Contributions

Gorbatchev et Cie : La plus grande trahison de l’Histoire

LE FACTEUR DE TRAHISON –
Alexandre Zinoviev

Nous publions pour réflexion, cette analyse de Zinoviev concernant la
trahison des élites en Union Soviétique, en particulier parce que en
France aussi, nous vivons les conséquences d’une trahison nationale et
républicaine, au niveau de l’Etat comme à la tête de nombreux partis
politiques. Dans les deux cas le chef d’orchestre était et aujourd’hui
encore, demeure le même.
Fleurus.mercredi 10 juin 20y15, par Comité Valm

LE FACTEUR DE TRAHISON
L’un des facteurs les plus importants qui ont causé la faillite du
communisme soviétique (russe) a été le facteur de trahison. Et c’est
sans doute la première fois dans l’histoire de l’humanité que ce
facteur non seulement a été pris en compte par ceux qui ont dirigé la
destruction du communisme russe, mais qu’il a été planifié longtemps à
l’avance et mis en oeuvre à une échelle énorme comme un facteur du
processus évolutionnel. A ce titre il mérite notre attention comme
l’une des caractéristiques de l’histoire programmée et dirigée.
LE CONCEPT DE TRAHISON
On pourrait croire apparemment que tout le monde sait ce qu’est la
trahison. On pourrait croire que la nature de la trahison est
évidente. Mais elle n’est évidente que dans les cas les plus simples
et les plus ordinaires. Un homme est devenu l’espion d’un autre pays :
c’est un traître. Il est passé dans la guerre du côté des ennemis :
c’est un traître. Mais même dans ces cas-là il arrive que les critères
d’appréciation soient mal définis ou soient fréquemment transgressés.
Par exemple, dans la lutte idéologique contre le stalinisme, on
transforme un traître, le général Vlassov, en héros. Et les
représentants avérés de la « cinquième colonne » de l’Occident en
Union Soviétique et en Russie vivent en toute impunité sur la terre
russe et même prospèrent, entrent dans les couches supérieures de la
société russe et parviennent au plus haut sommet de l’Etat.
Et il n’y a plus aucune évidence qui tienne quand il s’agit de groupes
humains, de collectivités humaines importantes et de peuples entiers
et aussi quand entre en jeu le comportement des gens, un comportement
qui se compose d’un grand nombre de manières d’être, de penser et
d’agir dans des conditions complexes et changeantes. De plus, si le
caractère des actes et des attitudes des gens change avec le temps,
les critères d’appréciation changent aussi en la matière. En ce qui
concerne l’évolution de la trahison, l’humanité a parcouru un long
chemin depuis les formes primitives et évidentes de la trahison
individuelle jusqu’aux formes collectives, subtiles et secrètes.
Et il faut prendre tout cela en compte pour définir le concept
scientifique de ce phénomène Il faut distinguer l’approche juridique
et morale et l’approche sociologique du problème de la trahison. La
première est suffisante pour juger les actes individuels dans les
situations simples.
La seconde est nécessaire pour la compréhension scientifique du
comportement des pluralités humaines, des masses et des collectivités
dans les processus historiques complexes. Ce dernier cas correspond
exactement à ce qui s’est passé en Union Soviétique au cours des
années où s’est préparé et réalisé le renversement
contrerévolutionnaire jusqu’à la consolidation de ses résultats.
Le cas le plus simple de trahison est la relation entre deux
personnes. Dans cette relation le destin d’un homme dépend de l’autre
de façon cruciale. Le premier croit au second, il est sûr que celui-ci
remplira ses obligations envers lui. Le second a des obligations
précises envers le premier, il a conscience de ces obligations, il
sait que le premier a confiance en lui et compte sur lui. Cette
relation peut être scellée par un mot, une promesse, un serment, la
tradition, l’habitude, l’opinion publique, les règles morales, les
lois juridiques. Si le deuxième homme ne remplit pas ses obligations
envers le premier, cela s’appelle une « trahison » : le second trahit
le premier.
Il y a des cas de trahison plus complexes, quand les partenaires de la
relation, dont j’ai parlé, sont un homme et un groupe d’hommes, deux
groupes d’hommes, des collectivités nombreuses, de grandes masses
d’hommes, des peuples et des pays entiers. Par exemple, la relation
entre le gouvernement et la population d’un pays, la relation entre
les chefs d’un parti et les autres membres de ce parti ou entre un
parti et la classe qu’il représente, etc. Il peut arriver qu’un
individu, un groupe ou une collectivité en général se trahisse
soi-même. Mais dans ce cas il se produit un dédoublement : l’homme ou
le groupe est confronté à soi-même dans des situations diverses ou à
des périodes éloignées de sa vie.
