Société

QUELLE IMPASSE ?

Le thème de l’impasse, pour qualifier la situation qui caractérise le pays, revient fréquemment aujourd’hui, dans les interventions et les écrits de divers acteurs de la scène politique et économique nationale. Mais, derrière l’apparence de consensus général sur le constat, il importe de distinguer deux perceptions fondamentalement différentes de la nature de cette impasse et donc du comment en sortir, intimement liées, en fait, à la posture politique et idéologique qui les inspire, qu’elle soit assumée ou non.

1. C’est le sentier emprunté qui a débouché sur une impasse

L’impasse est de nature conjoncturelle, il manquerait « une politique économique « digne de ce nom » et une « bonne gouvernance ». Soit un ensemble de recettes, d’approches techniques, de procédures ; remplacer la mesure A par la mesure B, voire par la mesure C ou D, la politique économique A par la politique économique B ou C, comme autant de parades réussies à une réalité réfractaire qui ne peut pas être envisagée autrement. Bref, il faut emprunter un autre sentier. On veillera, ce faisant, à enlever toute pertinence aux lignes de clivage qui produisent du sens. On opère des modifications par ajouts, par ajustements, selon une démarche dite de « l’incrémentalisme méthodologique », des mesures de changements successifs des règles du jeu économique qui concourent à la même finalité libérale, mais dépouillées de tout identifiants sociaux (éviter les « clivages obsolètes »), incréments qui se révéleront cependant comme autant de seuils de non-retour. Et autant de paliers d’affaissement des capacités de développement national. Car, ce n’est pas un jeu à somme nulle. On fait tourner le ballon mais cette politique de gestion de l’impasse agit comme moteur « silencieux » de recompositions sociales, de redistribution des intérêts et des pouvoirs qui renforcent les positions du capital dans la décision économique, les profits des couches affairistes, conforte les privilèges mal acquis et les agissements des prédateurs de l’économie nationale, dont elle aggrave les vulnérabilités, creuse davantage les inégalités et érode en définitive les capacités de réponse aux menaces impérialistes dans la région et à nos frontières. Le « débat » ne porterait plus alors que sur des considérations circulaires qui ne touchent pas à l’étage essentiel des problèmes, à leur source. Il est circonscrit par le there is no alternative, il n’y a pas de plan B. Nous avons affaire à différentes variantes de politique de gestion de l’impasse où la question des marges de manœuvre devient centrale. Il ne nous resterait plus comme choix que l’ajustement choisi pour éviter l’ajustement subi…Mais, raisonner dans le cadre tracé par les questions de l’adversaire, c’est-à-dire se laisser enfermer pour ne pas dire piéger dans un raisonnement en labyrinthe focalisé sur des problèmes de conjoncture, de l’ordre de la tactique, c’est déjà perdre la bataille.

2. C’est la voie qui est sans issue

C’est l’impasse du point de vue des perspectives de l’Algérie. Une voie sans issue, celle des dilemmes insolubles de la gestion des espaces périphériques subordonnés de la mondialisation capitaliste, espaces économiquement surdéterminés et politiquement instrumentalisés, comme l’illustrent les cas de la Grèce, du Brésil et l’échec de l’intégration européenne à l’Est. Ici, le « comment en sortir » renvoie à l’ampleur et à la complexité de la tâche ; comment sortir de l’impasse, enserrés dans les mailles d’une souveraineté toujours plus limitée, dans un contexte de reconfiguration violente et agressive de l’ordre international qui cible l’Etat national, mais aussi d’émiettement, d’éparpillement des forces sociales dont l’intérêt objectif est dans le développement national et le progrès social, quand un brouillard idéologique épais masque les enjeux, dévoyant leur véritable nature sociale. Devient prioritaire, le besoin de dissiper, de clarifier, de comprendre, de décanter pour hâter les décantations politiques et idéologiques qui aideront à la fin de la longue errance de la pensée progressiste qui a accompagné la décomposition du projet de développement national populaire autonome

