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Comment sortir du sous-développement? 50 ans après l’indépendance, la question garde encore toute sa pertinence. Abdelatif Rebah

La contribution de Abdelatif Rebah, que publie ici Raina, vient enrichir le débat ouvert par la publication de l’article de Kamel Badaoui: Pour un secteur public puissant et efficient, au service de la majorité de la population, garant de la souveraineté nationale et populaire !
Raina saisit cette occasion pour appeler ses lecteurs à enrichir ce débat par leurs contributions sur ce thème.

Comment sortir du sous-développement ? 50 ans après l’indépendance, la question garde encore toute sa pertinence.

Saha Kamel,
Je m’excuse pour le temps que j’ai mis à réagir à ton envoi, mais il le fallait pour lire de manière attentive ton récent article publié par le journal électronique www.raina-dz.net[1].C’est pour moi l’occasion d’apporter ma contribution à la multiplication des initiatives de débat que tu appelles de tes vœux.

D’emblée tu soulignes où doit porter l’effort d’analyse essentiel : le besoin d’un secteur public puissant et efficient, « facteur de démocratie » et instrument de « renforcement de la décision politique nationale ». Et nous sommes là au cœur des problèmes fondamentaux actuels de notre pays. Les questions de la relance de l’industrie : quelles branches ? Quel contenu technologique ? Quelle gamme de produits ?, quel rythme de croissance ? etc.etc, sont des questions essentielles auxquelles le primat du préalable de la rentabilité et le prisme étroit et étriqué de l’impératif du profit ne donnent qu’une seule et unique réponse : celle qui répond aux débouchés marchands et à une demande solvable. Les enjeux de l’industrie sont trop importants pour l’avenir du pays pour être livrés au jeu désordonné des forces du marché et aux humeurs et aux caprices de la mondialisation. L’industrie en tant que facteur d’aménagement du territoire, de rééquilibre régional, de dynamique de l’emploi et des qualifications, le développement des secteurs à risques et des secteurs structurants tout comme la rénovation, la redynamisation et le redéploiement du potentiel industriel des compétences, des savoirs faire et des expériences accumulés, tout cela peut-il être pensé sans l’existence d’un secteur public « puissant et efficient ». Les droits sociaux : droits au logement, à la santé, au travail, dont l’inscription dans les textes fondamentaux du pays dans les années 1960 a été un facteur non seulement de progrès social mais aussi de stabilité et de cohésion nationale n’ont pu être mis en œuvre, il ne faut pas l’oublier, qu’à travers le secteur public économique, les services publics, Sécurité sociale, administration. Bref, pas de réhabilitation possible de la stratégie de développement national sans un secteur public puissant et efficient.

A l’étape actuelle, on peut avancer, en partant de l’historicité propre de la formation sociale algérienne, que l’alternative à l’impasse libérale réside dans une stratégie de préservation et de consolidation de l’indépendance nationale dont il faut identifier le contenu économique et la base sociale, les alliances internes et internationales, et définir les étapes et les priorités.

Penser une telle alternative, implique d’en évaluer le champ des possibles et ce qu’il recèle de potentiel de luttes multiformes à déployer.

Que permet la structure sociale ? Que permet la structure économique ? Que permet le contexte international ? Quels sont les obstacles idéologiques, économiques et politiques ?

C’est un travail d’analyse qui va, en réalité, nous confronter à la résultante, à la fois politique, économique et sociale, de trois décennies de démantèlement libéral. Ces trente années de réformes pour faire « basculer » l’Algérie dans l’économie de marché, c’est-à-dire dans le capitalisme, n’ont pas produit, en effet, que l’impasse. Il en a émergé une nouvelle réalité politique, économique et sociale, dont il faut identifier les traits caractéristiques essentiels. Il importe d’analyser les contradictions à l’œuvre dans la décomposition du projet de développement national autonome, engagée depuis une trentaine d’années.

Il me semble nécessaire, pour cela, de partir des processus de différenciations sociales qui opèrent crescendo depuis le début des années 1980 avec la montée d’un groupe d’acteurs du capitalisme :les patrons du secteur privé, les entrepreneurs de l’ économie parallèle, les groupes d’entrepreneurs issus de la conversion des élites économiques du secteur d’Etat et des élites politiques/nomenklatura enrichie grâce à la transformation des rapports de propriété dans l’agriculture, aux privatisations, aux cessions, ventes de biens publics, à la libéralisation du marché foncier et immobilier, les élites mondialisées, l’embourgeoisement de la bureaucratie politico-administrative et des élites militaires .. On va le dire un peu à la manière de l’ex premier ministre S.A. Ghozali : « le système, les forces de l’argent, pratiquement nulles il y a trente ans, sont devenues tellement puissantes qu’elles en sont désormais partie prenante… ».

