Société

Sommes-nous des citoyennes à part entière ? par Asma Mechakra

Les amendements au code pénal relatifs aux violences faites aux femmes sont entrés en vigueur après plusieurs mois de blocage. Est-ce un réel acquis pour les femmes Algériennes? Quid de la quête d’égalité? Le féminisme est-il une solution? Cette contribution s’essaye à aborder ces points et d’autres, mais plutôt que de nous enfermer dans les réponses, les questions sont maintenues et le débat reste ouvert.

Les violences faites aux femmes constituent un problème majeur puisqu’elles touchent un grand nombre de femmes. Rien que pendant les 9 premiers mois de l’année 2015, 7.375 cas de violences faites aux femmes ont été enregistrés, dont 5350 de cas de violences physiques et 7375 cas de mauvais traitements (1).

Ces amendements, initiés par le gouvernement et adoptés le 5 Mars 2015 par l’assemblée populaire nationale (APN), n’ont été entérinés qu’en date du 10 Décembre 2015 au conseil d’état après un long statu quo.

Le changement aurait constitué une véritable avancée si la notion de pardon n’aurait pas été introduite. Quelques exemples: les coups et blessures portés au « conjoint » engendrant ou pas une incapacité totale de travail de plus de 15 jours sont passible d’emprisonnement de 1-5 ans (Art. 266. bis points 1-2). Cependant, les poursuites pénales sont annulées dès que l’agresseur est pardonné. Le pardon atténue également la peine passible de 10-20 ans de prison prévue si les coups et blessures engendrent des atteintes graves à l’intégrité physique de la victime (mutilation, amputation…).

Même credo pour la violence verbale ou psychologique, les poursuites sont abandonnées pour des délits passibles de 1-3 ans de prison. Au total, le mot pardon figure 4 fois dans le texte. l’agresseur vous remercie bien. Quand on a conscience du courage nécessaire pour surmonter la peur, ou la dépendance psychique et financière d’une grande partie des femmes victimes de violences pour porter plainte, ajouter le pardon équivaudrait à revenir à la case départ.

Revenons à la discussion de la loi à l’APN. Outre les inepties rétrogrades de certains députés, qui à défaut d’arguments rationnels et par rigorisme religieux, considèrent le projet comme une forme d’occidentalisation et de suivisme -on va l’attribuer à ce que feu Mohammed Arkoun qualifiait de مقدس جهل (l’ignorance sacrée)-, ce qui est ahurissant, c’est de voir des femmes s’opposer aux amendements sous des prétextes non moins loufoques : ils conduiraient à la désintégration de la famille algérienne.

Au lieu de débattre des sujets vitaux pour les Algériens, tel que le projet de la nouvelle constitution algérienne qui est passée comme une lettre à la poste et pour lequel ces députés ont voté « pour » (499 voix pour, 16 abstentions et 3 contre), on en est encore réduits à des débats moyenâgeux, niant à la femme un droit naturel des plus élémentaires, son intégrité physique. Un droit pourtant, garantie par la loi fondamentale de notre pays. Il ne s’agit pas ici de citer des noms, cette mentalité dépasse les murs de l’hémicycle pour être le propre d’une doxa androcentrique, comble du masochisme, femmes comprises.

Entre un pouvoir qui se prétend garant de l’égalité des citoyens et citoyennes en droits et devoirs (principe inscrit dans les différentes constitutions, dont la dernière en date), mais qui ne fixe pas les modalités d’y parvenir et qui dans le code de la famille imposé en 1984 contredit ce même principe sur plusieurs points, notamment: la majorité civile des femmes, le divorce, l’héritage et la nafaqua (2), et des mentalités machistes qui voient en la domination masculine un ordre naturel des choses, la femme algérienne a du fil à retordre.

Le féminisme est-il la solution?

« Le féminisme est une plante qui ne pousse que dans son propre sol « . Margot Badran.

Comment aborder ce sujet sans tomber dans l’étiquette « occidentalisé(e) »? Bien que le mot ait été utilisé pour la première fois en 1880, en France, dans la revue La citoyenne par Hubertine Auclert, il n’y a pas « un féminisme » ni « une seule définition » de celui-ci. Les courants de la pensée féministe sont aussi divers que les innombrables mouvements des quatre coins du monde qui s’en sont réclamés. A ce propos, la chercheuse Margot Badran affirme que :

