Politique

Fidel : le leader et son peuple

Ce 13 août 2016, Fidel célébrait 90 ans d’une vie qu’il a assumée comme peu d’hommes sur cette planète. Sa stature de champion du développement humain et de la solidarité internationale a fait de Cuba un acteur significatif sur la scène mondiale. Sa longévité en a fait le dirigeant le plus expérimenté de la planète, un combattant infatigable pour toutes ces causes qui ont valeur universelle (pour l’éducation, la santé, la paix, la solidarité, la justice, l’environnement; contre l’hégémonisme, le pillage, le néolibéralisme). Fidel compte assurément parmi les hommes d’exception. Cet anniversaire nous invite à explorer certains aspects de son œuvre et de sa personnalité.

D’entrée de jeu j’avoue ma très grande admiration pour Fidel. Je le considère comme un être d’exception. Pour vous éviter de déconsidérer d’emblée mon propos comme s’il émanait d’un porteur de valise, je vous dirai que mon jugement se fonde sur une longue pratique et observation de l’histoire cubaine ainsi que de l’histoire des autres pays d’Amérique latine. Mon exposé devrait vous permettre de comprendre pourquoi je porte ce jugement riche en superlatifs.

Je n’ignore pas que Fidel Castro comme tous les grands hommes a ses détracteurs. Cela est encore plus vrai pour les révolutionnaires. Une révolution fait toujours des perdants, à commencer par ceux qui sont déplacés par le nouveau pouvoir, puis ceux qui, pour diverses raisons, parmi les vainqueurs du moment, retournent leur veste et passent dans l’opposition. Fidel a aussi contre lui d’avoir occupé l’avant-scène pendant plus d’un demi-siècle, le temps d’accumuler nombre de réussites, mais aussi de commettre quelques erreurs. Mais il a surtout contre lui d’avoir dirigé une révolution en dépit de l’hostilité des États-Unis, à la barbe de la superpuissance, dans le Bassin des Caraïbes, dans ce qu’elle considère sa quatrième frontière, son glacis en somme. Cuba, sous la direction de Fidel, a tenu tête à neuf ou dix administrations. Fidel a été une obsession pour les États-Unis et les anticastristes, un symbole flagrant et humiliant de leur échec, un douloureux rappel de leur impuissance à imposer leur loi et leurs valeurs à 150 km de leurs côtes. Aussi ont-ils diabolisé Fidel Castro. La Maison Blanche et la CIA ont longtemps cru qu’il suffirait d’éliminer Fidel pour que le « régime » s’écroule. Sans doute aucun dirigeant dans le monde n’aura été la cible d’autant de projets d’assassinats, plus de 600, dont plusieurs furent des tentatives déjouées par les appareils de sécurité cubains alors que la majorité furent des projets avortés. L’influence colossale des États-Unis, de ses médias, de ses chercheurs a pesé évidement sur l’image que l’on s’est faite à l’étranger de Cuba et de Fidel.

Mais l’influence ne fut jamais que négative. La résistance héroïque de ce petit pays face au géant voisin a aussi coloré la représentation que l’on s’en faisait, surtout en Amérique latine, mais également dans les autres pays en butte à l’impérialisme états-unien. Fidel et Cuba sont apparus comme David affrontant Goliath.

Mon introduction a dessiné un contexte. Venons-en au vrai Fidel et non à la caricature que l’on a voulu nous servir. J’ai construit mon exposé autour de trois idées-forces.

1. La première idée-force est que la puissance effective de Fidel résulte de la relation dialectique qui s’est créée entre Cuba et Fidel. En termes simples, cela revient à dire que Cuba a fait Fidel et que Fidel a fait Cuba.

2. La seconde idée-force est qu’une autre relation dialectique s’est établie très tôt dans la Révolution entre Fidel et le peuple cubain. Fidel a pensé un programme, a soulevé des espoirs, a fixé des buts. Le peuple a projeté ses aspirations de changement en Fidel parce qu’il reconnaissait en lui le leader capable de les réaliser.

3. La troisième idée-force est que ce statut de leader suprême, Fidel le doit à des qualités exceptionnelles qui fondent son charisme, soit sa capacité à susciter la foi en lui et à entraîner les autres à le suivre.