A l’autre pole, une population de journaliers et d’occasionnels prend le pas sur la population salariée, contribuant au développement de la précarité sociale et à l’extension des phénomènes de pauvreté, le tableau social s’aggravant nettement dans les zones et régions situées en dehors des métropoles urbaines et minées par le chômage et la mal-vie.

La mutation progressive de la nature sociale de l’Etat amorcée avec la venue de Chadli au pouvoir semble rentrer dans la phase décisive d’asseoir l’hégémonie libérale sur l’économie et le pouvoir. A présent, le poids croissant dans les décisions économiques, sociales et politiques des cercles de riches sortis de l’ombre a atteint un seuil tel que ces forces veulent en finir avec cette contradiction entre l’existence économique et l’inexistence politique et sociologique. Laissons Abed Charef, journaliste au Quotidien d’Oran, l’exprimer de manière ouverte, sous un titre volontiers accrocheur.

« Les privatisations reprennent discrètement, sous l’appellation de « prise de participation ». Le patronat jubile.

« Un groupe privé algérien, Benamor, a pris le contrôle de l’ERIAD Corso. La transaction n’a pas soulevé de tempête. Elle a même été plutôt bien accueillie. Du coup, le Forum des Chefs d’Entreprises s’en est emparé, et veut aller plus loin. Il a annoncé que de nombreuses opérations similaires vont être lancées pour redynamiser l’activité économique du pays… La CNEP, qui croule sous les liquidités, pourrait acheter des parts chez Cevital ou chez Uno. Cela permettrait au propriétaire de Cevital de disposer de fonds frais pour se lancer dans de nouveaux projets.

« C’est une voie comme une autre pour associer le dynamisme des entrepreneurs privés, leur débrouillardise, leur sens des affaires, et leur aptitude à gagner de l’argent, aux les capacités financières des entreprises publiques et à leur patrimoine. Une option qui permet de booster l’investissement, d’amener progressivement le secteur privé à une gestion plus transparente, de pousser l’entreprise publique à mieux s’adapter au marché, pour déboucher, en fin de parcours, sur une économie mixte, avec des participations croisées. Une économie comme il en existe partout dans les pays avancés, comme dans les pays émergents.

 » Mais l’opération risque de capoter, ou de déboucher sur de nouveaux scandales, tant que le préalable politique n’est pas réglé.

« La formule est même ce qui pouvait arriver de mieux à l’Algérie dans le contexte actuel. Pour une raison simple. Les entreprises privées algériennes n’ont pas l’envergure nécessaire pour assurer la croissance souhaitée. L’industrie algérienne, rappelons-le, ne représente que 4.6% du PIB en 2012. Quel que soit leur effort, les entreprises privées ne pourront développer ce secteur à un niveau acceptable dans la décennie à venir. Quant aux entreprises publiques, elles n’ont pas le dynamisme nécessaire pour jouer ce rôle. Elles ont l’argent, les terrains, mais pas l’encadrement ni le management requis. Bureaucratisées, soumises à une tutelle pesante, elles ne sont pas en mesure de servir de locomotive. Elles risquent même de demeurer un boulet pour l’économie algérienne.

Autant donc les pousser à se frotter à des entreprises gérées autrement, en espérant qu’à terme, s’opèrera une « normalisation » par le haut. Le second écueil est le plus difficile. Il est politique. Une telle opération n’est pas possible en l’état actuel des institutions algériennes

La question politique devient une priorité absolue« 

Passons sur les vertus de dynamisme que le chroniqueur du QDO prête complaisamment au secteur privé, incroyables et démenties par tous les observateurs et analystes de ce secteur à commencer par leur patron Hamiani. Mais ce n’est pas, on le sait, de la qualité des arguments et de leur crédibilité que dépend la nature de la transition politique. Cet article dit, on ne peut plus clairement, ce qui est attendu de l’Etat: orchestrer un bradage des biens publics dans un marché de dupes où un secteur quasi totalement confiné dans la très petite entreprise, réputé pour son archaïsme et son inconsistance « productive », apporte du bluff contre un patrimoine et de l’argent sonnant et trébuchant. L’overclass qui dicte les conditions d’entrée dans la politique et celles de son exercice est, elle aussi, partie prenante de ces transformations des rapports économiques. Elle n’est pas un acteur politique au dessus de la mêlée, incolore socialement et inodore idéologiquement. Elle organise et supervise les processus de domination des rapports sociaux par l’argent, en veillant à ce que cela ne provoque pas d’implosion.

