La génération de l’indépendance algérienne assassinée
Le crime suprême d’un pouvoir est celui de cultiver l’ignorance pour s’éterniser, jouir de la débilisation de son royaume et s’en délecter, justifier par l’absurde le pouvoir du crime pour perdurer, et de gouverner par la dictature et la corruption. (Brahim Gater)
Nous étions des bourgeons fleuris dans le terreau de la révolution de novembre. Nous étions, une génération qui avait la mission de porter haut le flambeau de la gloire, animés de la flamme patriotique qui surmontait tous les obstacles. Nous avions la force et la conviction. Nous avions l’amour sacré de la patrie et l’esprit du sacrifice pour édifier un état moderne, une république démocratique et une nation qui devrait évoluer sous la lumière de la science et de la technologie. Nous avions foi dans notre pays.
Nous étions cette génération taillée dans l’armature de novembre, porteuse des racines qui ont germé dans le berceau de notre histoire millénaire, éclos dans la dynamique de la souveraineté et du droit d’avoir des droits sous la symphonie macabre des instruments de la guerre et des youyous stridents de « Tahya El-Djazair ».
Nous étions ces enfants prodiges nés dans les bidonvilles, les gourbis, les taudis et dans ces maisons de terre qui donnaient vie à nos casbahs, nos villages et nos douars. Dans ces monuments de la misère qui ont fait naitre le mouvement libérateur de l’Algérie debout et qui a marqué l’histoire de l’homme en changeant la géométrie du continent africain et en portant haut et fort les voies et la voix de libération.
Nous étions fiers de nos parents pour leur force à briser les chaînes de la spoliation, leur courage à changer le cours de notre histoire et leur sens du sacrifice pour offrir à notre peuple le droit de vivre libre. Nous étions ces bourgeons porteurs d’espoir qui prolongeaient la révolution de novembre sur les bancs de l’école pour gagner la bataille du développement de notre pays libéré.
Nous étions ces orphelins de la guerre qui n’ont pas eu la chance de connaitre la douceur d’un père ou la tendresse d’une mère et pour certains une vie de famille simplement. Nous étions ces bourgeons qui avons trouvé dans la fierté de l’école des cadets de la révolution, notre famille forgée dans les valeurs de novembre pour la défense des intérêts suprêmes de la patrie. Nous étions ces premiers écoliers qui avions tracé le chemin du savoir sur les traces de Mouloud Feraoun. Nous étions l’espoir de l’Algérie profonde et celui de nos parents de nous voir grandir et faire grandir la patrie à la dimension des défis universels qui nous attendaient.
Nous étions ces enfants membres des scouts musulmans Algériens «SMA», cette jeunesse du front de libération national (JFLN), cette force politique d’avant-garde de l’union nationale de la jeunesse algérienne «UNJA» et finalement des membres de la fédération algérienne des ciné-clubs «FACC» pour finir dans la corbeille du multipartisme de Chadli Bendjedid And Co .
Nous étions cette génération de l’excellence qui maitrise les langues, les sciences et les technologies, pétrie dans l’argile de notre terre et ouverte sur toutes les cultures du monde. Nous avions porté sur tous les podiums les couleurs de la patrie. Nous avons milité avec l’espoir, la conviction, l’engagement et le pouvoir de faire de notre patrie une terre de savoir, de culture, d’accueil, de partage et de justice.
Nous étions ce champ de fleurs aux roses veloutées, aux coquelicots, aux jasmins et au mesk-eleil qui embellissait nos paysages et nous sommes aujourd’hui ce champ de bataille oublié! Sans civière pour les vivants et sans sépulture pour les morts. Certains de nous sont encore debout, les autres couchés, blessés, agenouillés. Nous sommes ces fleurs mêlées de sang, de larmes, trahies, abandonnées, coupées de leurs racines, la corolle étêtée et le calice desséché.
Nous étions cette jeunesse dans la vingtaine quand Fidel Castro arpentait la rue Didouche Mourad sous les cris des étudiants en délire juchés sur les murs de la faculté d’Alger centre et qu’on appelait en ce temps là la Fac centrale. Nous avions aussi vingt ans quand nous faisions vibrer les villes, les villages, les campagnes et les stades de nos slogans «Echaabia, ethaoura Ziraia» et nous avions aussi vingt ans quand le groupe T34 chantait à Ben Aknoun. On écoutait Dylan et Marcel Khalifa, El hadj M’Hamed El Anka et Guerrouabi, Idir et Djamel Alam. On récitait les poemes de Aboulkacem chabbi, de Nazim Hikmat, de Mayakovski et de Pablo Neruda et on faisait circuler sous le manteau les journaux clandestins de Saout Echaab et de Itij.