1. Cuba a fait Fidel et Fidel a fait Cuba

Fidel est le produit d’une société pétrie par une histoire combative. En moins de trois quarts de siècle, Cuba a connu trois statuts. Dernière colonie d’Espagne en Amérique (avec Porto Rico), elle devint à partir de 1898, au terme d’une guerre d’indépendance et d’une intervention des États-Unis, le principal satellite de Washington, avant d’ériger le seul État socialiste dans l’hémisphère. Peu de pays ont connu une histoire aussi comprimée.

La Révolution cubaine couronne une histoire de luttes unifiées par deux thèmes: justice sociale et dignité nationale. Au nom de la justice sociale, des générations de Cubains et Cubaines ont combattu l’esclavage, la discrimination raciale, l’exclusion et la pauvreté. Elles y ont participé à titre de travailleurs, de paysans, d’étudiants, de femmes, de gens de couleur. Elles ont formé des syndicats, des partis, organisé des manifestations, des grèves, occupé les lieux de travail, pris les armes, affronté la police et l’armée, et plusieurs milliers ont payé de leur vie. Au nom de la dignité nationale, ces générations ont combattu le colonialisme espagnol, à coup de séditions et à l’occasion de deux guerres. L’influence des États-Unis devint ensuite la cible de leurs protestations, de leurs inquiétudes. À plusieurs reprises, l’intervention du grand voisin fut décisive pour bloquer des réformes, comme en 1933. Les révolutionnaires, Fidel en tête, se voyaient comme les héritiers d’une tradition de luttes, poursuivant l’œuvre des héros tombés au panthéon: Martí, Maceo, Mella, Guiteras. Cuba a une histoire héroïque.

Fidel a une passion pour l’histoire, laquelle transparaît dans presque toutes les entrevues qu’il a données. Elle existait avant 1959, elle s’est consolidée après 1959. À Frei Betto, il confie: «j’ai été un grand admirateur de l’histoire de notre pays ». Si l’histoire est d’abord répertoire d’exemples et source de leçons morales, Fidel s’intéresse aussi au processus. Car, pour lui, lecteur des classiques marxistes, formé comme autodidacte au marxisme-léninisme, l’histoire est gouvernée par des lois. De tous les chefs d’État dont je connais la pensée, Fidel Castro est celui qui me paraît posséder le plus grand sens de l’histoire en tant que savoir stratégique, un savoir mis au service de l’action politique.

Fidel s’est nourri de cette histoire qui, si elle est le patrimoine commun des Cubains, a trouvé en lui la personne qui pouvait le mieux en apprécier la prégnance et en tirer les leçons pour l’action. Elle lui a servi de référence constante pour sa propre gouverne et comme vivier où puiser des exemples de conduites pour ses concitoyens. La référence au passé est omniprésente dans les discours de Fidel. Les symboles et les slogans sont cubains et historiques. Ils ne sont pas que des accessoires. Ils ont une charge affective. Ils sont mobilisateurs. Le maître mot sera la «lutte». La légitimité repose sur un rappel constant des luttes passées. La Révolution couronne un «siècle de luttes». Une continuité existe entre les différentes générations de combattants — celles de 1868, de 1895, de 1933 — et la génération de 1959, qui a pour mission de compléter le travail commencé par ses devancières. L’histoire est source de modèles à imiter. Elle inculque le sens du combat, de l’abnégation, du sacrifice. Les discours du 26 juillet sont remarquables à cet égard. Prenons par exemple celui de 1978 qui illustre à merveille cette identification des vivants avec les héros du passé, par delà les générations et l’espace. Fidel déclare: «Le sang des héros de 68, de 95, de 53, de Céspedes, Martí, Maceo, Abel Santamaría, Frank País, Camilo, et du Che, des héros de Yara, de Baire, de la Moncada, du Granma, de la Sierra, de Girón, de la Crise d’octobre et des héros internationalistes de l’Espagne antifasciste, d’Angola, d’Éthiopie coule dans nos veines.». En 1991, quand Cuba affronte la « période spéciale » avec la chute de l’URSS et l’instauration d’un « double blocus », Fidel invite les Cubains à imiter Maceo et à refuser de se rendre: Cuba doit être un «éternel Baraguá» en référence au refus de Maceo de déposer les armes en 1878.