Par exemple, quelqu’un peut trahir ses principes de vie au profit
d’autres buts ou il peut accomplir involontairement des actes qui le
trahissent lui-même (à des périodes différentes de sa vie ou dans
d’autres situations). On peut aussi trouver un cas analogue dans
l’auto-trahison de certains groupes.
La trahison devient encore plus complexe si l’on prend en
considération un troisième composant : l’ennemi (un individu, un
groupe ou une entité plus importante), celui au profit de qui la
trahison s accomplit, celui qui provoque la trahison, y prête la main,
l’utilise. Un exemple classique de cette situation, c’est quand, dans
deux pays en guerre, les citoyens de l’un trahissent leur pays au
profit de l’ennemi.
On peut aborder la complexité de la trahison sous un troisième aspect,
quand elle porte sur les participants à la trahison, sur la
multiplication des actes qui, dans leur ensemble, constituent la
trahison, sur la diversité de ces actes, sur leur étalement dans le
temps, etc. On en trouve un exemple quand le gouvernement d’un pays
mène une politique de trahison envers son propre pays au profit d’un
pays ennemi. Parmi les actes de ce gouvernement traître il peut y en
avoir qui, pris isolément, ne sont pas des actes caractérisés de
trahison, mais qui, dans leur ensemble, constituent bel et bien une
trahison.
Qui porte la responsabilité de la trahison ? Dans les cas les plus
simples de trahisons individuelles, c’est évidemment l’individu qui a
accompli la trahison.
Il n’est pas difficile, dans ces cas-là, d’appliquer des critères
moraux et juridiques. Mais si ceux qui participent à cette situation
sont des groupes humains importants ? Par exemple, quand une armée
entière capitule comme cela s’est produit dans la guerre de 1941-45.
Si le commandement ordonne de déposer les armes et si les soldats
obéissent à cet ordre, ces soldats sont-ils ou non des traîtres ? Et
comment juger l’attitude du commandement qui décide que la lutte est
inutile ? Il y a des situations dans lesquelles les hommes ne sont pas
en état d’accomplir leur serment. Dans ces cas il devient difficile de
porter un jugement sur le comportement des gens. Et quand il s’agit
d’un pays entier et de son gouvernement la situation devient
immensément plus complexe. Dans ces cas on n’a pas de critères
généraux d’appréciation. Ici, les normes morales et juridiques
perdent, en pratique, leur sens.
On manque, dans ces cas-là, de critères d’appréciation fondés sur des
normes unanimement reconnues et qui aient force de lois. On doit se
référer à l’opinion publique, à des considérations politiques, aux
traditions.
Il existe des trahisons conscientes et inconscientes, préméditées et
non préméditées. Dans chaque trahison importante et complexe, où sont
impliqués un grand nombre de gens et où entrent en jeu des actes
divers et nombreux sur un long intervalle de temps, il convient de
tenir compte du caractère prémédité ou non prémédité, conscient ou
inconscient de ces actes.
De plus, il existe des modes et des degrés divers de conscience et
d’inconscience, de préméditation et de non préméditation et des
imbrications diverses entre ces modes et ces degrés. Tout cela rend
extrêmement difficile l’appréciation du phénomène dans son entier,
surtout si on manque de critères suffisamment rigoureux et si on n’a
pas le désir de comprendre objectivement ce phénomène. La plupart des
trahisons concernent des phénomènes de ce genre. On ne les juge pas
comme des trahisons, on ne les punit pas ou on les punit faiblement
et, de ce fait, ils ne tourmentent pas la conscience des traîtres. Et
cela ne provient pas d’une chute de la moralité (encore que cela
puisse avoir lieu) mais de l’apparition de certaines situations de la
vie auxquelles il est impossible d’appliquer des normes juridiques et
morales.
Pour juger le comportement des gens comme une trahison, il faut
d’autres gens qui soient indépendants de ceux-ci et qui se placent
au-dessus d’eux. Pour châtier des gens coupables de trahison il en
faut d’autres qui aient la force d’exécuter et de justifier ce
châtiment. S’il n’y a pas de juges et de justiciers de ce genre, la
trahison ne pourra être ni publiquement démasquée ni punie. La
trahison des gens puissants et haut placés reste souvent non reconnue
et impunie en tant que telle.
