Politique

Contribution de Tahar MOEZ: Tunisie- cinq ans après

La révolte du 17/12/2010 au 14/01/2011 a bouleversé la Tunisie. Elle a fait naitre des espoirs et des perspectives de luttes, d’acquis et de changements positifs. Côté médias internationaux, elle a suscité la crainte mais pas pour longtemps. Un sous secrétaire d’Etat américain (l’actuel secrétaire général adjoint de l’ONU) a élu domicile en Tunisie durant trois jours et n’est reparti vers la France (pour informer Sarkosy et MAM) qu’après avoir formé un gouvernement fantoche pro-américain. Les médias ont baptisé cette révolte « Révolution du Jasmin » ou « printemps arabe » lorsque ce type de révolte s’est étendu à l’Egypte et d’autres pays arabes.

Côté peuple, les espoirs sont déçus. L’actuelle révolte (à partir du 16/01/2016) a repris les mêmes slogans. La révolte est partie de Kasserine pour se propager dans une grande partie des régions pauvres et des quartiers populaires des grandes villes. Ridha YAHYAOUI est un jeune diplômé chômeur de 28 ans. Il fait partie des « exclus pour raisons de sécurité ». Ce sont des militants qui sont exclus des listes des admis aux concours de la fonction publique, même s’ils réussissent les concours avec brio. Il s’est suicidé en signe de protestation devant la « Wilaya » (Préfecture) de Kasserine, ville très pauvre de 80 000 habitants, au centre ouest du pays, non loin de la frontière algérienne. Il y fait très froid l’hiver et très chaud l’été. Le département compte environ 450000 habitants. Son taux moyen du chômage est de 23% (15% au niveau national). 30% de la population est analphabète. La moitié des élèves inscrits quittent l’école avant la fin de « l’enseignement de base » (collège). Plusieurs rapports économiques indiquent que le taux réel de chômage est de 50%, dont 20% travaillent occasionnellement dans le secteur informel. Près des 2/3
de la population ne bénéficient pas de couverture sociale

Les raisons de la colère :