Fidel s’est inspiré de ses devanciers cubains. Chacun a contribué à forger sa personnalité : Antonio Maceo, le meneur d’hommes au combat; Máximo Gomez, le stratège militaire; Julio Antonio Mella, le leader étudiant; Antonio Guiteras, l’audace dans l’action; Eduardo Chibás, l’orateur et l’éthique de l’homme public. Mais c’est José Martí qui fut le plus grand. En 1953, lors du procès que lui fit la dictature de Batista, après l’échec de l’attaque contre la Moncada, Fidel Castro déclarait dans son plaidoyer que José Martí était l’« auteur intellectuel » de cette attaque. Fidel appartenait à cette génération dit du « centenaire », celui de la naissance de l’«Apôtre» en 1853. Fidel et ses amis se réunissaient pour étudier les écrits et la pensée de José Martí. De ces réunions et de ces études Fidel allait tirer l’inspiration pour lancer le programme insurrectionnel dont le premier acte était l’attaque contre la caserne Moncada. Dans son discours à ses camarades, avant l’attaque, il les interpelle : « Jeunes du Centenaire de l’Apôtre! » Comme en 68 et en 95, ici en Orient nous lançons le premier cri de LIBERTÉ OU MORT! ».

Raul Castro rappellera en 1998 comment Fidel a su reprendre pour la Cuba révolutionnaire les rôles qu’avaient tenus les devanciers : «Fidel est comme le Martí d’aujourd’hui, le Maceo d’aujourd’hui, le Mella d’aujourd’hui. Je ne me réfère pas aux personnalités qui sont toujours uniques et irreproductibles, si bien que les comparaisons n’ont pas de sens; je parle du rôle qu’il lui a été donné de remplir dans les 50 dernières années. Il a su apprendre de notre histoire et agir avec autant de talent politique et de capacité organisationnelle que l’artisan du Parti Révolutionnaire Cubain et de la Guerre Nécessaire; récupérer pour ces temps, également difficiles, dangereux et complexes, l’intransigeance de Baraguá et le génie militaire du Titan de Bronze; appliquer aux circonstances actuelles les idées avancées et le dynamisme du fondateur de la FEU et du premier parti marxiste-léniniste. »

Le nationalisme cubain a été l’arme principale qu’a utilisée Fidel pour créer une cohésion sociale autour de la Révolution. Avec Fidel, Nation et Révolution ne formaient qu’un. Trahir la Révolution, c’était trahir la patrie. Fidel a proposé une lecture téléologique des grands moments qui ont scandé l’histoire de Cuba. Cette lecture consiste à considérer chaque moment révolutionnaire (1868, 1898, 1933, 1959) à lumière des autres, non seulement comme dépositaire d’expériences, mais comme destin national et humanitaire. La leçon majeure que tirera Fidel de sa lecture de l’histoire cubaine est qu’il faut construire et maintenir l’unité du peuple cubain. Les divisions ont toujours fait le jeu du colonialisme espagnol comme de l’impérialisme états-unien. Diviser pour régner a été de tout temps l’arme des empires.

2. Des qualités exceptionnelles qui fondent le charisme de Fidel

Le charisme est « la qualité d’une personne qui séduit, influence, voire fascine, les autres par ses discours, ses attitudes, son tempérament, ses actions ». Pour le sociologue Max Weber, le charisme est « la croyance en la qualité extraordinaire […] d’un personnage, qui est, pour ainsi dire, doué de forces ou de caractères surnaturels ou surhumains ou tout au moins en dehors de la vie quotidienne, inaccessible au commun des mortels ; ou encore qui est considéré comme envoyé par Dieu ou comme un exemple, et en conséquence considéré comme un ‘chef’. » En quelques mots, le charisme désigne « l’autorité, l’ascendant naturel, le magnétisme qu’exerce une personnalité sur autrui ».