LA PLUS GRANDE TRAHISON DE L’HISTOIRE
La trahison est un phénomène largement répandu aussi bien dans la vie
individuelle des gens que dans les processus historiques. Elle est un
facteur actif et constant de la vie humaine.
Le progrès de l’humanité est contradictoire. Dans cette sphère, il
s’est manifesté non en faveur du dévouement, de la constance et de la
fidélité, mais en faveur de la trahison, de l’infidélité et du
reniement. Et on doit considérer comme le sommet du progrès de
l’humanité sous ce rapport la trahison qui s’est produite en Union
Soviétique et en Russie avec l’arrivée au pouvoir de Gorbatchev et
avec la contre-révolution personnifiée par Eltsine, qui s’est
accomplie dans les années 1991-1993.
Je rappelle que j’emploie le mot « trahison » dans le sens
sociologique, en tant que concept scientifique. On pourrait demander
pourquoi on n’emploie pas ici un autre mot, puisque le mot « trahison
» est chargé d’un sens juridico-moral. Pourtant, j’insiste pour garder
ce mot, dans la mesure où le concept scientifique, dans le cas donné,
constitue l’explication (explicite et précise) de l’usage intuitif du
mot.
Ce mot contient un fond sémantique juridico-moral. Il suffit de
rappeler le comportement de la direction du Parti et de l’Etat du
pays, avec Gorbatchev et Eltsine à sa tête, des travailleurs de
l’appareil du parti et des millions de membres du parti, qui avaient
juré fidélité au parti, au pays, aux idéaux du communisme, etc. mais
qui ont trahi leur serment et ont détruit l’ordre social soviétique,
le système soviétique du pouvoir, du parti, les idéaux du communisme,
etc. sur l’ordre et sous les applaudissements des ennemis.
Et aucune argutie verbale ne pourra justifier cette trahison qui, de
plus, répond au sens moral et aussi, pour une grande part, au sens
juridique du mot. La trahison dont il s’agit est un enchevêtrement
très complexe d’un nombre énorme d’actes divers d’une énorme quantité
de gens.
De plus, elle est imbriquée dans un processus historique complexe de
la vie du pays qui fait partie de la vie de l’humanité. Elle a une
structure complexe et pluridimensionnelle. Elle a, en particulier, une
structure hiérarchique « verticale » : la clique de Gorbatchev trahit
la partie solide de la haute direction du parti, cette dernière trahit
tout l’appareil du parti, l’appareil du parti trahit tout le parti et
tout le système du pouvoir, tous trahissent la population, l’Union
Soviétique trahit ses alliés du bloc soviétique, le bloc soviétique
trahit cette partie de l’humanité, qui comptait sur son soutien.
On a donc affaire à une structure complexe. Evidemment, il ne faut pas
étendre à cette épidémie sociale l’usage intuitif du mot. On a besoin
de moyens spéciaux de connaissance, afin de dégager la spécificité de
ce grandiose phénomène social et de l’analyser. Il faut pour cela
procéder à une étude sociologique professionnelle.
Ce que je propose ici n’est que le premier pas, le premier repère,
dans cette direction. La trahison envisagée ne découle aucunement des
lois sociales du système social soviétique (du communisme réel), elle
n’était ni conforme à quelques lois que ce fût, ni inévitable. Elle
aurait pu ne pas se produire. Elle a été le résultat d’un concours
unique de circonstances historiques.
Mais elle n’a pas eu lieu par hasard dans ce sens qu’elle a été
préparée par tout le cours de l’histoire soviétique et par l’intention
des maîtres du monde occidental de pousser une certaine partie du
peuple soviétique à la trahison. Et cette intention a trouvé ici un
terrain favorable.
Nous examinerons plus loin certains composants (mais pas tous) et
certains jalons du processus de préparation de cette trahison fatale
dans la période soviétique de l’histoire russe.
LA PÉRIODE STALINIENNE
Nous commencerons par l’orgie de dénonciations apparue pour la
première fois dans les années trente. Une dénonciation n’est pas en
soi une trahison. Mais dans des conditions déterminées elle devient
une école et une forme (un moyen) de trahison. La dénonciation est un
phénomène humain, en général, et non une particularité communiste et
soviétique. La dénonciation a fleuri dans la Russie
prérévolutionnaire, dans la France napoléonienne et dans l’Allemagne
hitlérienne. A l’Occident elle est apparue comme un phénomène social
en même temps que le christianisme (avec Judas !).