Il y a accumulation primitive au profit d’une minorité de gagnants de la « restructuration ». Cette redistribution des revenus, nourrie et impulsée par le mécanisme des rentes régaliennes, la prédation et le pillage et la concentration des revenus aux mains d’une minorité de « nouveaux riches », qui en résulte, ne vont pas alimenter, cependant, l’investissement, le fameux développement des forces productives. Les capitaux individuels accumulés, on le sait, ne se convertissent pas en capital industriel et financier. Mais, pour la pré bourgeoisie affairiste, si l’économie algérienne ne réagit pas « positivement » à cette redistribution des revenus, c’est parce qu’elle n’est pas capitaliste.

Le capitalisme c’est salaires, prix et profits, c’est le système de crédit, c’est les rapports marchands, les rapports de propriété basés sur la propriété privée ; Les pressions de la compétition marchande pour le profit. Il faut que les moyens de production deviennent du capital « (qu’ils soient susceptibles donc de se transformer en « capital-argent » et de rapporter du profit à ses propriétaires). Il faut que la force de travail devienne substantiellement une marchandise payée par un salaire et soumise à un propriétaire effectif des moyens de production-en détruisant toute l’illusion et tout mécanisme de « propriété collective » empêchant les licenciements et reliant les travailleurs à leur entreprise par des avantages en nature. Bref, les conditions permettant l’enfantement de ce système, le capitalisme, doivent être réunies. Le « basculement » attendu exige donc un saut qualitatif dans le changement des « règles du jeu » de l’économie qui ne peut être réalisé qu’en monopolisant le politique.

En d’autres termes, le capital « inoccupé » veut s’occuper, les groupes possédants veulent continuer à s’enrichir, à faire de l’argent. Pour cela il leur faut mettre la volonté de l’Etat à leur disposition, l’orienter à leur guise. Pour parvenir à mettre sous le contrôle du capital tous les processus économiques et soumettre à la discipline du capital toute l’économie, il faut donc privatiser l’Etat.

Comment construire cet ordre sociopolitique qui assure le passage à l’ordre économique capitaliste, qui garantit « la transition » ? La question du mode opératoire focalise le débat.

L’obstacle essentiel c’est la concentration aux mains de l’Etat- propriétaire des ressources hydrocarbures, du capital pétrolier, du pouvoir économique. C’est l’acteur économique dominant qui fixe les règles du jeu. L’aiguillon du profit est perturbé, voire contrecarré, par l’injection de la rente qui empêche d’instaurer la discipline du capital sur les choix de politique économique.

Comment contourner l’obstacle ? En le fractionnant. Réduire le rôle de l’Etat en le dessaisissant des fonctions clé, finances, monnaie, prix, travail, commerce, production, en accroissant les pouvoirs du marché. Miser sur les déterminations exogènes liées aux variables extérieures normatives : OMC, ZLE, FMI, BM, etc. Le principe régulateur suprême devient la loi de l’offre et de la demande

Mais cette vision occulte la surdétermination externe des choix et des évolutions internes : le capitalisme ne fonctionne pas sur des économies nationales mais sur la base d’économies-monde ; les rapports capitalistes se nouent dans un espace qui déborde les frontières nationales. Et on sait que, mondiale ou locale, sa logique de marché ne garde que les offreurs compétitifs et les demandeurs solvables. Dans un tel système, l’Algérie va être soumise aux stratégies d’écrémage du capital global, mutilantes et déstabilisantes. L’Etat-nation, on le sait, est un espace non pertinent pour le capital globalisé

La périphérie ne peut, en effet, servir qu’à renforcer l’accumulation dans le Centre. Nous savons d’expérience que la mondialisation capitaliste coloniale ne s’est pas accompagnée dans les colonies de l’industrialisation de ces contrées.

Ainsi, les dissymétries structurelles dominants-dominés sont évacuées au profit d’une représentation idéologique en termes de gagnant-gagnant. Or, il n’y a pas d’interdépendance ou de transaction, il y a des rapports de force où s’exerce la pression des nations dominantes pour faire de leurs structures la norme universelle. L’inégalité des positions, le statut subalterne, dépendant, qui découle de l’histoire n’autorisent pas à poser les relations en termes de coopération « gagnant-gagnant »[2].