Quelque soient les définitions qu’on adopte, il ne fait aucun doute que Fidel possède un charisme extraordinaire qui fonde son statut de leader suprême. Ce charisme découle d’un ensemble de qualités qu’on lui reconnaît. Je vais en énumérer quelques-unes.

La première qualité de Fidel est la confiance inébranlable qui l’anime. Il ne doute pas de ses capacités à vaincre les obstacles. Cette confiance qu’il a en lui, il réussit à la faire partager. Il faut se rappeler comment il sut communiquer sa détermination aux 135 camarades qui l’accompagnèrent dans l’attaque contre la Moncada, une opération dont il n’avait pas caché le caractère risqué. Il en fut de même pour les 82 combattants qui partirent sur le Granma, un bateau inadapté pour ce transport, mais le seul qui était disponible. Aux 8 survivants qui se regroupent après un débarquement désastreux suivi d’affrontements avec l’armée de Batista, Fidel s’exclame : « Maintenant oui nous allons gagner la guerre ! ». Il a une volonté capable de déplacer les montagnes. Motivateur hors pair, il donne l’impulsion initiale pour que l’on se mette en mouvement derrière lui et qu’on le suive.

La formation du Mouvement 26 juillet devait être le noyau de la lutte révolutionnaire. Fidel sut assurer une prééminence du M-26-7, tout en collaborant avec les autres formations qui ne partageaient pas les mêmes tactiques, tel le Directoire Révolutionnaire. La lutte contre Batista profita de son talent à rassembler des organisations qui voulaient en finir avec la dictature, mais qu’opposaient des idéologies diverses. Ainsi réussit-il à conclure le pacte de Caracas avec la bourgeoisie en 1958. Ce front allait se disloquer avec le triomphe de la Révolution. Fidel n’a jamais renoncé à convaincre ses adversaires de la justesse de son point de vue. Au plan international, il a su construire des amitiés et des alliances avec des partenaires qui ne partageaient pas toutes ses vues. Je pense ici à Pierre Eliott Trudeau ou à Michael Manley.

Fidel est un communicateur doué et efficace devant la caméra, devant une foule, devant des interlocuteurs. Comme le constatait Gabriel García Márquez, il possède les ressorts de l’art oratoire par le geste, le regard, l’intonation. Il peut parler des heures durant sans notes en captivant son auditoire. Comme un excellent pédagogue, il sait décomposer les problèmes complexes pour en tirer des vérités simples, à la portée de son public, dans des exposés lumineux, quelque soient les domaines qu’il aborde.

Lecteur vorace doté d’une curiosité universelle, pratiquant à la fois les sciences, les biographies et la littérature, il a cette facilité à assimiler les informations en vue de répondre à des problèmes précis, à des questions qu’il veut traduire en actions, en projets. Sa mémoire fabuleuse lui fait retenir les faits, les noms et les statistiques. Ses discours et ses entrevues révèlent avec quel art et spontanéité il peut organiser cette matière brute pour soutenir une argumentation convaincante.

Fidel a toujours eu une vision prospective, tournée vers l’avenir. En 1960, il déclarait: « L’avenir de notre patrie doit nécessairement être un avenir d’hommes de science, d’hommes de pensée ». Dès le début de la Révolution, il a voulu développé le potentiel scientifique, d’abord pour répondre aux défis de Cuba dans le domaine agricole (sucre, élevage), mais bientôt il a pensé la science pour l’humanité. En 30 ans, Cuba a formé près de 10 000 docteurs en sciences. Le développement des biotechnologies est son principal héritage. Non seulement a-t-il formé des médecins pour Cuba, il a ouvert une École latino-américaine de médecine (ELAM) pour y accueillir des candidats étrangers qui s’engagent à œuvrer auprès des secteurs les plus pauvres de leur pays d’origine. Cuba a ainsi formé à ses frais plus de 25 000 médecins étrangers. Plus de 50 000 médecins et techniciens de la santé travaillent dans une centaine de pays. La brigade Henry Reeve répond aux urgences à la suite de désastres naturels. L’Opération Miracle a redonné la vue à des millions de gens souffrant de cataractes. Puissance sportive, Cuba a ouvert une faculté pour la formation d’éducateurs et entraîneurs sportifs venant du Tiers Monde. Cuba a mis au point une méthode d’alphabétisation – Yo sí puedo – qui a appris à lire à plus de 2 millions d’analphabètes de par le monde. L’éducation a été au cœur de la pensée de Fidel. Cuba n’a cessé d’être une école pour tous, jeunes et adultes. Tous les citoyens sont invités à apprendre et à se perfectionner.

