Histoire

Hommage à un chef Patriote progressiste : Souvenirs avec Mohamed Sellami

Par Abdelghani Kayouche*

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Mohamed, te souviens-tu de ces senteurs d’éden qui engrossaient la Mitidja, vous saisissaient le corps et répandaient l’allégresse dans les cœurs des gens ? C’était les parfums du printemps que dégageaient, au sortir de l’hiver, les orangeraies en fleurs.
Entends-tu le murmure doux des champs de blé que caressait la brise, le gazouillis des oiseaux qui chantaient la vie ? Mohamed, te souviens-tu des nuits passées à la belle étoile à faire et à défaire le monde ? La douceur des nuits d’été invitait au voyage. Les chants aigus et sans fin des grillons accompagnaient nos rêves. Mohamed, te souviens-tu des amitiés sincères qui naissaient dans la lutte ? Garçons et filles des quatre coins d’Algérie, brisant les tabous et les mesquineries, nous étions unis dans le culte de la justice et de la liberté.
Mohamed, te souviens-tu de nos 20 ans ? C’était aux débuts des années soixante-dix, nous étions jeunes et dans nos corps brûlait un feu sacré. La tête pleine de certitudes enfantines, le cœur débordant de générosité, nous voulions changer le monde.
Nous voulions abolir «l’exploitation de l’homme par l’homme», supprimer l’ignorance et l’analphabétisme. Nous voulions changer les mentalités. Nous étions convaincus de participer à l’invention d’un monde nouveau où, dans l’harmonie avec une nature enfin maîtrisée, l’homme ne sera plus un loup pour l’homme.
L’évocation de notre naïveté juvénile me rappelle cette anecdote d’un Etudiant Volontaire expliquant à un paysan le cycle de la pluie :
«-Vous savez, la pluie n’est pas le résultat d’un phénomène surnaturel. C’est l’eau de mer qui, sous l’effet du soleil, se transforme en vapeur, puis se condense dans le ciel et retombe sous forme de pluie. Elle va ensuite couler vers la mer pour recommencer le cycle…»
Le paysan le regarda avec scepticisme et lui répondit : «Mettons que tu dises vrai concernant la pluie; et la grêle qui nous arrive, ronde comme les boulettes de couscous, c’est ta mère qui l’a roulée?».
Te souviens-tu, Mohamed, des débuts du Volontariat étudiant ? En ces premières années soixante-dix, la terreur régnait encore à l’université. Une grande répression venait de s’abattre sur les militants de l’Union nationale des étudiants algériens. Il leur était reproché de critiquer le régime. Des dizaines d’entre eux furent jetés en prison puis envoyés de force au service militaire. Certains étaient recherchés et contraints à la clandestinité.
Le pouvoir n’aura jamais pardonné à l’U.N.E.A., son opposition au coup d’Etat du 19 juin 1965. Après plusieurs vagues de répression, après l’échec de son entreprise de mise en place d’une direction fantoche qui soit à sa solde, il allait l’interdire pour réduire définitivement toute opposition véritable.
Hommage au jeune Keddar Berakaâ, mort à la fleur de l’âge, dans la clandestinité, pour avoir refusé de soigner une grave maladie pendant qu’il était recherché par la sécurité militaire !
Mais quelle répression aurait pu empêcher Aziz Belgacem, Abderahmane CHERGOU et leurs camarades, ces semeurs d’espoir, d’accomplir leur devoir ?
Convaincus de frayer les chemins du progrès à toute la population, les apôtres de la liberté répandaient la libre-parole.
Très vite, les germes de l’avenir commençaient de nouveau à donner des bourgeons. Un puissant mouvement de jeunes surgissait pour soutenir la Réforme agraire. Une école de formation aux idéaux du patriotisme, de la libération et du rationalisme était née.
Toute une génération de lycéens, étudiants, jeunes travailleurs et jeunes chômeurs sera profondément marquée par cette école d’un genre à part. Tu étais le représentant le plus authentique de cette génération militante.
Te souviens-tu, Mohamed, combien, au-delà de nos petits intérêts, au-delà de la peur, nous aimions ce pays.
Nous aimions ses orangeraies verdoyantes, ses montagnes abruptes, ses plaines steppiques, ses côtes merveilleuses et son désert fantastique. Nous aimions ses langues non écrites, ses poésies diversifiées, ses bouquets de musique, ses contes allégoriques, ses dictons pleins de sagesse. Nous aimions son histoire, plusieurs fois millénaire et plusieurs fois martyre.
Nous aimions ses populations surtout. Qu’elles soient d’origine berbère, arabe ou européenne, qu’elles soient de confession musulmane, chrétienne, juive, athée ou simplement païenne, elles étaient toutes à nos yeux, avant tout algériennes.
