Société

« LES CHOSES DE LA VIE : Les sillons de la Liberté »

« LES CHOSES DE LA VIE : Les sillons de la Liberté »

Par Maamar Farah le soir d’Algérie.

A ce rythme-là, le quartier va se vider de ses jeunes. Les petites grappes qui se formaient tout au long de la rue longeant le bâtiment où j’habite s’amenuisent au fil des jours. On vient aux nouvelles ! «Ali est parti avec Kader. Ils ont pris une barque avec Mounir et Jalil», «Ils sont bien arrivés. J’ai vu leurs photos sur la Côte-d’Azur…» Dernier arrivé là-bas, notre cher Kadem, un jeune de vingt printemps qui était la coqueluche de la cité. Beau gosse, il se fait appeler du nom d’une grande star de la chanson arabe. Prévoyante, sa mère avait senti le coup venir. Elle déménagea loin de la mer, dans une autre wilaya. Mais Kadem planta sa maman et refit le voyage en sens inverse. Il avait tout combiné : une barque clandestine le déposera quelques jours pus tard sur une plage sarde… La pauvre mère, affolée, revint à Annaba et fondit en larmes quand elle apprit la nouvelle ! Les jeunes la rassurèrent : son enfant est bien arrivé en terre européenne. Sain et sauf. Ils mentaient car au moment où ils annonçaient cette grande nouvelle, Kadem et ses copains étaient encore en mer, coupés du monde extérieur… Mais tout se passa bien, finalement.
S’il est vrai que certaines veillées bruyantes nous irritaient, je dois reconnaître que j’imagine mal le quartier sans sa jeunesse, sans cette ambiance joyeuse, ces éclats de rire, ces chansons à la mode qui colorent simplement la rue des fresques de la vie ! Et j’ai bien peur que c’est toute la ville qui en souffre maintenant ! Après le quartier central de la place d’Armes qui fut le grand pourvoyeur de l’émigration clandestine tout au long des dernières années, ainsi que d’autres cités populaires de la périphérie, le phénomène touche maintenant les quartiers huppés.
Ces enfants ne sont pas dans le besoin. Ils vivent bien et même au-dessus des normes. Ils habitent des villas ou des appartements à plusieurs milliards de centimes. Ils sont bien habillés, rien que de la «marque», possèdent de belles motos et bagnoles et leur argent de poche flirte avec le Smig ! Ils n’ont absolument rien à voir avec ces jeunes Sahéliens qui fuient la misère débordante dans des pays au bord de la famine ! Ces derniers tentent le voyage de l’impossible pour chercher un boulot, un salaire qu’ils enverront à leurs familles, un gîte, une vie digne… Ils me rappellent nos vieux émigrés partis dans le cadre des accords d’Evian. Vivant seuls, dans des foyers froids et sinistres, ils n’avaient pas encore droit au «regroupement familial». Travaillant dur, occupant des emplois généralement refusés par la main-d’œuvre locale, ils furent souvent victimes d’actes racistes odieux qui amenèrent le pouvoir révolutionnaire de l’époque à stopper l’émigration «officielle» !
Et ces jeunes alors, pourquoi partent-ils ? Je crois que, sans faire exprès, le ministère des Affaires religieuses vient de nous livrer un début de réponse à cette question. Ne vient-il pas de décider de la promulgation d’une… fatwa pour stopper l’émigration clandestine ? Sait-on, dans ces ministères où l’on semble vivre dans une autre époque, que les jeunes fuient justement les fatwas et l’hypocrisie religieuse qui les empêchent de vivre librement leur vie de jeunes ? Sait-on qu’une énième recommandation portant le sceau de la foi sera inutile, improductive et même cocasse ? Car ces jeunes ne partent pas vers La Mecque ou le Vatican ! Ils vont dans des PAYS LAIQUES !
Ils fuient ces censeurs des âges nouveaux qui interdisent à un étudiant d’occuper un banc public en compagnie d’une camarade de classe ! L’ordre intégriste qui rôde à l’Université de Laghouat est le même qui installe un wahhabite notoire à la tribune d’une conférence à l’Université d’Oum-el-Bouaghi ! Cela avait commencé au cœur d’Alger le jour où un gardien se permit de refuser l’accès de l’université à une jeune fille portant une jupe qu’il trouvait trop courte ! Cela s’est poursuivi avec les notes rappelant aux étudiants la nécessité de porter des vêtements «respectables». Or, pour ceux qui jugeront de cette respectabilité, l’habit ne peut être qu’islamiste et tout écart par rapport aux «normes» intégristes – notamment pour les filles – est immédiatement sanctionné !