Dans l’histoire multiséculaire du christianisme ce phénomène a joué un
rôle non moindre que dans l’histoire éphémère du communisme russe
(rappelez-vous l’inquisition et l’usage de la confession !). Les
dénonciations ont joué un rôle énorme dans l’histoire soviétique et
les années trente et quarante ont été des années de véritable rage de
dénonciations. Elles ont été l’un des moyens les plus importants de
contrôle du pays.
L’attitude envers les dénonciations était double. D’un côté, on
estimait que c’était un phénomène amoral. Dans la mesure où elles
touchaient des personnes proches (les parents, les amis, les
collègues, les camarades), on les assimilait à une trahison.
D’un autre côté, elles se propageaient artificiellement dans les
masses sur des incitations venues d’en haut. En effet, on encourageait
officiellement les dénonciateurs et on leur suggérait qu’ils
accomplissaient un devoir sacré devant le pays, le peuple, le parti et
les idéaux du communisme.
Et que les autorités l’aient voulu ou non, le fait est que le système
de dénonciation massive est devenu une école de trahison organisée par
l’Etat pour des millions de gens. La trahison sortait de la sphère des
normes morales et juridiques.
Je veux attirer l’attention du lecteur sur le fait que dans cette
orgie de dénonciations les principaux informateurs n’étaient pas les
agents secrets des organes de sécurité de l’Etat (ils n’étaient pas
tellement nombreux !) mais les enthousiastes bénévoles, qui
confectionnaient d’innombrables dénonciations qu’ils adressaient aux
organes du pouvoir ainsi qu’aux moyens d’information de masse et aussi
des dénonciations ouvertes sous forme d’interventions dans toutes
sortes de réunions et sous forme de publications (livres, articles),
des dénonciations publiques. Le pays tout entier s’est transformé en
arène de mouchardage. En outre, la trahison envers les amis, les
parents, les camarades de travail, les collègues est devenue un
élément habituel des dénonciations.
Le mouchardage, dont j’ai parlé plus haut, a été un phénomène de
masse, mais il était pratiqué à titre individuel. Cette épidémie de
trahisons individuelles s’est produite en même temps que les trahisons
collectives. La vie des citoyens soviétiques était saturée de toutes
sortes de réunions. Et dans ces réunions ce n’étaient que critiques et
autocritiques : on y démasquait et y blâmait les insuffisances et
leurs responsables, on prenait des décisions qui condamnaient les
membres des collectifs, etc. Il est difficile maintenant de se
représenter ce qui se passait dans les organes du pouvoir et de la
direction, dans les organisations artistiques, dans les établissements
d’enseignement, etc.. Les « pogroms » collectifs de collègues ôtaient
la responsabilité de chaque membre de la communauté pris séparément.
La fidélité à la parole donnée et à l’amitié, l’honneur, la constance
et d’autres qualités de toute personne correcte étaient devenues des
phénomènes exceptionnels, difficiles à vivre et même dangereux.
Dans les cas de trahison collective les membres du collectif, pris
séparément, ne passaient pas pour des traîtres et ne se considéraient
pas comme tels. La responsabilité incombait à ceux qui dirigeaient le
collectif. Et eux-mêmes ne l’assumaient pas puisqu’ils ne faisaient
qu’exécuter les directives venues d’en haut.
A la lumière de ce qui s’est passé en Russie après 1985, il faut,
selon moi, réviser notre appréciation des répressions staliniennes des
années 30. Bien entendu, il y eut dans ces répressions des déviations,
des dysfonctionnements, des abus, de nombreux innocents ont souffert
et péri, et toutes sortes de canailles en ont profité pour
s’engraisser. Mais il faut en trouver les principes et les causes dans
la réalité elle-même. L’édification d’un nouveau système social se
poursuivait dans la lutte entre diverses factions. Cette lutte
divisait les gens qui se rangeaient dans des camps opposés. Les
adversaires de la politique stalinienne par la logique même de cette
lutte étaient rejetés dans le camp des ennemis, ce qui les engageait
sur la voie de la trahison.
