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« Le travailleur «col bleu » cotise 24 ans de plus que le «col blanc » pour jouir d’une retraite » Interview de Nouredine Bouderba, spécialiste en question sociale

« Le travailleur «col bleu » cotise 24 ans de plus que le «col blanc » pour jouir d’une retraite »

Ancien syndicaliste, spécialiste des questions sociales, Nouredine Bouderba aborde dans cet entretien à la Sentinelle, la question des déficits chroniques de la caisse de retraite (CNR) qu’il impute entre autres aux dépenses indues mises à la charge de celle-ci. Il évoque, également avec force arguments, le fameux « ratio d’équilibre » de 5 cotisants pour un retraité. Pour l’expert, il n’existe, en la matière aucune norme internationale faisant consensus. « Il est intéressant de noter, ditil que dans les 37 pays de l’OCDE, la moyenne de ce ratio est inférieure à 2 cotisants pour un retraité ».

Le directeur de la caisse nationale de retraite (CNR) semble avoir tranché définitivement la question du retour à la retraite proportionnelle sans conditions d’âge- comme le souhaitent et le revendiquent certains syndicats autonomes. « Ce n’est pas la priorité (des pouvoirs publics) », avait-il lancé, la semaine passé, sur les ondes de la radio chaine 1. « La priorité actuelle est d’assurer la stabilité financière de la Caisse” qui a enregistré, selon lui, un « déficit de 700 milliards depuis 2012”.

Votre question appelle plusieurs réponses. Premièrement, il faut noter que le DG de la CNR a laissé entendre que la pénibilité au travail est un fantasme des travailleurs. Ce qui est très grave puisque le sujet est tranché par la loi depuis 1983 et a été confirmé en 2016 même si, de facto, la pénibilité n’a jamais été prise en charge par les pouvoirs publics. La loi de 1983 (portant régime des retraites) avait annoncé une commission qui allait se pencher sur la question mais qui n’a jamais vu le jour et à la suite de la suppression de la retraite avant l’âge légal en 2016, une commission, présidée par le ministre de la santé, a été installée pompeusement mais dont on entend plus parler. Je rappelle qu’en 2016, j’ai à plusieurs reprises, affirmé que cette suppression de la retraite sans condition d’âge et de la retraite proportionnelle est une violence faite aux travailleurs car elle ne se justifiait pas économiquement, financièrement et socialement et j’avais même précisé que le dossier

« pénibilité » n’avait aucune chance d’aboutir car il avait emprunté une voix sans issue. Aujourd’hui le principe constitutionnel d’égalité des citoyens devant la loi n’est pas respecté puisqu’un travailleur ayant entamé sa carrière à l’âge de 16 ans doit travailler et cotiser durant 44 ans pour bénéficier de sa retraite alors qu’un cadre supérieur de l’Etat ou un député peut faire valoir ses droits à la retraite après seulement 15 ans de cotisation dont 10 années passée à un poste supérieur ou de représentation. La discrimination est d’autant plus grande lorsque l’on sait que l’espérance de vie d’un travailleur manuel (ce qui est souvent le cas de celui qui a quitté ses études tôt pour commencer à travailler) est en moyenne inférieure de sept ans à celle d’un cadre supérieur. Cela veut dire que le travailleur «col bleu » cotise, en moyenne, 24 ans de plus que le «col blanc » pourpage1image61228352

ce déficit et qui diffère manifestement des annonces passées ?et d’où proviennent réellement les