Le comble pour ces excités est que ceux qui ont inventé cette «mode» vestimentaire fourguée à notre pays durant la décennie 80, sont justement en train de s’en débarrasser doucement mais sûrement. Du frémissement de l’Arabie Saoudite où l’on danse en public sur les rythmes du raï endiablé de Khaled au défi des jeunes Iraniennes qui quittent leurs tchadors brandis au bout d’une baguette dans un signe de victoire, n’est-ce pas les créateurs de cette tenue étrangère à notre pays qui s’en détournent progressivement, même si cela prendra du temps ?
Les jeunes partent pour vivre leur vie de jeunes. Une vie qu’on leur refuse ici pour cause de radicalisation forcée de la société. Je crois que moi et M. Messahel, nous vivons dans deux pays différents. J’essaye de comprendre ce qu’il vend comme discours dans ces salles douillettes où personne n’a jamais côtoyé le vrai peuple et je n’y vois que démagogie et fausse réalité. Là où je vis, et où vit la majorité du peuple, là où s’ennuient à mourir ces jeunes qui décampent à la recherche d’une existence moins morne, il y a le contraire de la «déradicalisation» ! Ces jeunes partent dans des pays où personne ne leur interdira de s’asseoir sur un banc public en compagnie d’une personne du sexe opposé ! Ils laissent la bêtise à Laghouat, Oum-el-Bouaghi et partout ailleurs où les lieux de la science et du savoir sont aux mains des intégristes chassés pourtant par la grande résistance du peuple durant les années 90 ! Ils partent vers des pays où les cinémas sont ouverts tous les jours et ce sera une excellente découverte pour eux car ils ne savent pas ce que c’est qu’un cinéma ! Galek «déradicalisation» ! Ils vont dans des villes où les théâtres se comptent par dizaines ! Ils pourront goûter aux plaisirs de la musique qui est presque interdite dans leur pays d’origine puisque tous les endroits publics qui rayonnaient de notes musicales, de créations artistiques et de génie culturel, ont été fermés. La musique se décline dans la seule offre officielle, dans ces nouvelles salles ouvertes aux élites. Finis les discothèques, les galas dans les rues, la joie, le bonheur de danser en plein air comme tous les jeunes du monde ! Et après, t’as ces spécialistes qui te posent la question crûment avec l’air du monsieur-qui-connaît-tout : «Mais pourquoi partent-ils au Maroc et en Tunisie ?» Là-bas, on continue de chanter et de danser comme on le faisait ici il n’y a pas longtemps. Il me semblait pourtant qu’on était musulmans et même mieux que maintenant !
Ces jeunes partent pour pouvoir vivre simplement ! Et c’est cette liberté arrachée par les sillons de la mer, c’est ce rêve d’émancipation qui ne meurt jamais, ce désir de ne pas sentir au-dessus de ses épaules le poids accablant de l’intolérance, ne pas entendre les gronderies des imams cathodiques ; c’est tout cela qui guide leur action libératrice !
Et pour revenir à Annaba, occupée littéralement par les affaires et les «arrangements» d’un certain député tout puissant qui se croit tout permis, c’est une ville où la harga fut et demeure la réponse cinglante d’une jeunesse consciente et battante qui arrache sa liberté et rejoint les enfants des responsables et des riches dans ces pays de «rêve». La religion n’y est pas interdite, loin de là. Beaucoup, parmi ces «harragas» iront dans les mosquées du coin. Ils le feront librement. Comme ils peuvent porter le calot et le gilet des Ahmadis sans trembler devant un policier ou mettre les tenus multicolores des «Karkaris» sans avoir à subir les foudres du ministre ! Ils pourront choisir d’être chiites ou kharéjites ou communistes…
Cela s’appelle Liberté, cette émeraude rare et rutilante que l’on a tenté d’enterrer vivante, pour les obliger à se taire et à subir la mort lente. Mais ce précieux legs d’Abbane et Ben M’hidi brillera toujours pour ceux qui ont l’Algérie au cœur ! Et je ne doute pas un moment de l’amour que portent ces jeunes à leur pays ! Pour le mériter, ils avaient, eux aussi, à accomplir l’acte salvateur de la libération ! Par la barque et le danger…
M. F.
Par Maâmar FARAH
farahmadaure@gmai.com

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