Mais les répressions staliniennes, en empêchant l’activité des
traîtres actuels et potentiels, créaient les prémisses pour les
traîtres futurs. D’une manière générale, toute l’activité du pouvoir
soviétique pour la création et la consolidation d’un nouveau système
social façonnait en même temps les futurs traîtres de ce système. Et,
qui plus est, en grande quantité. N’oubliez pas que les traîtres
soviétiques du plus haut niveau (Gorbatchev, Iakovlev, Eltsine et
beaucoup d’autres), étaient passés d’abord par l’école de trahison des
Komsomols et du Parti de la période stalinienne.
Au début de la guerre, dans les années 1941-45, des unités militaires
encore opérationnelles et même des armées entières se rendaient à
l’ennemi. Qu’est-ce que cela voulait dire ? Les anticommunistes et les
antisoviétiques ont « expliqué » cela par la haine envers le système
social soviétique (envers le communisme). Bien entendu, c’était
parfois le cas, mais seulement pour une infime partie des gens. J’ai
essayé d’expliquer cela par le fait que les soldats n’avaient pas en
masse la possibilité de se battre individuellement contre les ennemis.
Et c’était vrai en partie. Mais seulement en partie.
J’ai été moi-même le témoin de cas où on pouvait se battre contre les
Allemands et où des unités entières se rendaient volontairement et
déposaient les armes sans ordres du haut commandement. De sorte que la
décision de Staline de constituer des détachements de barrage
spéciaux1 à l’arrière dans les unités peu fiables était une mesure de
défense absolument juste. Et les soldats soviétiques se remirent au
combat avec courage et abnégation, lorsqu’ils furent placés dans la
situation où le refus de se battre les exposait à leur perte.
Comment donc expliquer tout cela ? Je pense que la qualité du matériau
humain a joué un rôle. Les différents peuples ont tous une tendance
différente à la trahison, propre à chacun d’eux. Chez nous, chez les
Russes, cette tendance est assez forte. Le larbinisme russe, la
servilité, la docilité devant la force, le caméléonisme, etc.,
inclinaient naturellement à la trahison, lorsque les conditions s’y
prêtaient.
Mais l’héroïsme ? ! L’héroïsme des matelots, de la division Panfilov,
la défense de Brest ?
L’un n’exclut pas l’autre. Pour un matelot il y avait des milliers de
couards, de pillards, de parasites. Nous avons gagné la guerre. Mais
le principal facteur de la victoire, selon moi, a été l’ordre social
soviétique et la direction stalinienne. Grâce à eux, ce même matériau
humain est devenu le facteur le plus important de la victoire.
La direction stalinienne est restée fidèle au pays et aux idéaux du
communisme. Elle a déclaré la guerre la plus impitoyable à toutes les
formes de trahison. Pensez seulement à ce qui se serait passé si la
direction stalinienne avait tremblé et avait pris le chemin de la
trahison ? il est évident que nous aurions été anéantis dès 1941.
Cet exemple montre éloquemment que pour expliquer scientifiquement des
phénomènes sociaux aussi grandioses que la trahison, envisagée sous
cet angle, il est indispensable de prendre en considération
l’accumulation des facteurs dans leur interaction et non ces facteurs
en eux-mêmes, pris séparément et sous un seul point de vue. La
tendance des citoyens soviétiques à la trahison a été remarquée par
les organisateurs de la « guerre froide » dès le début de celle-ci (en
1946). Mais ils décidèrent alors (et avec raison) que l’on ne pouvait
vaincre les Russes dans une « guerre chaude ».
Et ils misèrent sur la trahison en tant que principal facteur de la
guerre « froide », quand les conditions favorables firent réunies pour
cela, je pense, au début des années 80.
1 Allusion aux unités spéciales qui étaient chargées d’arrêter et
d’exécuter les déserteurs. Staline avait donné l’ordre de considérer
tout soldat soviétique fait prisonnier comme un déserteur et donc
passible de la peine de mort. (N.D.T.)
LE KHROUCHTCHÉVISME
L’époque stalinienne s’est achevée par la déstalinisation
khrouchtchévienne. J’aborderai ici seulement l’un de ses aspects lié à
notre thème, et auquel personne n’a fait attention : des millions de
Staliniens, ayant à leur tête Khrouchtchev lui-même (et il fut un
laquais de Staline !) ont trahi instantanément leur chef Staline et se
sont transformés en antistaliniens actifs. Je ne me souviens pas d’un
seul cas, dans ces années-là, où quelqu’un aurait exprimé en public sa
fidélité à Staline et au stalinisme. Toute la déstalinisation s’est
passée entièrement comme une trahison de masse, dont l’initiative
avait été prise au sommet du pouvoir avec l’accord et la participation
de presque toute la population soviétique active. Elle a été en
quelque sorte la répétition de cette trahison générale et fatale qui,
trente ans plus tard, s’accomplira sur l’initiative du pouvoir
gorbatchévien et eltsinien.
