Société

Chômage : modifier l’affichage statistique ne modifie pas la réalité vécue !

Chômage : modifier l’affichage statistique ne modifie pas la réalité vécue !

L’Office National des Statistiques (ONS) vient de publier les résultats de l’enquête Emploi auprès des ménages (réalisée par sondage en avril dernier). Le taux de chômage (national) est ainsi évalué à 9,8%, soit un volume de 1.151.000 personnes sur une population active (c’est-à-dire en âge de travailler, légalement) de 11.716.000 personnes. Ce taux serait comparable à celui observé en septembre 2013.
Pas d’aggravation donc du chômage semble être le message des institutions officielles ainsi que des médias. Voire même une satisfaction : le taux de chômage des diplômés et celui des femmes serait en net recul !
Pourquoi ne pas se réjouir de ce taux, lequel, après les années 2000 (en 2001, il était officiellement de 28%) devient comparable à celui observé au Maroc, en Tunisie et …. La France ! Même si ces pays, c’est mieux de la rappeler, ne sont pas une référence en matière de politique sociale et économique.

Une première observation :

Plusieurs sources sont mobilisées pour chiffrer le chômage en Algérie : le recensement de la population (ONS), l’enquête emploi et chômage (ONS), l’évaluation de la Banque d’Algérie, des sources administratives (agences de l’emploi) et les études ad hoc menées par des services gouvernementaux (Délégué à la planification notamment), des bureaux d’études privés, le CNES et des universitaires.
Les résultats ne sont pas toujours convergents, tant s’en faut !
Pour les sources de l’ONS, les données sont déclaratives. Ce type de données présente fréquemment des biais bien qu’elles puissent être « fiabilisées » par triangulation des données. Mais, au plan de l’évaluation proprement dite, l’ONS utilise la définition des chômeurs du BIT : les chômeurs sont des personnes qui ont déclaré être aptes à travailler, être en âge d’activité (âgés de 16 à 59 ans), être sans travail (n’ayant exercé aucune activité économique marchande durant la semaine précédant celle de l’enquête), être à la recherche (active) d’un emploi. Cette définition est fort restrictive et aboutit à minorer le taux de chômage : il suffit d’avoir travaillé quelques heures dans la semaine précédant l’enquête pour ne pas être comptabilisé comme chômeur.
Avec une définition moins fermée et plus en adéquation avec la réalité vécue par les concernés, il y a une forte probabilité que le différentiel de chômeurs soit évalué en plusieurs centaines de milliers, et que le taux grimpe du simple au double !
C’est donc de bonne guerre que le gouvernement choisisse « la bonne » mesure du chômage et tente de le labelliser.
Il y aurait donc des chômeurs « illégitimes » : celles et ceux qui échappent aux définitions officielles. Ce sont les chômeurs découragés par un marché du travail fortement dégradé, notamment les femmes classées au foyer mais qui, surtout, avec la précarité grandissante, en conséquence de l’orientation capitaliste choisie par les gouvernants, aimeraient tant travailler pour pallier à l’insuffisance des revenus du ménage.
Ce sont aussi les salariés à activité réduite, les préretraités, les demandeurs d’emploi en formation professionnelle, les salariés en emploi et qui en cherchent un autre, …. Ces derniers ne sont pas peu nombreux quand on sait l’importance des petits boulots proposés aux jeunes.
Il faut se rappeler que, selon les sources déjà citées : près des 3/4 des chômeurs sont âgés de moins de 30 ans, près des 3/4 sont des primo-demandeurs et près des 3/4 sont sans qualification ! Cette politique pousse les jeunes à se tourner vers ce qui est appelé l’économie informelle laquelle représenterait, selon les services du Délégué à la planification, plus de 20% de l’emploi total (hors agriculture).