Les circonstances ont fait de Fidel un stratège militaire à la fois audacieux et calculateur. Il a conçu les opérations entre 1956 et 1959, depuis la Sierra Maestra, afin de défaire l’armée de Batista, malgré un énorme déséquilibre au niveau des ressources et des effectifs. Il a cherché à user, à disperser, à démoraliser l’adversaire, se montrant généreux avec les captifs. Pour ménager des vies, il a engagé le dialogue avec des officiers pour les convaincre de se joindre à l’armée rebelle. Lors de l’agression de Playa Girón en avril 1961, il s’est déplacé pour diriger sur le terrain la résistance face aux envahisseurs, négociant par la suite l’échange des prisonniers contre des tracteurs et des médicaments. Pendant la guerre en Angola, il devint le commandant à distance, depuis La Havane, coordonnant les opérations à partir d’une carte d’état-major. Tous les aspects d’une bataille et d’une campagne l’intéressaient, depuis la stratégie jusqu’à la tactique.

Mais c’est en politique que ses qualités de stratège ont trouvé son théâtre de prédilection. Ayant compris que la Révolution se ferait contre la volonté des États-Unis, il a évité de se compromettre trop tôt sur la nature « socialiste » de la Révolution, s’assurant au préalable que le peuple reconnaîtrait que cette Révolution était la sienne et qu’il serait ainsi disposé à la défendre, ce qu’il fit en 1961, à l’encontre des prévisions de la CIA. Chaque fois qu’il s’est retrouvé dans une position embarrassante, il a su retourner la situation. Accusé après l’échec de la Moncada, il devient accusateur lors de son procès. En 1980, face à une crise provoquée par la gestion des visas par les États-Unis, il ouvre les vannes de l’émigration et se débarrasse de 125 000 mécontents et asociaux. En 1994, il met fin à une manifestation massive sur le Malecón, non pas en envoyant la police, mais en se présentant devant les manifestants. En avril 2002, il manœuvre habilement pour faire libérer Chávez, grâce à des appels téléphoniques ciblés et décisifs auprès de militaires vénézuéliens. C’est sa capacité d’anticipation qui lui a permis de déjouer les pièges sur sa route. Capable de s’arrêter aux moindres détails, il ne perd jamais de vue l’ensemble.

Les observateurs se sont souvent opposés : certains ont voulu voir en Fidel l’idéologue, d’autres en ont fait un pragmatique. Au fond, Fidel a transcendé cette dichotomie bipolaire. Homme de principes, il a su se montrer pragmatique sans sacrifier ses principes. Il a démontré une flexibilité qui a assuré sa survie et celle de la Révolution. On lui a reproché son aventurisme quand il soutenait des mouvements de libération dans les années 60 : Cuba n’avait alors rien à perdre puisqu’elle avait été exclue de l’OÉA et n’avait des relations en Amérique qu’avec le Mexique et le Canada. Le débat sur les stimulants moraux était également sensé dans la mesure où l’embargo privait Cuba de biens qui auraient pu servir à offrir des stimulants matériels. Antidogmatique, Fidel a accepté les innovations quand il le fallait : ainsi en 1993, quand on autorisa la possession de dollars, puis quand on autorisa les marchés de denrées agricoles et le travail autonome. Mais ces ouvertures à l’économie de marché s’accompagnaient de garde-fous afin de limiter la croissance des inégalités.