La trahison de Khrouchtchev n’a touché que quelques aspects de la
société soviétique, laissant sans changement sa structure sociale.
C’est pourquoi elle n’a pas été fatale. De plus on a arrêté
Khrouchtchev dans son élan et on l’a écarté du pouvoir. Mais son
action avait révélé la vulnérabilité de l’état idéologique et moral de
la société soviétique et la puissance dévastatrice de son système de
pouvoir quand il tombait dans les mains d’idiots et d’aventuriers.
L’épidémie de trahison à l’égard du stalinisme s’est propagée avec une
rapidité fulgurante depuis le sommet du pouvoir à tous les niveaux de
l’appareil de direction pour se répandre dans les masses. Les masses
de la population ont montré une docilité particulière envers le
pouvoir quand il a diminué ses exigences envers elles, alors que ces
exigences étaient indispensables pour sauvegarder leur organisation
sociale, c’est-à-dire lorsque le pouvoir a décidé de diminuer la
tension de la lutte historique pour le communisme. Et tout cela a été
remarqué par les organisateurs occidentaux de la « guerre froide » et
a été pris en compte.
LES ANNÉES BREJNEV
Dans les années Brejnev l’épidémie de trahison déclenchée par
Khrouchtchev a été arrêtée et étouffée. Mais les virus de cette
maladie n’étaient pas tués pour autant. Ils se multiplièrent
rapidement et se mirent à contaminer l’organisme social soviétique par
une multitude d’autres canaux. Les principaux de ces canaux ont été la
fronde de l’intelligentsia libérale, le mouvement des dissidents, « le
samizdat », le « tamizdat » et la vague d’émigration.
Il faut toujours se rappeler que notre pays avait un ennemi puissant,
le monde occidental, et que la « guerre froide » suivait son cours.
Nos traîtres de l’intérieur étaient formés par cet ennemi, ils étaient
soutenus et achetés par lui. Ils prenaient leurs repères chez cet
ennemi. S’il n’avait pas existé, ou s’il avait été plus faible ou
moins actif, une telle épidémie de trahison n’aurait pas eu lieu. On
aurait su l’empêcher.
Les services occidentaux, impliqués dans la guerre froide, ont
sciemment misé sur la trahison. Ils employaient un personnel hautement
qualifié et bien informé. Ils étaient au courant des trahisons des
années staliniennes. Ils étaient au courant de la capitulation des
millions de soldats soviétiques au début de la guerre de 1941-45. Ils
étaient au courant de la déstalinisation précisément du point de vue
de la trahison de masse. Les services occidentaux se donnèrent pour
objectif de créer une « cinquième colonne » en Union Soviétique.
Ils avaient mis au point toute une technologie pour ce travail de
sape. L’un des procédés de leur travail était, par exemple, le choix
de personnalités, que l’on distinguait, en particulier, dans la sphère
de la science, de la culture et de l’idéologie. On réservait à ces
personnalités un traitement de faveur pour les mettre en valeur et on
les opposait à la masse de leurs collègues et de leurs camarades de
travail.
On faisait leur éloge, on les exaltait dans les moyens d’information
occidentaux de masse et on dénigrait les autres, que l’on tournait en
dérision. On publiait en Occident les œuvres de ces personnalités
privilégiées, on leur organisait des expositions, on les invitait, on
leur versait beaucoup d’argent.
En vertu de la logique des relations mutuelles internes les premiers
se transformèrent en traîtres volontaires ou involontaires, en
inspirant aux autres des sentiments d’envie et l’esprit de trahison.
Je pense que le désir de ravir aux dissidents et aux critiques du
régime la gloire mondiale joua un rôle important dans la
transformation de Gorbatchev en traître historique.
En Occident, on fit de la publicité aux dissidents dans les campagnes
de propagande antisoviétiques organisées pour les défendre. Ils
reçurent aussi des moyens matériels. On exerça même une pression
économique et politique sur le pouvoir soviétique. On prépara à
l’avance pour les émigrants des lieux de travail, on leur donna de
bonnes aumônes. On favorisa le nationalisme. On créa des organisations
nationalistes et des centres spéciaux pour encourager le nationalisme.