« Des usages variés [du terme féminisme] en ont été faits et il a inspiré de nombreux mouvements […]Les féminismes naissent dans des situations géographiques particulières et s’énoncent en des termes locaux. L’histoire des femmes, champs de recherche qui s’est constitué dans les années 1960 et qui a pris de l’ampleur dans les années 1970 et 1980, analyse les multiplicités des féminismes apparus aux divers points du globe. Publié en 1986, l’ouvrage fondateur de l’universitaire sri-lankaise Kumari Jayawardena, « Féminisme et nationalisme dans le Tiers-Monde » (Feminismand nationalism in the third world), décrit les mouvements féministes qui ont émergé dans divers pays d’Asie et du Moyen-Orient. Il s’agissait de féminismes intégrés dans les luttes de libération nationales et dans les mouvements religieux réformistes, y compris islamiques. […] malgré l’abondante littérature qui circule sur ce thème, […] l’idée selon laquelle le féminisme serait occidental continue pourtant d’être propagée par celles et ceux qui manquent de repères historiques et peut être aussi qui utilisent à dessein cette idée dans une optique de délégitimation » (3).

Dans le contexte algérien, avec une société complexe à référent musulman, un féminisme obéissant à une certaine définition normative, calquée sur les modèles occidentaux, ne peut fédérer les femmes algériennes autour de lui. D’autre part, une certaine idéologie religieuse conservatrice, n’hésite pas à prendre des raccourcis réducteurs pour qualifier le féminisme de « concept occidental » voire « main de l’étranger » (4). Au lieu de déconstruire le discours en cause, le féminisme est rejeté en bloc pour des fins électoralistes, populistes ou simplement à cause d’une grille de lecture patriarcale de l’islam. Pourtant de telles dynamiques existent de part le monde et c’est le sujet du livre « Féminismes islamiques » de Zahra Ali :

« A travers ce croisement entre champ féministe et champ islamique, le féminisme musulman introduit des remises en question fondamentales à l’intérieur des deux champs. Dans le champs féministe, il remet en question la domination du modèle occidental coloniale et néocoloniale qui s’est imposé comme l’unique voix de libération et d’émancipation, ainsi que l’idée que le féminisme serait antinomique au religieux et imposerait une mise à distance de celui-ci. Dans le champs islamique, il questionne tout un pan de la jurisprudence musulmane élaborée à partir d’un point de vue masculin et sexiste et dénonce la marginalisation du rôle et de la place des femmes dans l’historiographie musulmane classique, ainsi que l’appropriation du savoir et de l’autorité religieuse par les hommes au détriment des femmes » (5).

La femme entre romantisme révolutionnaire et instrumentalisation politique

« L’Algérienne est déjà libre parce qu’elle participe à la libération de son pays dont elle est aujourd’hui l’âme; et le cœur ; et un titre de gloire ». El Moudjahid. 25 Mai 1959.

« Dans leur majorité, les combattantes ont été sorties des maquis fin 1957-début 1958. Celles qui ont été gardées sur place accomplissent des tâches traditionnelles ». Mohamed Harbi.

Le rôle de la femme au cours de l’histoire du pays n’est pas à prouver, mais leur condition et/ou demandes n’ont jamais été une priorité du pouvoir dominant quelque soit sa nature. Bien au contraire, aux cours des mutations survenues dans le pays, la question de la femme a été instrumentalisée.

Durant la colonisation par exemple, l’administration française s’est servie de la question de la femme comme stratégie d’acculturation. Comme le rapporte Frantz Fanon:

« C’est la situation de la femme qui sera alors prise comme thème d’action. L’administration dominante veut défendre solennellement la femme humiliée, mise à l’écart, cloîtrée… On décrit les possibilités immenses de la femme, malheureusement transformée par l’homme algérien en objet inerte, démonétisé, voire déshumanisé. Le comportement de l’Algérien est dénoncé très fermement et assimilé à des survivances moyenâgeuses et barbares. […] Des sociétés d’entraide et de solidarité avec les femmes Algériennes se multiplient. Les lamentations s’organisent. « On veut faire honte à L’algérien du sort qu’il réserve à la femme » (6).

Pendant que Messieurs Massu et Salan, les généraux, étaient occupés avec la bataille d’Alger, leurs femmes s’acharnaient à dévoiler de force les femmes Algériennes (7). Mais ce qu’ils omettent de préciser, c’est que les femmes algériennes « cloitrées » ont été contraintes de changer de mode de vie dans certaines régions du pays en conséquence de la barbarie sous-jacente à la colonisation (extermination des villages entiers, expropriations des terres, capture des enfants et des femmes, et viol de ces dernières). Les hommes algériens refusèrent le double déshonneur: le travail de leurs femmes chez l’ennemi, dans leurs propres terres expropriées (8).

Inutile de rappeler le rôle de la femme algérienne pendant la guerre de libération. Toutefois, passé le romantisme révolutionnaire immaculé, restent les faits.

