Société

Dépénalisation de l’acte de gestion Le dur métier de manager

Marginalisés, démis de leurs fonctions, pénalement poursuivis, si ce n’est carrément condamnés à de lourdes peines de prison ferme pour une simple imprudence dans la gestion ou une mauvaise appréciation de l’opportunité d’une décision ou encore pour une omission qui ne s’inscrit pas dans l’intérêt de l’entreprise, ils sont des centaines, voire des milliers, de cadres gestionnaires algériens à s’être retrouvés dans pareilles situations. Surtout depuis la mise en branle, au milieu des années 1990, de la fameuse campagne de «moralisation de la vie publique», qu’avait fait sienne Ahmed Ouyahia.
Son tableau de chasse, bien fourni, lui avait d’ailleurs valu une reconnaissance nationale : pas moins de 6385 cadres ayant été incarcérés depuis 1995, dont environ 85%, par la suite, relaxés ou ayant bénéficié d’un non-lieu. D’autres, décédés pendant leur détention provisoire, sans jamais avoir obtenu d’audience d’inculpation ni de jugement. Ce n’est que bien des années après que, sous la pression de managers publics injustement incarcérés, d’avocats, de militants des droits de l’homme et même de magistrats, il a été décidé de soustraire à la sanction pénale l’acte de gestion.
Mieux, y ont été récemment introduites des réformes, conférant aux organes sociaux le pouvoir exclusif d’appréciation en matière de mise en mouvement de l’action publique en cas d’infractions pénales «commises au préjudice d’une entreprise économique, dont l’État détient la totalité des capitaux ou d’une entreprise à capitaux mixtes». Autrement dit, désormais, un procureur ne peut pas engager des poursuites contre un cadre en l’absence de plainte des organes sociaux concernés.
Si certains observateurs y voient une avancée certes très significative, d’autres, et ils sont nombreux, estiment que quand bien même la loi serait la meilleure au monde, encore faut-il qu’elle soit appliqué, tant dans sa lettre que dans son esprit. «Des magistrats qui jugent et condamnent, selon leur propre vision et interprétation des erreurs de gestion, n’en existe-il pas au sein de nos juridictions ?»
Car comme le rappellent, à juste titre, juristes et ex-dirigeants du secteur public, «il est universellement établi qu’un juge ne peut apprécier un acte de gestion dans son contexte économique, mais peut l’apprécier uniquement sous l’angle de l’infraction pénale : vol, détournement d’argent, fausses déclarations, faux et usage de faux, corruption, etc.».
Avec l’affaire de l’ex-PDG de la CNAN, dont le procès s’est ouvert, il y a moins d’une semaine, après 4 longues années passées en détention «provisoire», c’est la pénalisation de l’acte de gestion avec ses lourdes conséquences qui prend toute sa dimension et c’est également la neutralité et l’impartialité des magistrats qui est, une fois encore, soumise à rude épreuve.
Pour Kamel Rahmouni, docteur en sciences juridiques et enseignant–chercheur à la faculté de droit à Guelma, «la dépénalisation de l’acte de gestion est un débat très complexe qui illustre judicieusement le combat entre libéralisme et socialisme en matière de gestion de l’entreprise. Pour les chantres du libéralisme, seuls les organes sociaux doivent être autorisés à mettre en mouvement l’action publique en cas de fraudes constatées. En pratique, les organes sociaux ne dénoncent aucune infraction dans le but de sauvegarder leurs avantages. En second lieu, l’acte de mauvaise gestion susceptible de déclencher des poursuites pénales est mal défini.
Dans les entreprises publiques, la victime (l’Etat) n’est donc pas du tout protégé si on applique cette vision libérale de la gestion des entreprises. Les deniers publics sont donc en péril. Le libéralisme protège donc au maximum les gestionnaires sur différents plans, à savoir la prescription de l’action publique, l’exercice de l’action publique, la prohibition des dénonciations anonymes. Dès lors, il n’est pas étonnant que l’argent des entreprises soit intimement lié à la politique dans les pays libéraux».
Et d’expliquer que «Sarkozy a d’ailleurs fait de la dépénalisation des actes de gestion le point fort de sa campagne présidentielle, contrairement aux socialistes qui voient mal une telle liberté d’action accordée aux entreprises. L’Algérie a opté pour la thèse libérale avec tous les dangers que l’application d’une telle théorie est en mesure de faire courir aux biens publics.»
D’autres évoquent des pistes de solutions, à l’image de Djamel Abbaci, juriste, spécialiste en assurance. Pour lui, la dépénalisation de l’acte de gestion reste insuffisante pour protéger le gestionnaire si elle n’est pas complétée par l’institution d’une police d’assurance, obligatoire en matière de protection juridique. Car, explique t-il, la crainte de la sanction pénale freine leurs actions, la prise de risques et étouffe les performances attendues des entreprises : «Souvent les mandataires sociaux accomplissent leurs missions dans des conditions de peur et de prudence excessive, les conduisant à freiner l’élan économique de leurs entreprise».
Plaidant pour que le gestionnaire puisse se couvrir contre les fautes de gestion, cet expert en assurance tient à préciser qu’il ne s’agit pas de l’assurance responsabilité civile des gestionnaires, mais plutôt d’une assurance protection juridique plus large qui couvre les conséquences négatives des erreurs de gestion. «Cette assurance protection juridique est destinée à couvrir le gestionnaire contre les conséquences de la faute de gestion tant à l’égard de son entreprise qu’à l’égard des tiers et ceci dans le cadre de la réglementation.»

