène à un tableau d’ensemble complexe et contrasté, qui renvoie, quant au fond, au degré objectif de développement et de maturité de la Formation Economique et Sociale algérienne, au caractère inachevé des processus qui en forgent les traits de classe, au degré faible de cristallisation des classes sociales et de murissement des contradictions de classes. L’Etat national n’a pas encore épuisé sa mission historique par rapport au développement de la FSE algérienne.La révolution sociale a besoin d’une base matérielle adéquate susceptible de la soutenir.

En réalité, la rupture avec l’ordre libéral- dont la remise en cause de l’ordre sociopolitique parasitaire et prédateur honni d’Abdelaziz Bouteflika constitue une des conditions préalables- et le retour à la politique de développement national et de progrès social, dans la perspective du socialisme, est une bataille de classe, de grande envergure et de longue haleine, qui se déploie sur les plans politique et idéologique autant qu’économique, dont il faut saisir les aspects tactiques et stratégiques, en identifier les acteurs principaux et impérativement clarifier les lignes de confrontation qui la caractérise ainsi que ses termes et ses enjeux fondamentaux.

Alger, le 5 août 2020

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