C’était l’époque où l’on nous apprenait à briser les frontières de la haine que l’inculture avait érigées en l’homme. A faire la distinction entre un patriote qui aimait son peuple, et un nationaliste chauvin qui haïssait les autres.
Te souviens-tu, Mohamed, comment nous apprenions à vibrer au diapason de l’humanité en marche vers sa libération ?
Les avancées des forces du progrès, en quelque point de la planète, nous emplissaient de joie. Nous subissions les reculs comme autant de revers inscrits dans nos chairs.
Au Vietnam, «L’homme aux sandales de caoutchouc», comme Kateb Yacine appelait l’oncle Ho, mettait à genoux la grande armada US. La complainte de Victor Jara, apportait jusqu’à nous la douleur du Chili succombant sous la botte fasciste ; et nous avions très mal. En Moyen-Orient meurtri, l’Organisation de Libération de la Palestine, peu à peu, au travers du sacrifice des meilleurs de ses enfants, faisait du peuple palestinien un acteur incontournable non seulement pour l’Etat d’Israël et la communauté internationale, mais également pour les Etats arabes «frères» qui voulaient le phagocyter.
Grâce à l’aide algérienne, l’Angola de NETO remportait une bataille décisive contre les Savimbi soutenus par les Botha et Cie. C’était la bataille pour le contrôle de Luanda, la capitale.
En Afrique du Sud, au cœur du régime fondé sur la suprématie des Blancs, le martyr des enfants de Soweto annonçait à la face du monde, la fin de l’Apartheid.
Nous étions surtout, avec nos illusions, les empêcheurs de tourner en rond du système néo-FLN, qui faisait déjà de la contrebande avec les valeurs sacrées de la Nation.
Mohamed, te souviens-tu de nos démêlés avec les gros propriétaires fonciers qui usaient de mille et un artifices pour échapper à la nationalisation ? Et les caïds de la Kasma F.L.N? Détrousseurs de deniers de la commune, voleurs de cageots pleins des domaines «autogérés», parasites méprisant le peuple qui leur donne à manger, avant-garde officielle qui marchait à reculons.
Te souviens-tu de l’histoire de la C.A.P.C.S. de Boufarik ? Les paysans nous avaient dit à propos de la gestion de cet organisme censé les soutenir : «Il y a des détournements de fonds publics».
Nous fûmes les seuls à les avoir crus. Nous avions passé des jours et des nuits à décortiquer la comptabilité de la coopérative. Nous avions mis à jour d’évidentes malversations. Te souviens-tu, Mohamed, que pour le punir, les supérieurs hiérarchiques du directeur de la C.A.P.C.S. lui avaient accordé une promotion ?
Te souviens-tu quand le président d’ A.P.C décida de louer le marché de Boufarik à un homme d’affaire contrôlant la plupart des marchés de l’Ouest algérien, lui conférant, par là, le droit de lever l’impôt, y compris sur les petits commerçants de la ville?
Cette décision prise au mépris des règles les plus élémentaires de fonctionnement de la mairie, souleva un tollé général parmi les habitants de Boufarik. Tu étais pour sortir dans la rue et manifester avec la population mécontente, mais nos «responsables» avaient refusé la proposition, «pour ne pas gêner l’action des forces progressistes au sein de l’Etat».
Ce ne sont là que des exemples dérisoires, des centaines, des milliers d’actions progressistes auxquelles tu participas activement depuis plus d’un quart de siècle.
Comme elles étaient chaudes ces nuits claires d’été, passées dans les salles de l’école à planifier notre contribution aux tâches de l’édification nationale ! Nous commencions toujours par établir le point de ce qui avait été accompli pendant la journée. Nous essayions de construire une appréciation en fonction d’un «plan de travail» couvrant la période de volontariat. Nous discutions, évidemment, du devenir de la Nation. Nos cœurs vibraient pour le Vietnam et l’Afrique opprimés. Quelqu’un qui gratte une guitare, un chant révolutionnaire fuse lentement, il pénètre au plus profond de nous-mêmes.
Sans rien demander et prêts à tout offrir à la Patrie, nous étions des gens heureux.
Il n’est pas étonnant que la Mitidja ait donné des enfants de ta trempe Mohamed. C’est là qu’est situé le domaine «Sainte Marguerite» devenu Souidani Boudjemaa où naquit l’Autogestion. Alors que le Gouvernement provisoire algérien s’engageait dans les accords d’Evian à ne pas toucher aux terres des gros colons, des hommes avaient dit : «La liberté n’a pas de sens sans le progrès social».