A l’occasion du cinquième anniversaire de la révolte de 2010-2011 les médias se félicitent de la réussite de « la démocratie de compromis », de la transition pacifique… Mais aucun média n’a osé prétendre que les revendications d’origine sont satisfaites. Les communiqués de l’Etat indiquent que le taux de chômage est passé de 12% de la force de travail en 2010 à 15,5% en 2015 (la Banque Mondiale indique qu’il atteint 17%). 30% des chômeurs sont des universitaires. Le gouvernement indique que le nombre de chômeurs est passé de 800000 en 2010 à 1,1 million en 2014 (sur 11 millions d’habitants dont 1,2 émigrés). Dans les régions pauvres, le taux atteint 30% de l’ensemble des actifs et 50% des jeunes. Le taux de pauvreté « ordinaire » (< 2$/jour) est passé de 15% à 20% de l’ensemble de la population et 50% dans les régions pauvres (ouest et sud du pays). La dette est passée à 60% du PIB. La hausse des prix a touché l’alimentation et les produits de base. La Banque Mondiale indique que 75% des salariés consomment leurs salaires en deux semaines. Ils s’endettent pour arriver à subvenir à leurs besoins durant deux semaines. Plusieurs grèves ont été nécessaires pour une augmentation de salaire assez maigre. Par contre, les escrocs et les grands voleurs des biens publics, les riches qui ont volé les biens de l’Etat et qui n’ont pas payés d’impôts sont amnistiés. Au niveau macro-économique, la Banque Centrale indique un recul (en 2015 par rapport à 2014) de la valeur des exportations de 7%, une baisse de 5.6% de la valeur du Dinar face à l’€ et au $, la baisse de 30% des revenus du tourisme qui représente 7% du PIB et procure 20%des revenus de l’Etat en devises étrangères. Les dettes extérieures ont été une des causes de la colonisation de la Tunisie par l’impérialisme français (1881-1956). Les dettes extérieures ont augmenté de 58% en cinq ans : de 13,7 mds $ en 2010 à 21,6 mds $ en 2014. 17% du budget de 2016 est consacré au remboursement de la dette publique. En pratique c’est une partie des richesses créées par les ouvriers et autres producteurs en Tunisie qui part à l’étranger pour payer des dettes dont ils n’ont pas bénéficié et qui n’ont pas été investies pour créer des richesses en Tunisie. En cinq ans la Tunisie a payé 27 mds $ (remboursement de la dette et intérêts). Par ailleurs, une croissance de 8% par an est nécessaire pour créer des emplois en vue d’absorber le nombre de chômeurs actuels, or le taux de croissance actuel est inférieur à 2%. Le pays aurait besoin d’investissements d’une valeur de 105 mds $ lors de la prochaine décennie pour réaliser une croissance de 7% ou 8%. En l’absence d’investissements publics et d’emplois, les chômeurs recourent à l’économie informelle, dominée par des groupes mafieux, qui représente 50% du PIB selon des estimations officielles. La valeur des dettes du pays a dépassé le double des recettes de l’exportation et 150% des réserves de devises étrangères. Le gouvernement a négocié 31 prêts en 2015. Les taux d’intére^ts sont élevés car la Tunisie est très mal classée en terme de solvabilité (85ème sur 100). L’octroi des prêts est toujours assorti de conditions, dont la privatisation du secteur public (santé,enseignement, transport, services, eau, électricité…), le gel ou diminution des emplois dans le secteur public, retarder les départs à la retraite en augmentant les cotisations tout en diminuant le montant des pensions etc. Cette situation se traduit -au niveau de la vie quotidienne de la population- par une dégradation des conditions de vie qui étaient déjà mauvaises et ont provoqué une révolte, il y a cinq ans. Le ministère de l’intérieur indique que le nombre d’enfants mineurs, vivant dans la rue (<17 ans) est passé de 1000 en 2010 à 8000 en 2015. Les organisations terroristes recrutent parmi les jeunes les jeunes mineurs déscolarisés dont le nombre a augmenté de 80000 à 100 000/an en cinq ans. L’école ne représente plus un ascenseur social. Ces enfants sont recrutés par les organisations terroristes (contre 5 dinars/jour ou 2,7 $) pour des tâches « faciles » : surveiller les habitudes des policiers et les militants de gauche. Ces organisations terroristes ont accru leurs activités depuis que les islamistes au pouvoir (pendant 27 mois) leur ont permis de sévir dans ouvert les mosquées, dans la rue, les médias et les associations. Les armes des casernes libyennes circulent (sous le contrôle de l’OTAN) en Tunisie,en Syrie, au Liban etc Les mêmes causes produisent les mêmes effets :

En cinq ans la situation économique a empiré. Or les causes de la révolte de 2010-2011 (qui a commencé dans le bassin minier depuis 2008) sont surtout économiques. Ce n’est pas un hasard sin la révolte de 2006 est partie de Kasserine (à partir du 16/01/2016), région pauvre qui a payé un lourd tribu lors de la précédente révolte. En l’espace de 48 heures, les régions pauvres avoisinantes se sont embrasées (Sidi Bouzid, Gafsa) en plus des quartiers populaires des grandes villes et surtout à Tunis. Le gouvernement a essayé de discréditer les manifestants puis a été obligé de reconnaitre la
légitimité des revendications. Cela ne l’empêche pas de donner l’ordre aux militaires et aux policiers de tirer sur les manifestants, de décréter un couvre feu dans tout le pays et d’arrêter des centaines de manifestants. Le nombre de blessés est de 214 durant les premières 24 heures. Un millier de manifestants ont occupé le siège du gouvernorat de Kasserine (préfecture) pour réclamer des emplois et des investissements pour y développer les activités économiques… Le chef du gouvernement a indiqué qu’il n’a pas de baguette magique pour résoudre ces questions. Mais son gouvernement n’a pas hésité à octroyer des sommes importantes aux entreprises dans divers domaines (exportation, tourisme, services…). Les pauvres et les chômeurs se sont révoltés après plusieurs années de patience. Leur révolte de 2010-2011 a été usurpée par les intégristes musulmans (Ennahda), les dirigeants de l’ancien parti au pouvoir (qui a changé de nom), des hommes d’affaires qui ont acheté des partis politiques, comme ils achètent une entreprise ou une équipe de foot-ball. Ces trois composantes sont alliées actuellement et gouvernent ensemble, avec un « soutien critique » des partis de gauche (composantes du Front Populaire), du syndicat ouvrier, de la ligue des droits de l’homme etc…