Naima Benouaret

Des Ex-PDG témoignent

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le 26.09.16 |

Messaoud Chettih, ancien PDG de l’ex-Sider et Lakhdar Mebarki
Ex-PDG de FERPHOS GROUP
Messaoud Chettih, ancien PDG de l’ex-Sider et Lakhdar Mebarki…

Le manager reste exposé à plus d’un risque ! Deux hommes au parcours atypique qui étaient à la tête de deux entreprises publiques, parmi les plus grandes et stratégiques du pays. En prenant des risques de gestion, ils ignoraient que cela allait leur coûter cher, très cher : le premier incarcéré et maintenu en détention pendant 46 mois avant d’être acquitté et lavé de toutes les accusations dont il avait fait l’objet dans la retentissante affaire Sider.
Le second démis de ses fonctions puis traduit devant la justice pour de simples actes de gestion. Une série d’audiences ayant abouti à un non-lieu. Il s’agit de Messaoud Chettih, ancien PDG de la défunte société Sider et de Lakhdar Mebarki, ex-PDG de l’entreprise minière du fer et des phosphates, feu Ferphos-Group (dissous fin 2015) qui ont accepté de répondre à nos questions, bien qu’ils soient en déplacement, l’un en France, l’autre en Russie. C’est sans détour, que les deux hommes sont revenus sur leurs propres péripéties judiciaires, sur celles vécues par plusieurs autres cadres dont le seul tort est d’avoir osé prendre des initiatives.
Et malgré la dépénalisation de l’acte de gestion, mesure qu’ils ont saluée au passage, le manager public demeure, à leurs yeux, exposé à plus d’un risque. Dès lors, il ne peut se libérer de l’emprise de la peur, surtout lorsqu’il est face à de grandes décisions. L’un comme l’autre, ils n’ont pas manqué d’évoquer le lourd impact, sur le plan psychologique et social, de la sanction pénale pour des actes de gestion. En quelque sorte, la peine subie après la peine, qu’il s’agisse de d’emprisonnement ou de simple inculpation. A ce sujet, une douleur profonde est perceptible dans leurs propos.
– Messaoud Chettih ancien PDG de l’ex-Sider
«Pour la dépénalisation, je pense sincèrement que la mesure est importante pour que le gestionnaire puisse prendre des risques naturels de gestion sans penser qu’il y a une épée de Damoclès au-dessus de sa tête. Pour le reste le gestionnaire est un citoyen comme les autres soumis à des règles de loi. Quant à savoir si les fondamentaux du management, comme la prise de risques, la liberté d’entreprendre, etc., sont désormais garantis, je dois d’abord préciser que le gestionnaire ne prend jamais seul une décision de gestion pour laquelle il y a, en permanence, des préalables -des études, des réunions des hypothèses…- et ceci distingue bien la prise de risque de gestion par opposition à ce que j’appellerai l’aventurisme qui est discutable et souvent condamnable.
Les récentes mesures prises par les pouvoirs publics constituent une avance certes, mais comme on dit : peut mieux faire. Pour rappel, notons que ces mesures avaient déjà été prises en 2001 mais ont été abrogées de facto par la mise en place de la loi anti-corruption de février 2006. Le gouvernement a essayé de réintroduire le texte, vers 2010 je crois, mais ce texte a été rejeté par l’APN qui l’a censuré pour être finalement adopté récemment. A partir de 2006, les actes de gestion soumis à enquête étaient examinés sous l’œil de cette loi et celle-ci comporte au moins, à mon sens, deux améliorations possibles : la première concerne l’article 26 souvent utilisé par les juges d’instruction pour les actes de gestion. Cet article contient le terme de «dissipation», terme vague, imprécis et fourre-tout.