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Les ouvriers agricoles s’étaient organisés et avaient donné corps au rêve ancestral : «La terre aux paysans!».
Les gouvernants d’alors ne pouvaient qu’entériner.
Nous sommes au pays d’Abderahmane Chergou. Salut l’A.L.N! Formé dans les maquis de la guerre d’indépendance, militant progressiste et syndicaliste infatigable, il répandait sur son passage l’envie de vivre autrement. La prison et les tortures n’eurent point raison de son engagement impénitent pour la justice et la liberté. Un groupe d’islamistes fanatisés l’assassinera dans sa cage d’escalier. Il fut lardé à mort par des coups de couteau, mais ils ne réussirent point à l’égorger.
Les idées de Frantz Fanon planaient encore au lycée de Boufarik. Cet homme était né sur un autre continent. Il aima l’Algérie et épousa sa cause, car elle était la cause de tous les «damnés de la terre». Les idées de Fanon aidaient les gens à devenir de plus en plus humains. Elles furent progressivement ensevelies sous les amoncellements d’inculture et de haine déversées par l’école depuis son «arabisation» et l’enfermement culturel qui en résulta pour plusieurs générations d’algériennes et d’algériens. Dans l’Algérie arabo-islamique, Frantz Fanon n’a pas sa place.
La dernière fois que nous nous sommes rencontrés, c’était à l’enterrement de Mahfoudh qui venait d’être sauvagement assassiné à Dellys.
Sec comme un roc, les traits tirés par la fatigue, tu avais le regard de l’homme qui avait choisi. Tu disais : «Il faut réagir, il faut cesser de se faire tirer, l’un après l’autre, désarmés, comme des lapins!».
La déferlante islamiste avait laissé sur ton visage ses traces ravageuses.
Tout commença pour toi…mais où trouver un début à notre affrontement implacable avec l’intégrisme obscurantiste ?
En tout cas, un soir parmi les soirs des attentes angoissées, ils vinrent t’assassiner comme ils le firent pour Mohand ou Bélaid ou encore tant d’autres gens qui ne leur plaisaient pas. A coups de pierres, à coups de bâtons, à coup de force et de courage, toi et les tiens, hommes femmes et enfants, vous étiez arrivés à les repousser enfin.
Mais leur menace devint de plus en plus pressante dans les jours qui suivirent. Tu dus quitter la terre de tes parents, et pour toi commençait le calvaire de l’exil intérieur. L’assassinat par les islamistes de ton jeune frère resté à Boufarik fut horrible à accepter. Par ce crime crapuleux, les islamistes voulaient t’atteindre dans tes sentiments les plus profonds quand ils ne pouvaient t’atteindre dans ton corps. Ils ne firent que renforcer ta détermination à «passer à l’action».
Un jour, tu revins en secret, recultiver l’espoir dans la Mitidja tant aimée et la laver des souillures intégristes. Se croyant en pays conquis, les chacals vinrent au village comme ils le faisaient depuis quelques mois déjà. Quelle ne fut leur surprise de se voir accueillis par un feu bien nourri. Ils y laissèrent leurs premiers cadavres en même temps que le mythe de leur invincibilité.
Ils reviendront par la suite, avec des camions et des tracteurs «blindés». Mais à chaque fois, ils perdront une parcelle de leur suprématie. Haouch El Gros où tu grandis, est aujourd’hui beaucoup plus qu’un symbole de la résistance victorieuse à la horde islamiste. A quelques kilomètres de Boufarik, ce bourg tranquille planté au milieu de la plaine verdoyante, est devenu le bastion inexpugnable des Patriotes de la Mitidja.
Et la lutte continue…
Cette nuit-là, ils attaquèrent Boufarik en venant par l’oued. Tu n’étais pas de garde, mais tu te précipitas vers le champ de bataille. La mort sifflait partout, avide de sang, avide de souffrance. Elle t’embrassa soudain et soudain tout finit.
Tu auras ce privilège d’être le premier camarade à tomber les armes à la main.
Nous eûmes la chance, par la suite, de rencontrer ta femme. Un foulard encerclait son visage enfantin. Dans sa candeur tranquille, elle manipulait les armes comme une magicienne. Elle est le cœur battant de l’Algérie en marche. Les Patriotes de la Mitidja se comptent par centaines. Tu peux te reposer. Grâce à des hommes comme toi, une certitude est née : L’intégrisme ne passera pas en ce pays béni par les Dieux du Maghreb.
Mohamed, te souviens-tu de la cérémonie organisée par la première Région militaire, en l’honneur des Etudiants Volontaires ? Ce fut en été 1974 ou peut-être 1975, je ne sais déjà plus. Nous étions, en un bel ensemble, mêlés à d’autres jeunes en tenue militaire pour scander : «L’armée et le peuple contre la réaction !».
Pour tous les anciens camarades de la brigade des Etudiants Volontaires de Boufarik, je te salut.
*Abdelghani Kayouche : Patriote d’Alger-centre, membre de l’Alliance Nationale patriotique et membre du conseil national du MDS.

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