Nous portions le rêve et le serment des chouhadas à bout de bras comme un diamant dans son écrin. Nous étions le diamant et l’écrin de l’Algérie libérée. Nous étions jeunes, les garçons étaient beaux et les filles encore plus belles. Nous faisions la chaine devant le cinéma l’Afrique et le Mougar pour regarder les films de Costa gravas et de Youcef Chahine et quand notre faim cinématographique n’était pas assouvie nous allions dans les ciné-clubs voir les films d’Eseinstein, Potemkin, Octobre et la terre. Nourrie de cette culture de l’espoir et du progrès nous étions des étudiants volontaires, nous devenions médecins, ingénieurs, pilotes, avocats et autres pour servir notre peuple dans l’idéal des fils de novembre. Nous étions une lame de fond, une déferlante portant l’espoir à une Algérie meurtrie par les années de braise, quand d’ignobles individus félons, gras, laids et répugnants se sont ligués avec les fossoyeurs de novembre pour nous couper le chemin entre nous et notre peuple, entre nous et nos enfants.
Ils ont dit qu’il fallait nous arabiser. Ils ont importé des prisonniers de droit commun, des cordonniers et des vendeurs de légumes de ces pays arabes qui fonctionnent et pensent en Anglais pour sédentariser et civiliser notre peuple. Un peuple qui a produit Saint Augustin, Ibn Khaldoun, Tarik Ibn Ziad, Moufdi Zakaria et Si Mouh ou M’hind, un peuple qui a produit des imminents hommes de sciences et de lettre et qui ont marqué par leur intégrité et leur compétence les centres de recherches à l’échelle mondiale et continuent, dans la langue de Molière et de Shakespeare, à exceller dans tous les domaines. Ils font le bonheur des centres de recherches et de développement en Europe et en Amérique à défaut de pouvoir servir l’Algérie. Mouloud Kacem Nait Belkacen et sa Baraka étaient les concepteurs de cette démarche de « délinguisation ». À la place de détruire une langue il aurait été plus judicieux de gagner une autre. Mais que ton âme puisse un jour trouver la paix y’à si L’Mouloud. Aujourd’hui notre peuple et nos enfants ne parlent aucune langue, ils sont muets et bientôt sourds.
Et comme ils n’ont pas pu nous couper la langue, ils ont alors inventé une muraille qu’ils ont appelé article 120 (pour celles et ceux qui s’en souvienne). Une production législative qui relève d’une pensée tarée et machiavélique. Les initiateurs de ce mur de la honte avaient pour but de séparer le peuple d’une partie de son histoire en interdisant à ses fils de militer pour le bien de leur pays. À défaut d’appartenir aux rangs d’un FLN pris en otage et mis en déportation vers l’inconnu, l’article 120, selle à jamais le cercueil de la démocratie. Notre peuple a perdu sa république.
La « délinguisation » et l’article 120 n’ont été que les premières phases d’un vaste plan qui allait suivre et qui en incluant par la suite «la fanatisation» visaient à instaurer la république de la corruption et de la « bananisation ».
Mais nous sommes taillés dans le corps de la désobéissance pour obéir aux valeurs et aux enseignements de novembre. Nous avons fait naitre les événements d’octobre et le printemps berbère pour exprimer notre refus à la destruction de notre pays par ces charançons. Mais ces insectes ravageurs qui sont étrangers à la terre de nos ancêtres, se gavent encore aujourd’hui de nos richesses jusqu’au vomissement, rient de notre incapacité à pouvoir protéger les biens de notre patrie et déterrent nos racines avec la politique de la terre brulée. Nous n’étions que des fleurs, des fleurs de l’Algérie libérée qui ont poussé sur les tombes de nos martyrs. Ces tombes sont aujourd’hui sans nous et abandonnés à tous les vents et nous sur le champ de l’exil.
Sur l’évocation de ces faits, ma plume s’est mise à pleurer et me dit, Je ne pleure pas sur ce qui nous est arrivé, pour cela je laisse l’histoire faire son œuvre et à nos enfants d’en juger, mais je pleure sur ce que notre Algérie est devenue. La nuit tombe déjà et ma plume sans plus rien me dire se retourne et s’enfonce tranquillement dans l’obscurité. Je crois qu’elle pleure encore et moi, dans ma tête continue encore à raisonner « Eh Chaabia teskout erregia ».
El-Hadi Bouabdallah, agro-économiste, Phd. chercheur universitaire et consultant