UNE IMPASSE DE NATURE STRUCTURELLE

En Algérie, les restructurations libérales inaugurées sous Chadli Bendjedid ont plombé le développement national dans le surplace trois décennies durant. L’échec du triptyque : libre échange-privatisation-IDE qui en constitue la clé de voûte est patent.
Le libre échange a été une ouverture économique «improvisée et non préparée qui a été fatale à bon nombre d’industries», une opération à pure perte pour l’économie algérienne. Il a conforté la domination du marché algérien par ceux qui en ont toujours fait une stricte destination commerciale. Pour ce qui est des IDE, le capital étranger n’a d’yeux que pour l’or noir. Le capital algérien, investisseur, preneur de risques, vecteur d’innovation, lui, est inexistant. Quant à la privatisation, elle se résume à une série de constats successifs d’échec dont le plus retentissant est celui de la privatisation d’El Hadjar qui plutôt que de doper la sidérurgie algérienne l’a dupée, en réalité. El-Hadjar ne fournit le marché national qu’à moins de 10%, obligeant l’Algérie à recourir à l’importation qui lui coûte annuellement environ 10 milliards de dollars.
Ce mécanisme global de « changement de cap » expérimenté sous diverses enseignes depuis la fin des années 1980, a profondément bouleversé la structure de l’économie algérienne au détriment des secteurs d’activité et de l’emploi productifs. L’édification d’une économie de production a laissé la place à une économie de bazar axée sur le seul commerce d’importation dont la caractéristique essentielle est l’allocation à des fins improductives prédominantes d’une ressource rare et non renouvelable. La dévitalisation de la sphère d’activité productive, au nom du « basculement à l’économie de marché », et de « la diversification de l’économie », est attestée par la part accaparée par les importations dans l’offre et par celle prise par le marché informel dans la satisfaction de la demande. Privée de sa substanceproductive, l’économie algérienne est gangrenée par les phénomènes de transfert illicite de devises

Les caractéristiques de l’impasse; La panne du développement

La croissance économique obtenue à la faveur de l’augmentation substantielle des revenus pétroliers n’a engendré aucune dynamique réelle de développement. Socle de la construction du système productif national, l’industrie est le parent pauvre de cette croissance, fortement corrélée au boom des importations de biens de consommation et qui est à la fois de contenu non industriel et énergivore. La part de l’industrie dans la production intérieure brute est passée en trente ans de 25% à 4% Avec un secteur industriel qui ne représente plus que 4% du PIB en 2012, on recense 23.258 importateurs qui se partagent une enveloppe devises de plus de 40 milliards de dollars. Fin 2012, on recensait en Algérie 1585284 commerçants soit 1 commerçant pour 24 habitants contre 1 commerçant pour 37 habitants en 1992 ! En vingt ans leur nombre a été multiplié par 2,26 ! Le secteur industriel n’emploie plus que 6% de la main d’œuvre. Alors que l’emploi industriel représentait en 1987, l’équivalent de plus d’une fois et demie l’emploi dans la branche du commerce, en 2010, il n’en constitue plus que les huit dixièmes, environ Le secteur industriel étatique est aujourd’hui en train de disparaître en laissant le terrain à un secteur privé incapable de constituer un pôle industriel compétitif. Le secteur public, instrument-clé de la stratégie de développement national a été réduit à la portion congrue..
La dépendance s’est accentuée
L’ouverture économique «improvisée et non préparée a été fatale à bon nombre d’industries», soulignant l’incapacité du système de production locale à répondre aux besoins des consommateurs, couverts quasi intégralement par des importations en augmentation rapide, elles-mêmes financées exclusivement par des revenus pétroliers sur lesquels pèse l’hypothèque d’un effondrement des prix. La production locale ne couvre aujourd’hui que 5% des besoins des consommateurs contre 18% dans les années 1990». «Hormis les secteurs de l’agroalimentaire et du bâtiment, tout est à reconstruire». Ce modèle pour couches aisées et riches ponctionne les réserves de pétrole et de change de l’Algérie

Les déséquilibres sociaux se sont creusés.