« Lorsqu’un individu cause à autrui un préjudice tel qu’il entraîne la mort, nous appelons cela un homicide ; si l’auteur sait à l’avance que son geste entraînera la mort, nous appelons son acte un meurtre. Mais lorsque la société met des centaines d’ouvriers dans une situation telle qu’ils sont nécessairement exposés à une mort prématurée et anormale, à une mort aussi violente que la mort par l’épée ou par balle, lorsqu’elle ôte à des milliers d’êtres humains les moyens d’existence indispensables, leur imposant d’autres conditions de vie, telles qu’il leur est impossible de subsister, lorsqu’elle les contraint par le bras puissant de la loi à demeurer dans cette situation jusqu’à ce que mort s’ensuive, ce qui en est la conséquence inévitable ; lorsqu’elle sait, lorsqu’elle ne sait que trop, que ces milliers d’êtres humains seront victimes de ces conditions d’existence, et que cependant elles les laisse subsister, alors c’est bien un meurtre, tout pareil à celui commis par un individu, si ce n’est qu’il est ici plus dissimulé, plus perfide, un meurtre contre lequel personne ne peut se défendre, qui ne ressemble pas à un meurtre, parce qu’on ne voit pas le meurtrier, parce que le meurtrier c’est tout le monde et personne, parce que la mort de la victime semble naturelle, et que c’est pécher moins par action que par omission. Mais ce n’en est moins un meurtre ».
Engels; tirée de son livre « la situation de la classe ouvrière en Angleterre »


Ces oubliés du chômage officiel servent à rendre le chômage moins visible. Le chômage peut donc baisser, mais cela n’empêche pas le nombre de chômeurs exclus du chiffre officiel d’augmenter.
Ce qui est le cas puisqu’il y a des indices qui ne trompent pas sur la hausse du chômage :

Le nombre de suppressions d’emplois ne diminue pas et ira en s’accroissant avec le programme de privatisations
Le nombre de bénéficiaires des divers dispositifs du « filet social » est toujours en croissance 
La précarité structurelle de l’emploi : les offres d’emploi sont de plus en plus des emplois occasionnels

Il faut observer d’ailleurs que ces dispositifs ne constituent pas des politiques d’emploi, mais des politiques de gestion du stock des chômeurs ou sa structure par ciblage des catégories de chômeurs (jeunes, femmes, ….), ou encore le coût du travail (exonération des cotisations patronales).

Chiffrer le chômage est, bien évidemment, une affaire de chiffres et de techniques. Les statisticiens, respectant le goût du travail bien fait, savent que l’édifice repose sur des dispositifs d’observation fiables et stabilisés dans le temps, pour, précisément, piéger la réalité et, via la comparaison, faire parler … le temps pour servir les hommes et les femmes qui ont en besoin. Ce qui n’est déjà pas une mince affaire : la statistique peut paraître budgétivore quand le pouvoir qui décide et orient cette politique malthusienne, ne veut pas donner les moyens aux forces sociales d’évaluer leur politique.
Mais, le problème aurait été aisé si ce n’était qu’une affaire technique et de dinars : le chiffrage du chômage est décidemment un enjeu de société. Les instruments de mesure ainsi que leur étalonnage constituent des nœuds d’entrée pour influencer les résultats statistiques eux-mêmes et, surtout, pour baliser les champs d’interprétation permis : c’est-à-dire autoriser certaines descriptions et analyses, mais aussi en interdire certaines autres. Influencer, façonner les instruments de lecture du chômage relève donc de la politique. Aussi importe-t-il de repérer au service de quelles forces et classes opère cette politique, en mettant, en permanence, de mettre en regard la pertinence des indicateurs construits avec leurs usages et finalités. Comme il faut rester vigilant vis-à-vis des rapports dits « d’experts » ou qualifiés (parfois pompeusement) de techniques : une des bonnes méthodes est de commencer par voir … ce qu’il ne contiennent pas.
Marx, en son temps, avait déjà stigmatisé cette économie vulgaire et étroitement descriptive en montrant que, pour ses représentants, peu importait si un théorème était vrai ou faux, servir la politique du capital était l’essentiel.

Tout cela conduit à construire d’autres mesures statistiques qui prennent en compte le double caractère épidémique et endémique du chômage.
Les patrons des multinationales, invitées dans le cadre des privatisations, ainsi que leurs alliés, les magnats de « l’import-import » ne manqueront pas de faire de cette armée de réserve un moyen de pression, d’une part, sur les salaires et conditions de travail des salariés, et, d’autre part, sur les chômeurs eux-mêmes. Tout ce monde a intérêt à ce qu’il y ait le plus grand nombre de chômeurs non reconnus comme « officiels », autant sinon plus qu’il n’y en a de reconnus.
La question de la lutte contre le chômage est décidément une question de lutte des classes parce qu’elle implique des choix de classe. Pour la résoudre, non seulement, on ne peut éluder la prise en charge des besoins sociaux en matière d’emploi, mais, surtout, on ne peut satisfaire à la fois les patrons capitalistes prédateurs et la masse des salariés.
Août 2014
Kamel BADAOUI

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