Son combat était double, puisque elle dû faire face à l’oppression coloniale ainsi qu’au système patriarcale pour rejoindre la lutte. Mohamed Harbi, historien Algérien et ancien haut fonctionnaire et membre du FLN, les maquisards n’acceptaient pas les femmes, sauf dans la région d’Alger:

« A Alger par contre, dès le départ il y a eu une tendance à engager les femmes comme infirmières, agents de liaison, poseuses de bombes etc. C’est la nécessité qui a poussé à enrôler les femmes. Celles qui ont eu le moins de problèmes au maquis sont les femmes traditionnelles auxquelles il était dévolu de faire la popote, de coudre les habits, de faire en définitive un travail de type ménager…Les filles qui avaient des aspirations politiques ou qui désiraient l’égalité avec les hommes avaient beaucoup plus de difficultés, elles étaient assez isolées. On considérait leur comportement, leur volonté d’égalité comme une manifestation de mœurs légères. C’est pour cette raison que fin 1957-début 1958 la majorité des filles ont été acheminées à l’extérieur, ou plus simplement placées dans des douars pour servir d’assistantes sociales » (9).

Y-a-t-il eu un juste retour des choses? Après l’indépendance et jusqu’à ce jour, on en est encore loin du compte: mise à l’écart sous l’ère Ben Bella (par exemple, aucune femme n’était élue à l’assemblée nationale, ni à la tête des organes clés de l’état), réintégration dans la vie active et la gestion de la chose publique au temps de Boumediene (sans pour autant accéder à des droits égalitaires), puis régression de sa condition et de son statut pendant la présidence de Benjedid (ex: le décret ministériel de 1980 interdisant aux femmes de voyager sans être accompagnées d’un parent de sexe masculin, le projet du code de la famille proposé en 1981 et adopté en 1984 en dépit de la grande mobilisation des mouvements féministes et des nombreuses manifestations) (6).

Vient ensuite l’essor de l’intégrisme religieux puis la décennie noire. Qui n’a pas entendu les histoires d’attaques à l’acide, de harcèlement moral contre les femmes? puis de viols, et de meurtres? Combien de Katia Bengana ont été assassinées pour avoir refusé de porter le voile? Est-il nécessaire de préciser que les hommes comme les femmes ont tous été victimes, sans distinction.

Enfin, vient l’ère de Bouteflika et ses promesses faites aux femmes, surtout en ce qui concerne le code de la famille. Des changements timides concernant la garde des enfants ont été introduits en 2005 : le droit de garde en cas de divorce revient désormais prioritairement à la femme avec obligation au père de fournir un logement aux enfants mineurs.

Avec une Khalida Toumi dans le gouvernement pendant 12 ans, on s’attendait à mieux d’une femme « debout » (même si elle avait le portefeuille de la Culture). Dernière promesse en date, plus précisément le 8 Mars 2015, dans une lettre adressée aux femmes algériennes, le président algérien fait part de sa volonté de sortir les femmes de leur statut de mineur imposé par le code de la famille, mais un an après, rien n’a changé. Devant la stagnation d’un pouvoir incompétent en manque de vision et des difficultés économiques résultant notamment de la dépendance aux hydrocarbures, autant dire que ces questions sont condamnées à la secondarité éternelle.

Force est de constater que la cause féministe ne trouve pas écho dans la société algérienne et que le champs académique reste à explorer. Malgré plusieurs associations, anciennes ou nouvelles, de femmes algériennes se revendiquant du féminisme (Réseau Wassila, SOS Femmes en Détresse, Association Tharwa N’Fadhma N’Soumeur…), elles fournissent un travail à la base mais la condition de la femme ne s’améliore pas, ou si c’est le cas, c’est à dose homéopathique. Ce qui nous amène à se questionner sur l’existence même d’un mouvement féministe Algérien. Selon Saida Rahal-Sidhoum, universitaire Algérienne et féministe ayant vécu les événements de l’intérieur, il s’agirait plutôt d’une mouvance:

« Se poser cette question c’est aussitôt se demander ce qu’est un mouvement, au sens social et politique du terme. Si on examine le phénomène de revendication de droits égaux en Algérie, on peut y déceler plusieurs moments :

(1) une période de dénonciation du statut et de la place des femmes dans la société essentiellement exprimée par des individus et quelques livres ou romans (Fadela M’rabet par exemple) ou articles (centrés sur la place des femmes dans le mariage ou le travail), mais ils restent marginaux.

(2) une période de réaction aux différents projets du code de la famille et notamment du dernier en date qui sera promulgué en juillet 1984 après un pseudo retrait à la suite de la lutte menée en dehors de tout cadre légal entre 1980 et 1983, par des femmes essentiellement universitaires, cadres dans les ministères et sociétés nationales, renforcées par l’appui de moudjahidate.