Similitudes et différences :

Les organisations de la « gauche parlementaire » ont abandonné le travail de terrain depuis la campagne électorale de 2014. Les alliances de 2010 se sont effritées. Une partie de la gauche critique les manifestants et les accuse d’être « manipulés et infiltrés » ou bien d’être « violents ». La base du soutien s’est rétrécie. D’anciens militants marxistes (de la gauche dite « radicale ») sont souvent invités sur les plateaux de télévision pour cracher sur les pauvres, les démunis en les accusant de « pilleurs » et de « voyous » Les pauvres, de leur côté, appliquent un principe « de gauche ». Ils essaient de créer un rapport de force en leur faveur. Face à la violence du pouvoir (économique, armée, communication…) ils ont le nombre. Face aux armes des forces « de l’ordre », ils ont des pierres. Les chômeurs et les pauvres n’ont pas choisi la forme de leur lutte . Elle leur a été imposée, après plusieurs années de lutte « pacifique et civilisée ». Ils ont réclamé un dû et l’Etat envoie l’armée. A la différence avec la révolte de 2010-2011, la révolte actuelle est dénigrée publiquement par une partie des « alliés » supposés « naturels ». La « gauche parlementaire » -qui se prétendait « communiste » il y a quelques années- tape sur les précaires et les pauvres au nom de « l’intérêt supérieur de la patrie », au nom de «la nécessaire union nationale dictée par la situation catastrophique du pays ». Les pauvres ne sont pas responsables de cette situation. Ils en sont les premières victimes et ils ont raison de se révolter et de réclamer leur part de ces sommes d’argent colossales distribuées aux banques, aux sociétés touristiques ou aux entreprises d’exportation…
Il y a toujours eu des casseurs qui s’infiltrent dans les manifestations. Il faut chercher à qui profite leur crime.

Récapitulatif :

Les acquis de la première révoltes sont minces et sont menacés en permanence (liberté d’expression et multipartisme). La situation des pauvres, des précaires, des salariés, des chômeurs et des habitants des quartiers populaires ou des régions « défavorisées » s’est dégradée. Le terrorisme s’est rajouté aux autres maux : l’augmentation des prix, du chômage, de la pauvreté. La légitimité de la révolte n’est pas discutable, comme le font des dirigeants des composantes du « Front Populaire ». Par contre, il est urgent de discuter du bilan de la situation, cinq ans après la fuite de Ben Ali. Ce mouvement de révolte est un témoignage sanglant de l’échec de la première révolte. L’élection de
quinze députés (sur 217) du « Front populaire » ne doit pas détourner les militants des partis qui la composent des problèmes réels que vivent les franges de la population qui représentent le prolétariat et les précaires en Tunisie. Une révolte spontanée aboutit rarement à un changement de régime, car
elle a des revendications très modestes (mais légitimes). Le pouvoir peut faire quelques concessions et négocier quelques dizaines ou centaines de postes d’emplois précaires, pour diviser le mouvement et séparer les « meneurs » de la masse des révoltés. La propagande qui dénigre le mouvement a fait son effet. Si la révolte n’est pas transformée en révolution, avec un programme à court et à long terme, un programme de prise de pouvoir, elle estvouée à l’échec. Lors de la première révolte, il y a eu une période de vacance de pouvoir politique. Les seules forces organisées étaient les frères musulmans (Ennahda) et l’ancien parti de Bourguiba et Ben Ali. Les forces de gauche se sont mises à la marge en ne revendiquant pas et en ne visant pas le pouvoir… Pour arriver à prendre le pouvoir, il faudrait plonger dans « les masses » et non les dénigrer, les soutenir
(faute de les guider) et non dénoncer le caractère « sauvage » des pauvres (prétendues violences et manque de civisme)…
Tahar MOEZ 24/01/2016

Les commentaires sont clos.