Quid de la réalité depage1image61227200page1image61228544

déficits annuels de la caisse nationale des retraites ?page1image61228736

jouir d’une retraite durant une période inférieure de sept ans par rapport à ce dernier. Et je ne parle pas du niveau de sa retraite dérisoire à cause des niveaux bas des salaires et d’une carrière souvent incomplète à cause de la précarité du travail et des CDD comparativement au salaire à vie du cadre supérieur, de surcroit, reversé intégralement à ses ayants droit lorsqu’il décède. La seconde réponse a trait au déséquilibre financier de la CNR qu’il appelle déficit. Là aussi il est intéressant de rappeler qu’en 2016, le directeur de la sécurité sociale au niveau du ministère du travail, les directeurs des caisses dont l’actuel DG de la CNR, lors d’une campagne médiatique, ainsi que le ministre du travail lui‐même, lors de la présentation devant le parlement du projet de loi sur les retraites, ont tous annoncé que la CNR retrouvera son équilibre financier à l’horizon 2020‐2021. On est en 2021, et le même DG, au lieu de l’équilibre financier promis, évoque la « stabilisation du déficit » mais aussi et il nous annonce un déficit de 700 milliards de DA pour 2020, alors qu’en 2016, ce déficit s’est élevé à 337 milliards de DA !

La troisième réponse est qu’en l’absence de transparence de la gestion de la CNR et des caisses de sécurité sociale en général, il est difficile de débattre sérieusement et sereinement de la situation actuelle de la CNR et sur la pérennité du système de sécurité sociale en général et du système de retraite en particulier. Pourtant, la législation en vigueur oblige les caisses à tenir informés les travailleurs et les entreprises au sujet de leurs comptes. Ni les comptes de gestion des caisses de la SS , ni même les rapports de la Cour des Comptes sur la question ne sont publiés comme c’est le cas dans tous les pays du monde, y compris dans les pays voisins. Plus que cela, les statistiques du nombre de retraités par type de retraite, et par âge, qui étaient publiés semestriellement par la CNR sur sa page internet ne le sont plus depuis le 31 décembre 2018. Est‐ce parce que le nombre de retraités n’augmente plus depuis la suppression de la retraite avant l’âge légal ? Certaines mauvaises langues prétendent même que ce nombre a diminué légèrement à cause du nombre de retraités décédés qui est supérieur à celui des nouveaux pensionnés. Cette stabilité du nombre de retraités en tout cas met à mal l’argument principal des responsables du secteur qui attribuent à l’augmentation du nombre de retraités la cause du déficit et surtout de son augmentation inexpliquée.

D’où proviennent réellement les déficits annuels de la caisse nationale de retraite ?

Premièrement, les responsables du secteur ont pris l’habitude de nous annoncer des chiffres contradictoire, au gré des circonstances, sans qu’ils ne soient interpellés ni par les syndicats, ni le parlement ou même par le gouvernement dont les différents ministres reprennent à leur propre compte ces chiffres qu’on fait mentir. Un exemple, en 2018, les responsables de la CNR ont annoncé un déficit de 560 milliards de DA, et pour 2020, les mêmes nous annoncent 700 Milliards. Comment peuvent – ils expliquer cette évolution sachant que primo, depuis 2018, d’un coté le nombre des retraités n’a pas augmenté et d’un autre coté, les montants annuels liés à la revalorisation des pensions est insignifiant. Secundo, le montant des cotisations qui alimentent la CNR a normalement augmenté suite à l’évolution annuelle des salaires liées à l’avancement et à l’ancienneté depuis 2018 et surtout suite à l’augmentation du SNMG en juin 2020, et enfin, tertio, le taux de la taxe sur les produits importés affectée à la CNR a été doublée en 2020 pour être porté à 2 % alimentant la caisse de quelques 100 milliards de DA. Comment dés lors expliquer une augmentation de 140 milliards de DA du montant du déficit ? Deuxièmement, et dans plusieurs de ses interventions, le directeur général date le début du déficit de 2012 qu’il attribue à l’explosion, selon lui, du nombre de demandes de départ à la retraite à la suite de l’augmentation des salaires intervenue cette année. Ces affirmations ne sont pas conformes à la réalité. En effet, si en 2012, on a assisté à unepage2image61236032page2image61228160