Or, en droit, les textes et termes doivent être précis pour servir de base à priver éventuellement quelqu’un de sa liberté. Je pense qu’il est temps de supprimer ce terme (dissipation) du lexique juridique, à l’instar de certain pays, comme la France, qui l’ont fait. Le deuxième point concerne l’article 52 de la loi qui précise que l’intention vaut acte et qu’elle est punie du même tarif que l’acte. Cet article devrait être supprimé purement et simplement.
Bien sûr, les experts du ministère de la Justice affirment que cette loi ne fait que traduire l’adhésion de notre pays aux règles internationales écrites dans des lois universelles que l’Etat a adoptées. Mais rien n’interdit l’adaptation de ces textes, à l’instar de ce que font les autres pays. Enfin, l’idéal reste le retour à la logique du code du commerce et la sanction des abus de biens sociaux. Pour ma part, j’espère qu’on y arrivera très vite, car je considère que c’est la seule réponse réellement productive qu’on pourrait apporter à la situation difficile que traverse le pays.»
– Lakhdar MebarkiEx-PDG de FERPHOS GROUP
«La dépénalisation de l’acte de gestion est, faut-il le reconnaître, une décision importante, car susceptible de donner espoir et le courage aux gestionnaires de reprendre leur rôle de créateurs de richesses avec un peu de protection! Mais le plus important reste dans l’interprétation de ce texte, dans son application par les instances concernées.
Le gestionnaire ne sera réellement protégé que par la confiance totale des actionnaires et par un vrai contrat de performance qui détermine clairement et d’une manière précise les devoirs, les obligations et les droits du gestionnaire. Motiver un gestionnaire et le mettre à l’aise pour accomplir ces missions ne peut pas se limiter à un texte. La vraie protection vient des actionnaires qui, dans le cadre du secteur public, n’est que l’Etat lui-même. L’état confie cette mission à des représentants qui, eux-mêmes, doivent avoir une autonomie réelle dans la gestion de leur portefeuille et, par conséquent, ils pourront protéger leurs collaborateurs.
La dépénalisation, si elle garantit les bases de la gestion de la chose publique, dites-vous ? Encore une fois, on revient au rôle et responsabilités de l’actionnaire. Dans notre pays (y compris dans le secteur privé des fois), on oublie la notion et le rôle de l’entreprise. C’est une organisation dont le rôle consiste en la création de richesses qui, à son tour, ne peut être possible sans un vrai business-plan. L’application de ce plan nécessite des ressources matérielles, humaines, financières et autres.
Après, reste à organiser ces ressources et à les gérer de la manière la plus rationnelle. A chaque étape de mise à disposition et de mise en application du plan et des ressources, le gestionnaire est appelé à prendre des décisions. Dans chaque décision il y a des risques. Tant que l’actionnaire n’admet pas, et parfois n’accepte pas, de laisser la liberté au gestionnaire de prendre ce risque et d’assumer avec lui le résultat et les conséquences, le gestionnaire ne sera jamais dans un état de liberté d’entreprendre.
C’est encore toujours le cas en Algérie et surtout dans le secteur public. Le propriétaire doit libérer le gestionnaire dans sa responsabilité de gestion opérationnelle, mais doit bien demander des comptes suivant un référentiel bien établi à l’avance et évaluer le gestionnaire lors des assemblés générales sur la base d’une base documentaire prouvée par les organes de contrôle.»

Naima Benouaret
le 26.09.16 | el watan

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