On cajola les chefs des mouvements dissidents et nationalistes. En un
mot on fit un travail patient, sur de longues années, pour injecter à
la société soviétique les virus de l’antisoviétisme et de
l’anticommunisme.
L’APOGÉE DE LA TRAHISON
Toute l’évolution de la trahison dont nous avons parlé s’est
concentrée dans la trahison gorbatchevo-eltsinienne. L’élément nouveau
qui s’y est greffé a été le fait que la trahison s’est accomplie comme
l’aboutissement d’une opération de destruction interne du pays
entreprise par l’Occident et destinée à terminer la « guerre froide ».
Gorbatchev, en tant que chef du parti et de l’Etat, a donné le signal
de la trahison et, comme une avalanche, elle a submergé le pays.
Qui donc a la responsabilité de ce qui s’est passé ? Cette
responsabilité incombe, de toute évidence, au pouvoir suprême dirigé
par Gorbatchev. Quels sont les critères d’une telle appréciation ?
Afin d’accuser de traîtrise le pouvoir suprême du pays ou de réfuter
une telle accusation, il convient d’abord de prendre en considération
le devoir de ce pouvoir envers la population qu’il avait sous ses
ordres. Ce devoir consiste dans le maintien et le renforcement de la
structure sociale existante, la protection de l’unité territoriale du
pays, la défense et le renforcement de la souveraineté du pays sous
tous les aspects de son organisation sociale (le pouvoir, le droit,
l’économie, l’idéologie, la culture), la sécurité personnelle des
citoyens, la sauvegarde du système d’éducation et d’instruction
publique, des droits sociaux et civiques, bref, de tout ce qui avait
été acquis pendant les années soviétiques et qui était devenu le mode
de vie habituel de la population. Le pouvoir savait cela. La
population était persuadée que le pouvoir allait remplir ses
obligations et elle faisait confiance au pouvoir.
Le pouvoir a-t-il rempli ou non ses obligations ? Et s’il ne les a pas
remplies — pourquoi ?
Deuxièmement il faut établir si le pouvoir soviétique a agi de façon
autonome ou s’il a été manipulé de l’extérieur, si son attitude a été
programmée ou non par quelqu’un d’extérieur au pays, si le pouvoir a
agi ou non dans les intérêts de cette force extérieure.
La réalité de l’histoire soviétique après 1985 est telle que le fait
de juger le comportement du pouvoir soviétique comme une trahison à
l’égard de la population dont il avait la charge ne peut susciter
aucun doute chez l’observateur objectif. Ce jugement n’a pas été
prononcé par une autorité quelconque, parce que cette autorité
n’existe pas et n’a jamais existé. Les forces extérieures qui ont
manipulé le pouvoir soviétique ont encouragé intentionnellement la
trahison, en la représentant mensongèrement dans leur propagande sous
la forme du bien et, à l’intérieur du pays, il ne s’est présenté
aucune force capable de juger le pouvoir pour cette trahison et de
prendre envers ce pouvoir les mesures qu’il est d’usage d’adopter
envers les traîtres.
La trahison est restée inaperçue et impunie, parce que ses initiateurs
et ses chefs (les organisateurs) ont impliqué dans ce processus des
millions de citoyens soviétiques « en noyant » leur propre trahison
dans la trahison de masse et en se lavant ainsi de leur propre
responsabilité.
La population, ou bien est devenue la complice et l’instrument de la
trahison, ou bien est restée passive (indifférente) à son égard. D’une
manière générale, la majorité n’a pas compris ce qui était arrivé. Et
quand elle a commencé à comprendre quelque chose, la trahison était
déjà accomplie. Une circonstance qui a joué un rôle dans tout cela est
le fait que le peuple soviétique pendant soixante-dix ans a supporté
le poids très lourd d’une mission historique. Il était las de cette
mission. Il perçut le renversement contre-révolutionnaire comme une
libération de ce poids historique et il a soutenu le renversement ou,
en tout cas, il n’y a pas fait obstacle, sans réfléchir et sans
envisager les conséquences qui résulteraient de cette libération. Il
ne venait alors à l’esprit de personne que le peuple soviétique, en
rejetant le poids de sa mission historique, capitulait devant l’ennemi
sans combattre, qu’il commettait une trahison envers lui-même.