Au niveau de la structure sociale, les mutations sont de taille : une population de journaliers a succédé à la population de salariés tandis qu’on est passé du salariat permanent au salariat occasionnel et de l’entreprenariat public dans l’industrie à l’entreprenariat privé dans le tertiaire. Le taux de chômage parmi les promus de l’université est proche de 25 à 26% alors que l’économie nationale «n’a pas encore atteint le stade de développement lui permettant d’employer toutes les compétences universitaires». Le paradoxe flagrant est que le phénomène du chômage des diplômés de l’enseignement supérieur dont l’ampleur a atteint 800 000 chômeurs en 2009(5) cœxiste avec celui de la grande faiblesse, voire de la médiocrité de l’encadrement technique, managérial et administratif du tissu entrepreneurial et de manière plus générale économique du pays. Conséquence logique, avec une population étudiante qui se chiffre à un million et demi de personnes, l’Algérie ne parvient plus à garder ses compétences.
Ce qui structure la réalité sociale, aujourd’hui, c’est la dynamique des inégalités croissantes qui séparent le haut et le bas des revenus, des inégalités de patrimoine, biens fonciers ou immobiliers, produits financiers, ressources en devises, des inégalités en termes de mobilité internationale et de statut citoyen y afférent, des inégalités de statut d’emploi, permanents, occasionnels, chômeurs ; la précarisation de larges couches de la population et surtout d’une majorité de la jeunesse, avec une population d’occupés formée aux trois-quarts d’occasionnels, des cohortes de diplômé(e)s du supérieur sans débouchés dignes de ce nom, le musèlement de l’expression des courants patriotiques et de progrès et l’étouffement des revendications des travailleurs. Livrés aux solutions d’attente sans lendemain, précaires et exclus sont, quant à eux, dans une logique de survie, pris entre le désir désespéré de révolte et de renverser de fond en comble la hiérarchie sociale et celui de la « harga
La transition libérale s’étire interminablement
L’ouverture de l’économie a été menée au pas de charge et l’ensemble du droit algérien a été refondu pour être mis aux normes des pays à économie capitaliste. Code du travail, loi sur la monnaie et le crédit, loi sur la concurrence et les prix, code de commerce, dispositif législatif de la privatisation, droit des sociétés, droit bancaire, droit des investissements, droit boursier, droit douanier, droit fiscal, droit du consommateur, droit immobilier ; l’œuvre normative accomplie depuis 1993 est effectivement «impressionnante» . L’effort de redéfinition des règles du jeu en faveur de «l’économie de marché», c’est à dire le capitalisme, est indéniablement intense. Mais les résultats de la transition en cours sont particulièrement décevants. Malgré cette marche forcée à la normalisation de l’économie algérienne et les efforts intensifs systématiques relayés par des médias en vue, pour instaurer un climat idéologique hégémonique favorable aux « affaires », la transition n’est pas achevée et la fameuse croissance hors hydrocarbures portée par sa propre dynamique, autrement dit, porteuse de développement, reste un vœu pieu. La transition libérale s’étire interminablement et le modèle de référence apparaît comme l’inatteignable ligne d’horizon qui s’éloigne au fur et à mesure qu’on s’en approche.

La « contrainte extérieure » est le prétexte pour d’autres recompositions internes

Aujourd’hui, la chute drastique des prix du pétrole est l’occasion de nous proposer un nouveau coup d’accélérateur du processus de démantèlement libéral inauguré sous l’ère de Chadli.
La « contrainte extérieure » est le prétexte pour d’autres recompositions internes. Une recomposition et un repositionnement des intérêts économiques et politiques au profit du renforcement et de l’extension des positions du capital (privé algérien et multinationales) et des couches qui lui sont liées, au détriment des intérêts du peuple algérien et de son développement.
La clameur idéologique assourdissante des partisans d’un nouveau round des thérapies de choc exagère délibérément, et c’est dans son intérêt, la situation difficile du pays, On assiste à la promotion d’un discours délibérément alarmiste visant à apeurer la population et faire qu’elle aille désarmée sinon consentante à l’abattoir social qu’on veut lui préparer. Elle doit servir de véhicule pour une violente recomposition du système politique. La transition ouverte tous voiles levés doit succéder à la transition souterraine sans identifiaux sociaux en œuvre depuis sa mise en branle timide mais résolue au début des années 1980 par le régime de Chadli Bendjedid. Une mutation systémique « au forceps » mais hautement incertaine dont on se hâte fébrilement à confectionner la façade institutionnelle crédible, qui va cibler ce qui reste des acquis du développement national et dont le coût social va être particulièrement élevé, comme l’a montré l’exemple des ex pays socialistes . Pour asseoir les bases d’un capitalisme dépendant qui ne peut avoir que le statut d’escale dans la mondialisation capitaliste, avec un Etat reconfiguré au rôle essentiel et quasi exclusif d’intermédiaire, d’opérateur administratif et d’interprète actif et consentant de leurs volontés.
Tout ceci, bien sûr, moyennant compromis, conflits, contradictions sur le dos de l’Etat national et alignements stratégiques auprès de protecteurs puissants (américains, français ou khalidjis) qui leur permettraient de prendre les choses en mains car, étant donné leur état réel, toutes ces forces sont plus ou moins conscientes qu’elles ne peuvent accéder au pouvoir qu’au prix d’un reniement de la souveraineté du pays et en s’aliénant à une puissance étrangère.