(3) Une période suivant la légalisation des associations, y compris politiques, en 1989, après les terribles évènements de la répression de 1988 qui virent pour la première fois des militaires tirer sur la foule.

La légalisation des associations et l’effervescence associative et politique qu’elle entraînera durant les quelques années avant la guerre civile (1989-1992) qui s’ensuivit à la suite de l’annulation des élections législatives, amèneront les observateurs à penser qu’il existe un mouvement féministe en Algérie, un mouvement dont la vitrine est faite essentiellement de femmes francophones, même si des arabisantes sont bien présentes, qui exclura de la définition les femmes islamistes qui contremanifesteront au prétexte qu’elles seraient manipulées.

Ce mouvement recevra une audience internationale, notamment en France, sur laquelle surferont ensuite des femmes proches des décideurs algériens, ou à leur périphérie, qui sciemment ou par manque de formation politique, relaieront les thèses du pouvoir quant à la nécessité d’arrêter les élections et d’éradiquer les islamistes… condamnant ainsi pour longtemps, aux yeux des Algériens, toute possibilité de mouvement de sympathie populaire à l’égard de ceux qui se revendiquent féministe alors même que ces femmes ne remettent pas vraiment en cause l’organisation de la société, mais revendiquaient pour la plupart juste des lois plus égalitaires, que ce soit au sein du couple, dans la sphère publique ou au travail, en agissant essentiellement de manière éclatée, sans capacité de se regrouper, hormis quelques rares fois concernant la dénonciation du code de la famille.

C’est le code de la famille qui d’ailleurs agit en détonateur. On n’avait donc pas affaire à un mouvement collectif se vivant et se déclarant « féministe » et qui aurait pris conscience de ce qu’il est une force politique mais plutôt à une mouvance formée de personnes et de regroupements ponctuels, instables et changeants. Depuis les dix dernières années, avec une certaine paix civile retrouvée, on reste confrontés à une situation similaire quant à la dénonciation du code de la famille à laquelle s’est rajoutée celle du harcèlement, sexuel notamment, portée par des groupes épars dont l’audience, bien que relayée par quelques médias, demeure marginale, notamment auprès des femmes de condition modeste. De plus, à la situation antérieure d’avant la guerre civile, se sont rajoutés des aspects inconnus de la société algérienne, celui de l’intervention d’ONG extérieure avec leurs financements et commandes ainsi qu’un déplacement du militantisme du « droit des femmes » vers l’accompagnement de situations sociales vécues par des femmes -et souvent leurs enfants- démunies financièrement et confrontées à la violence familiale ».

On nous parle toujours de « changer les mentalités », soit, mais peut-on envisager l’inverse? Le discours ne serait-il pas en décalage avec les attentes des Algériennes? Malgré les tentatives de rassemblement, peut-on encore envisager une plate-forme commune de réflexion indépendante, cadrant avec les expectatives des Algériennes et qui soit porteuse d’un vrai projet de société: avec un vocable qui nous est propre et un discours inclusif où personne ne serait stigmatisé sur la base de ses croyances/idéaux? Peut être à ce moment là, arriverons-nous à développer une stratégie commune pour imposer nos revendications et faire évoluer la société et le droit.

Asma Mechakra Mars 2016

Notes:

(1) ‘Algérie Presse Service – Plus de 7.300 Cas de Violences Faites Aux Femmes Les 9 Premiers Mois de 2015’.

(2) Saliha Boudeffa: ‘Quelle Problématique Pour Le Féminisme Algérien ?’ Communication présentée lors de la Rencontre Internationale : »Stratégies pour les Droits des Femmes en Méditerranée ».

(3) Margot Badran. Féminisme islamique : qu’est-ce à dire? Extrait du livre de Zahra Ali : Féminismes islamiques.

(4) « Main de l’étranger » bien que l’interventionnisme étranger soit un fait avéré, cette expression est utilisée à tort à travers par différents politiciens en manque d’informations factuelles afin de disqualifier toute opposition de quelque nature que ce soit.

(5) Zahra Ali : Féminismes islamiques. La fabrique éditions, 2012.

(6) Frantz Fanon. L’an V de la révolution Algérienne. La découverte (2011).

(7) Felix Boggio Ewanjé-Epée et Stella Magliani-Belkacem. Les féministes blanches et l’empire. La fabrique (2012).

(8) Zahia Smail Salhi: ‘The Algerian Feminist Movement between Nationalism, Patriarchy and Islamism’ Women’s Studies International Forum (2010).

(9) Entretien de Mohamed Harbi par Christiane Dufrancatel. Les femmes dans la révolution Algérienne. Les Révoltes Logiques, n°11 (1980).

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