En réalité, une croissance totalement dépendante d’arbitrages extérieurs, c’est une voie sans issue pour le pays qui traduit l’impasse de la pensée mimétique, la pensée du benchmark, du « copier-coller ». La caractéristique essentielle de la situation actuelle c’est l’impasse qui résume l’échec du triptyque libéral : libre –échange-privatisation-IDE et son corollaire, la panne structurelle du développement qui dure depuis près de trois décennies et l’aggravation des conflits de logiques sociales contradictoires qui l’accompagne, laissant cette impression d’agonie qui n’en finit pas.

La vérité est que le modèle de référence n’a pas de réponse pour la question du développement national. « Dans aucun pays en développement on ne peut plus reproduire les révolutions bourgeoises de l’époque des premiers temps du capitalisme qui avaient alors ouvert la voie aux forces constructives d’édification. Chaque révolution seulement bourgeoise ne ferait qu’offrir le pays dans lequel elle a eu lieu, aux mécanismes d’exploitation du capital accumulé des puissances impérialistes ».Autrement dit, dans les conditions de l’Algérie, sacrifier l’indépendance nationale si chèrement conquise.

Comment sortir du sous-développement ? 50 ans après l’indépendance, la question garde encore toute sa pertinence.

La question n’est pas du ressort de mesures de politique économique qui ne peuvent dériver que de la stratégie adoptée. Elle relève de choix politiques fondamentaux. Il s’agit d’une réorientation stratégique d’envergure qui met le cap sur l’objectif de consolidation et de renforcement de l’indépendance nationale et de son contenu social. A l’encontre d’une approche fragmentée, émiettée qui, en restreignant le champ d’observation et d’analyse, bloque l’accès au sens, il faut restituer la vision en termes de trajectoire de développement suffisamment ferme et de longue durée.

Sauf à s’exposer au danger mortel d’une recolonisation, notre pays n’a pas d’autre choix que de renouer avec ce qu’il y a de meilleur dans la stratégie de développement national de la décennie 1960-1970 ; Il faut tirer les leçons de ce qui a causé le non-aboutissement de ce projet. Notamment, la sous-estimation à la fois de l’importance du facteur démocratique, du danger d’une insertion non maitrisée dans les circuits capitalistes internationaux et de celle de la mobilisation des facteurs scientifiques et technologiques nationaux.
Les points forts aujourd’hui, doivent être la réhabilitation de l’ambition nationale, la réinstauration de la vision de long terme et de la planification, la construction de la base productive nationale dont l’axe moteur doit être la réindustrialisation en accord avec l’état de l’art aujourd’hui et avec la richesse de notre potentiel de qualification et en appui sur une économie mixte forte d’un secteur public puissant et efficace et d’un tissu de PMI-PME véritablement insérées dans le tissu productif .

L’instrument-clé de cette politique est l’Etat libéré de l’emprise des forces compradores. Cette politique doit se donner sa base sociale-appui et nouer les alliances internationales appropriées permettant de s’émanciper des liens de dépendance par rapport au centre capitaliste. L’arc des forces sociales base de soutien de cette politique est suffisamment large qui regroupe tous les salariés, toutes les catégories liées à la production ,aux sciences et aux techniques, l’entrepreneuriat attaché aux priorités productives du développement économique, l’immense potentiel des jeunes femmes et hommes qui brule d’envie de reconsidérer sa vision de l’avenir et de se réconcilier avec la riche histoire de lutte pour l’émancipation nationale et sociale de son pays et de s’en approprier le message au présent. Enfin, il devient de plus en plus pressant de lever les entraves à la dynamique progressive des rapports sociaux en rompant avec une situation hybride où deux normes antinomiques( de la licéité et de la légalité) prétendent gouverner concurremment les rapports sociaux, en optant pour la séparation de la religion et de la politique.

[1] « Pour un secteur public puissant et efficient, au service de la majorité de la population, garant de la souveraineté nationale et populaire ! »
[2] « Le XXème siècle est avant tout l’histoire d’une mondialisation du système technique et d’une spécialisation des espaces déterminée en grande partie par la tradition industrielle». Cf. Jacques Bourrinet, La Méditerranée : espace de coopération ? Economica 2004. p. 201.

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