augmentation brusque du nombre de départs en retraite cela n’a rien à voir avec l’explication avancée. En effet, si en 2012, le nombre total des départs à la retraite a sensiblement augmenté pour atteindre 110 000 départs, il faut préciser que 60 000 de ces nouvelles retraites sont des retraites proportionnelles et que 40 000 de ces retraites proportionnelles sont des « retraites proportionnelles exceptionnelles » accordées aux membres de la police communale que l’Etat a démobilisé en 2010. De la même façon, la CNR a enregistré, en 2013 et 2014, une augmentation importante du nombre de départ en retraite normale à l’âge de 60 ans à la suite de l’instruction du chef du gouvernement, datée de 2013, de mettre d’office en retraite tous les fonctionnaires ayant atteint l’âge de 60 ans. Enfin, en 2016, le nombre de demande de départ à la retraite a quadruplé par rapport à son évolution normale observée depuis 1997, pour atteindre 300 000 dont 200 000 concernant la retraite sans condition d’âge et la retraite proportionnelle. Mais il est très important de préciser que cette explosion est directement liée au choc créé par la décision de la tripartite du 05 juin 2016 de supprimer la retraite proportionnelle et la retraite sans condition d’âge. Dans tous les pays du monde les décisions d’augmentation de l’âge à la retraite sont échelonnées, pour leur application, sur des périodes allant de 05 ans à 35 ans alors qu’en Algérie, on annonce aujourd’hui une décision qui sera mise en application demain. Il n’y a pas plus irrationnel dans une gestion d’un système de retraite.

Troisièmement , hormis les dépenses de solidarité nationale comme celles de la police communale ou des enfants de chahid, des dépenses supplémentaires engendrées par le nombre très important des nouvelles retraites lié aux décisions du gouvernement de mettre d’office en retraite les fonctionnaires âgés de 60 ans (2013) et surtout la décision irréfléchie de supprimer la retraite sans condition d’âge (en 2016) l’autre raison principale est la politique de revalorisation des pensions et allocations mise en œuvre par les autorités entre 2010 et 2014 sans aucune étude préalable sérieuse. Le conseil d’administration de la CNR, dans un procès verbal officiel, et le conseil national économique et social (CNES) dans son rapport de conjoncture de 2015 ; considèrent même que cette politique de revalorisation comme la principale cause du déficit pour l’année 2014.

Tout ce que je viens de dire explique l’explosion du déficit sur un plan purement comptable. Déficit lié comme je l’ai expliqué à l’imputation de charges indues à la CNR et à des décisions irréfléchies et irrationnelles du gouvernement d’un coté, du ministre du travail et du conseil d’administration de la CNR d’un autre coté. Il faut dire que dans ce secteur, on navigue à vue et la gestion des caisses se fait dans l’opacité totale. On peut ajouter d’autres raisons dont les plus importantes sont un taux d’emploi en Algérie qui est le plus faible de la région, l’évasion sociale due à la non déclaration à la sécurité sociale par les entreprises du secteur privé d’au moins la moitié de leurs salariés, l’imputation aux caisses de sécurité sociale (CNR – CNAS‐CNAC) de dépenses indues qu’elles ne devraient pas prendre en charge et enfin les surcout de gestion constatés au niveau de toutes les caisses.

Le DG de la CNAS a donné un ratio d’équilibre de 5 cotisants pour 01 (un) retraité. Vous soutenez que ce ratio est « fantaisiste » et, dans votre contribution récente sur le sujet, vous prétendez qu’aucun système, dans le monde s’entend, n’affiche pareil ratio.

Pour ce qui est du ratio cotisants/retraités pour assurer l’équilibre de tout système de retraite basé sur la répartition, il n’y a, contrairement aux affirmations des responsables de la sécurité sociale et certains experts , aucune norme internationale ne fait consensus .Prétendre le contraire, c’est faire preuve d’une totale méconnaissance de ce système. Ce ratio dépend de trois déterminants, le taux de cotisation moyen, le taux de remplacement moyen (pension /salaire) et enfin la proportion des

dépenses du système de retraite qui est couverte par les seules cotisations sociales (le reste étant généralement couvert par des subventions d’équilibre directes à la charge de l’Etat ou par des impôts et taxes affectés à la sécurité sociale). Et il faut savoir qu’il n’y a pas deux pays au monde qui ont la même combinaison de ces déterminants. Il est intéressant de noter, par exemple, que dans les 37 pays de l’OCDE, la moyenne de ce ratio est inférieure à 2 cotisants pour un retraité.