Retour à la case départ ?

Il n’y a pas de force capable de « forcer le passage »et d’imposer le changement politique et institutionnel adéquat à cette visée, qui permet d’abréger la transition. Les couches de néo-riches qui veulent émerger sur la scène politique en tant que force dirigeante ont les yeux politiques plus gros que le ventre économique. Ils ont eu l’argent, il leur faut maintenant le pouvoir. Cependant, opérer une mutation telle du rôle de l’Etat et de sa nature sociale n’est pas seulement affaire de décrets, de techniques ou de procédures. Cette prétention de la prébourgeoisie affairiste à s’ériger en classe dirigeante est lestée des limites étroites de son horizon de profitabilité et, quant au fond, des handicaps historiques qui l’ont confinée à la périphérie de la sphère des activités porteuses de dynamisme économique, technologique, social, en bref, la sphère d’activités qui lui aurait conféré la légitimité de classe- agent historique du développement national. Sa mise en selle pour prendre en mains les rênes du pouvoir politique ne peut résulter de son propre moteur interne. Elle devra s’appuyer, pour ce faire, sur les pressions directes et indirectes du capital multinational pour orienter et imposer une refondation de l’Etat en conformité avec ce but. Le rayon d’action du capitalisme algérien ne peut résulter que du poids énorme du capital supranational et de la dépendance politique, militaire et idéologique de l’Algérie par rapport aux Etats-Unis, à l’Otan et à l’UE. Cette intronisation du capital algérien va s’appuyer, pour se réaliser, sur les pressions directes et indirectes du capital multinational visant à impliquer le pouvoir dans un consensus préfabriqué par le haut qui doit servir de faire-valoir légitimant le basculement du système politique et institutionnel. Sur quoi doit porter le compromis ? Sur une plus grande soumission des règles institutionnelles aux appétits du capital privé et sur le renoncement au projet de développement national, c’est-à-dire autonome. En d’autres termes, donner le pouvoir économique et donc de décision à ceux qui n’écoutent que le critère du profit. Mais dans le contexte d’un espace périphérique sur déterminé économiquement, les déterminants du profit ne sont internes qu’en apparence, ils obéissent fondamentalement aux leviers de commande du centre .Les décisions de politique économique nationale ne vont plus correspondre aux nécessités et choix intérieurs mais dépendre d’abord de considérations internationales. Dans cette économie ouverte et alignée sur la commande centrale, il s’ensuit qu’il est impossible de ne pas faire ce que les autres font. Les décideurs sont structurellement limités par la nature et les règles du système dont ils font partie.
La discipline du capital ayant désormais étendu sa sphère de validité à l’espace national, quelles marges de manœuvre leur restera-t-il, sous la contrainte de l’efficacité globale et de la rentabilité financière ?Quelle influence peut exercer, en l’occurrence, l’« acteur » Algérie sur le taux de change du dollar ou sur le prime rate de la FED (la banque centrale des USA) qui commandent le mouvement des capitaux et leur orientation à l’échelle mondiale, déterminant dans une grande mesure la hiérarchie des zones d’accumulation rentable et de profits maximum[25] ?L’Etat peut-il orienter les capitaux conformément à la volonté politique «nationale»? Le mode de production dans un pays donné peut-il être gouverné par des lois de fonctionnement antinomiques avec celles qui commandent le fonctionnement du mode de production dans lequel il s’est inséré à l’échelle internationale? L’ampleur déstabilisatrice des recompositions sociales et politiques qu’un tel renversement de régime entraînera, exclue qu’il puisse s’opérer sans s’appuyer sur la violence d’Etat. On voit que la perspective d’un capitalisme «national» est potentiellement conflictuelle, pour ne pas dire impossible. Une chimère, à vrai dire. En réalité, ce qui est attendu de l’Etat, dans cette phase, c’est de reconfigurer son rôle pour imposer les conditions économiques, politiques et sociales de l’alignement sur la commande centrale, soit la reconversion de l’espace économique national pour permettre la pénétration illimitée des firmes nord américaines et européennes dans le marché national.
Un statut de sous-périphérie qui consacrera la fin de l’autonomie de décision nationale et videra de son contenu économique et social l’indépendance nationale

Abdeltif Rebah

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