Avec Fidel, l’éthique fait partie de la raison d’État. Il n’a jamais accepté des compromissions qui auraient entaché la réputation de Cuba, d’où le procès du général Ochoa, un héros de la guerre d’Angola, accusé d’avoir trempé dans des trafics et des collaborations avec les cartels de drogue. Il pratique la vérité, la franchise, informant le peuple, disant ce qu’il pense, préférant se taire au lieu de mentir, s’il faut préserver des secrets d’État. De même a-t-il refusé la haine au profit de la rééducation des prisonniers. Il a toujours proclamé que l’ennemi de Cuba n’était pas le peuple états-unien, mais l’impérialisme. Des adversaires jugés pour trahison (Huber Matos) ont été condamnés à de lourdes peines, mais d’autres, coupables d’écarts ont été limogés ou autorisés à partir en exil. On ne lui connaît pas de fortune et de biens, contrairement à ce que la revue Forbes a affirmé, en en faisant, contre tout bon sens, un des hommes les plus riches de la planète. Il se signale au contraire par sa frugalité. Depuis qu’il a quitté ses fonctions, on ne le voit plus que vêtu d’une chemise à carreaux ou d’un survêtement Adidas. Prêchant par l’exemple, il a même cessé de fumer il y a plus de 30 ans.

On connaît d’autres qualités de Fidel. Cette capacité de travail extraordinaire qui épuise ses assistants; ses rendez-vous nocturnes pour accorder des entrevues, quelques heures de sommeil lui suffisant pour récupérer des longues journées passées à multiplier les activités et les déplacements. Ce dévouement intégral à la chose publique aux dépens de sa vie personnelle et familiale.

3. La relation dialectique entre Fidel et le peuple cubain

Une des sources précoces du charisme de Fidel résulte d’un incident survenu durant son premier discours au camp Columbia le 8 janvier 1959, au terme de son périple triomphal qui l’avait mené de Santiago à La Havane. On libère des colombes : l’une vient se poser sur l’épaule de Fidel. Les Cubains familiers de la santería, un culte afrocubain, y voient un signe : Fidel est l’homme d’une mission. Il reçoit l’onction d’Obbatalá, créateur de la terre et des hommes, dieu de la pureté et de la justice.

Dès 1959, une relation dialectique s’est créée entre Fidel et le peuple. Fidel a soulevé les espoirs par ses discours. Le peuple mobilisé veut des réformes rapidement. Il attendait un leader : il le trouve en Fidel. Il projette ses aspirations de changement dans la personne qu’il croit dotée de grands pouvoirs. Au début, Fidel n’est que le commandant de l’armée rebelle. Bientôt, devant l’inertie et l’obstruction des dirigeants bourgeois, Fidel devient, grâce à l’appui du peuple, le premier ministre, l’homme par qui le changement arrive. Il propose des buts; le peuple réclame des actes. Ainsi le gouvernement révolutionnaire promulgue 1500 décrets-lois en neuf mois : ceux-ci concernent le gel des loyers, la réduction du coût des services publics, la réforme agraire, etc.

Fidel ne perdra jamais ce contact avec le peuple cubain. Il a pratiqué l’art de la rencontre, se présentant sur les lieux de travail, prenant la parole lors de grands rassemblements, se présentant à la télévision. Ses longs discours étaient sa façon d’informer le peuple, de lui expliquer les problèmes, de le mettre dans le coup, en toute franchise. Il fallait qu’il se sente en sécurité pour aller devant le peuple et faire l’analyse de ce qu’avait été l’échec de la zafra des 10 millions, un enjeu majeur en 1970. Dans les grands moments, quand l’exaltation était à son comble, il n’a pas cherché à cacher les difficultés à venir. Dans son discours à Santiago le 1er janvier 1959, il déclare : « La Révolution commence maintenant, la Révolution ne sera pas une tâche facile, la Révolution sera une entreprise dure et pleine de périls, surtout à cette étape initiale… ». Fidel n’a jamais oublié que si les sociétés forgent les leaders, il est une obligation pour les leaders de guider les sociétés en étant en interaction constante avec le peuple.