Il va de soi que dans le comportement de la population le régime
social de notre pays a joué un rôle. Le système du pouvoir était
organisé de telle sorte que les masses de la population étaient
totalement privées d’initiative sociale et politique. Cette initiative
était entièrement le monopole du pouvoir. Et dans le cadre du pouvoir
lui-même elle était concentrée au sommet et ne se répercutait que dans
une faible mesure aux différents niveaux de la hiérarchie. On avait
inculqué à la population une confiance absolue dans le pouvoir. Et à
l’intérieur du pouvoir cette confiance s’était focalisée au sommet. Il
ne venait pas à l’esprit des gens que le sommet du pouvoir pouvait
s’engager sur la voie de la trahison. En sorte que lorsque le
processus de la trahison a commencé, la population l’a interprété
comme une simple initiative du pouvoir et que l’aspect de trahison est
passé inaperçu.
L’idéologie a aussi apporté son tribut à la préparation de la
trahison. Comme on sait, l’un des principes de l’idéologie soviétique
est l’internationalisme.
D’une part, ce principe s’est confondu avec le cosmopolitisme pour une
certaine partie de la population, essentiellement pour la partie
cultivée, aisée et non russe. Les tentatives de Staline de lutter
contre le cosmopolitisme s’étaient soldées par un échec.
D’autre part, l’internationalisme favorisait le fait que la plupart
des citoyens d’origine russe se trouvaient en Union soviétique dans la
situation la plus misérable. La politique nationale du pouvoir s’est
avérée antirusse, elle s’est faite dans une large mesure au détriment
des Russes. Cela a conduit à l’effacement ou, tout au moins, a
l’amenuisement de la conscience nationale des Russes, à la
dénationalisation de la Russie. Et cela a entraîné à son tour
l’indifférence du peuple russe envers la trahison des dissidents, des
émigrants, des dirigeants politiques, des personnalités de la vie
culturelle (non russes pour la plupart) et des autres catégories de
citoyens qui avaient une orientation cosmopolite.
Est-ce que la trahison a joué un rôle décisif dans la faillite du
système social soviétique dans le pays et du pays tout entier ? Si on
entend par le mot « décisif » que si la trahison n’avait pas eu lieu,
le régime social de l’Union soviétique et l’Union soviétique elle-même
auraient pu être sauvés et que le pays aurait évité la catastrophe, on
peut probablement répondre par l’affirmative à la question posée. La
probabilité d’une pareille issue de la guerre froide s’est renforcée
par le fait que, dans la dernière étape de cette guerre, la stratégie
occidentale a misé presque à cent pour cent sur cette trahison. La
contre-révolution soviétique (russe) a pris justement la forme
historique concrète de la trahison, une trahison imposée par les
ennemis du dehors, organisée par l’élite idéologique dirigeante du
pays, soutenue par la partie socialement active de la population et
par la masse passive du reste de la population qui a capitulé sans
combattre.
La trahison gorbatchevo-eltsinienne est la plus grande trahison de
l’histoire de l’humanité par ses principaux paramètres, par
l’importance de ses participants, par son degré de calcul et de
préméditation, par son niveau social, par ses conséquences pour nombre
de pays et de peuples, par son rôle dans l’évolution de l’humanité
entière. De sorte que si on nous a volé, à nous les Russes, le droit
d’être les premiers découvreurs d’une voie nouvelle, la voie
communiste, de l’évolution sociale de l’humanité, on devrait
reconnaître au moins que nous sommes les champions dans la sphère de
la trahison. Mais je crains que, sous ce rapport, on nous rejette au
rang de marionnettes utilisées dans les opérations globales des
maîtres du monde occidental (de la supra-société globale) et que l’on
classe les chefs de notre trahison sans précédent dans l’histoire –
Gorbatchev et Eltsine – parmi les crétins intellectuels et les ordures
morales, car c’est seulement ce qu’ils méritent.
L’horreur de notre tragédie russe est redoublée par le fait qu’elle
n’a rien eu d’héroïque, d’élevé ni de sacrificiel, mais qu’elle a pris
une forme vile et humiliante et qu’elle nous a plongés dans un abîme
de corruption, de couardise et de bassesse. Nous sortons de l’arène
historique pour entrer dans le néant sans pouvoir nous prévaloir d’un
combat ardent pour défendre la vie et la dignité d’un grand peuple,
comme le voulait la tragédie antique, mais en baisant les pieds et les
mains d’un ennemi insensible qui nous piétine et nous enfonce dans
notre flagornerie abjecte en nous jetant de maigres aumônes. Notre
tragédie est aussi sans précédent par son ignominie

mercredi 10 juin

Les commentaires sont clos.