Pour l’Algérie, ce ratio d’équilibre, calculé par moi‐même pour l’année 2019, qui permettrait aux cotisations sociales de couvrir l’ensemble des dépenses de la CNR et le la CNAS, tenant compte bien sûr des dépenses de solidarité nationale à la charge de l’Etat et de la taxe sur les produits importés affectée à la CNR, est de 2.33 cotisants pour un retraité et non 5. Ce qui correspond exactement au « ratio potentiel réel » actuel (7 600 000 salariés selon l’ONS pour 3 250 000 retraités selon la CNR). Ce qui veut dire que si tous les salaires étaient soumis à cotisation, y compris pour la retraite, il n’y aurait pas de déséquilibre financier. Ni pour la CNR ni pour la CNAS.

Vous récusez aussi l’argument selon lequel les déficits s’explique par l’augmentation du nombre des retraités, or, dites vous, ce nombre, dites vous n’augmentent plus depuis la suppression de la retraite proportionnelle sans limitation d’âge. Quelle politique préconisezvous pour rééquilibrer les comptes de cette caisse de solidarité intergénérationnelle ?

Il faut noter comme développé plus haut l’existence d’un énorme potentiel qui ne demande qu’à être exploité en faveur d’une politique de mobilisation de ressources au profit du système de sécurité sociale dont la retraite. Le premier élément de ce gisement est lié à la politique de l’emploi qui exige que le centre de gravité de l’économie nationale soit déplacé de la sphère des importations et du commerce vers l’économie productive d’un coté et par une formalisation volontariste du secteur informel de l’autre. Le deuxième élément consiste à une véritable lutte contre la non déclaration des travailleurs à la sécurité sociale par les entreprises du secteur privé ainsi que la sous déclaration des salaires des travailleurs. En 3éme lieu il faut mettre fin au financement de l’emploi par l’argent des travailleurs (CNAC), et à tous les abattements et exonérations en matière de cotisation de sécurité sociale sans contrepartie réelle. Lorsque ces exonérations sont justifiées par des contreparties, les caisses de sécurité sociales doivent être compensées par l’Etat à hauteur du manque à gagner. En 4éme lieu, le taux de cotisations sociales, contrairement à ce qui est soutenu, présentent une marge comparativement à ce qui se pratique ailleurs. Une augmentation de 3 % de ce taux (dont 2% à la charge de l’employeur) alimentera le système avec 145 milliards de DA. En 5éme lieu il faut noter que selon le dernier rapport sur les salaires 2020‐2021 publié par l’OIT le SNMG a, en valeur réelle reculé en Algérie sur la période 2010‐2019 malgré une augmentation de la productivité sur cette même période. Il ya lieu d’augmenter le SNMG d’au moins 50 %, ce qui pourra, outre l’amélioration du pouvoir d’achat, assurer des recettes supplémentaires importantes aux caisses. En 7éme lieu une politique de mobilisation de ressources additionnelle au profit des caisses est nécessaire à l’exemple des impôts et taxes à affecter aux caisses, indexer les taxes de distribution des médicaments sur le chiffre d’affaires et non sur les marges bénéficiaires, taxer la pollution, faire participer les assurances économique à la prise en charge des dépenses liées aux victimes des accidents de la route etc. En 8éme lieu il y a lieu de clarifier une bonne fois pour toute la relation Etat ‐ Sécurité sociale dans les domaines de la retraite, le chômage et la santé, à charge pour l’Etat de prendre à son compte la totalité des charges qui relève de la solidarité nationale. Pour ce faire il est temps de mettre en place les comptes de la protection sociale de l’Etat et leur articulation avec les comptes de la sécurité sociale. Et bien sur tout cela n’est possible que si la gestion du volet

protection sociale par l’Etat et du volet sécurité sociale par les caisses est démocratisée et si la transparence leur est imposée.

Propos recueillis par Mohand Aziri

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