Fidel a été un rebelle toute sa vie (enfant, étudiant, militant, chef d’État) : contre son père, contre l’autorité injuste, contre l’oppression sous toutes ses formes, contre l’injustice, contre le racisme, contre l’impérialisme. Résister a toujours été son mot d’ordre. Patria o Muerte! Venceremos! Résister est devenue une valeur collective chez le peuple cubain. L’hostilité des États-Unis n’a fait qu’amplifier ce sentiment de résistance. Les dirigeants disposent d’une légitimité parce qu’ils ont su interpréter, canaliser, accentuer cette volonté populaire de défendre la souveraineté nationale. Les sanctions imposées par Washington, loin d’affaiblir cette détermination, l’ont fouettée. C’est David contre Goliath. Que de fois où l’on a pronostiqué la fin prochaine de Fidel Castro et de la Révolution cubaine.

Dans une entrevue en 1986, parlant des qualités des grands leaders, Fidel disait: «Chaque époque, chaque société, chaque moment historique réclame certaines qualités. […] Pour qu’un leader apparaisse, la seule chose dont on a besoin c’est le besoin d’un leader. » Et de citer nombre d’exemples à travers l’histoire et l’espace (en France, en Inde, en Amérique latine), ce qui atteste qu’il a réfléchi à la question. À une autre occasion, il expliquait qu’il faut du temps pour former un leader et défendait l’idée qu’on doit lui laisser du temps. Il s’est toujours opposé au culte de la personnalité. À Cuba, seuls les héros morts ont droit à des honneurs.

Aujourd’hui, depuis 2006 en fait, Fidel n’est plus aux commandes. Tout indique que la majorité des Cubains ont une affection particulière et spontanée pour Fidel à qui ils s’identifient collectivement sinon individuellement. Il jouit d’une adhésion populaire qu’on voue à un leader historique. On en comprend mieux les raisons en lisant l’ouvrage qui rassemble les entretiens de Fidel avec Ignacio Ramonet (2007).

Conclusion

On a fait de la Révolution cubaine la révolution de Fidel. C’est excessif. La priorité de Fidel a toujours été la réalisation de la Révolution, son approfondissement, son perfectionnement et sa défense. La Révolution est l’œuvre de millions de Cubains et de Cubaines de plusieurs générations qui ont construit une société originale par leurs efforts, leurs sacrifices, en solidarité entre eux et avec le monde. Fidel aura été leur Commandant en chef.

En tant qu’historien travaillant sur l’Amérique latine, j’ai croisé dans mes lectures plusieurs grands personnages. Je pense à Simón Bolívar, à José Martí. Des hommes tout dévoués à une cause. De grands esprits, de formidables patriotes, des hommes d’action. Plus près de nous, Hugo Chávez est immensément grand, d’autant plus grand quand on considère ses modestes origines. Hors de l’Amérique latine, mes voyages m’ont incité à lire sur Mustapha Kemal Atatürk, Ho Chi Minh, Mahatma Gandhi, Nelson Mandela.

Mais je persiste à croire que Fidel Castro est le plus grand de tous. Ses qualités personnelles qui en font un homme exceptionnel, il les a mises au service de Cuba, du peuple cubain. Mais aussi au service des peuples de la terre, tant les combats qu’il a menés, les causes qu’il a défendues à l’échelle de la planète s’inscrivent dans les enjeux qui concernent le développement de l’humanité. Je pense à sa promotion de l’éducation et de l’accès aux soins pour tous, à sa défense de la paix et pour le désarmement nucléaire, à sa pratique de la solidarité internationale, à son plaidoyer pour le respect de l’environnement, à sa dénonciation du pillage, à son combat contre le capitalisme et l’hégémonisme.

J’espère que le portrait que j’ai tracé ici de Fidel vous aura convaincus qu’il est un homme exceptionnel, une figure titanesque. Il est à mes yeux, comme historien, eu égard à tous les défis qu’il a su affronter, à l’influence qu’il a exercée à Cuba et sur la scène internationale, le plus grand chef d’État du XXe siècle. Pour résumer mon exposé, je reprendrais les propos du journaliste mexicain Luis Suárez en 1985: « Le président cubain Fidel Castro est un conducteur de l’histoire, et surtout un homme d’État qui a géré la politique et la diplomatie sans jamais s’isoler de la sagesse populaire. Mon appréciation de Fidel Castro a grandi au fur et à mesure qu’avançait son leadership. Fidel est un des grands conducteurs de l’histoire depuis les temps classiques. »

Claude Morin

Montréal, 12 août 2016

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