Société

Il faut sauver les danses traditionnelles

Taïbi Mohamed, directeur de la culture de Sidi Bel-Abbès : «Il faut sauver les danses traditionnelles»

Le ministère de la Culture a lancé, ces dernières années, deux importantes opérations d’envergure nationale visant, pour la première, le recensement des expressions culturelles traditionnelles et populaires et, pour la seconde, leur transcription et leur enregistrement thématique. Comme le soulignent bien à propos les initiateurs de cette mission salutaire de sauvegarde de notre patrimoine immatériel national «ensemble vivant et en perpétuelle recréation de pratiques, de savoirs et de représentations», il est devenu aujourd’hui plus que jamais impératif de prendre sérieusement en charge tous ces biens culturels dans leur intégralité, «à travers le recensement, l’identification, la protection, la sécurisation, la revalorisation, la promotion et la sensibilisation en direction du large public.»
15.08.2015 10:00
Les danses ancestrales sont en danger de disparition. Photo : DRimages-23.jpg
L’opération qui avait été bien entamée, ces dernières années, par l’étude de deux importants volets thématiques, à savoir ceux du «Rituel du mariage traditionnel» et «des Instruments de musique traditionnelle», semble buter sur le reste des «expressions» non encore abordées à ce jour, notamment celle des danses traditionnelles et populaires qui sont menacées de disparition à cause d’une tendance à la «falsification» par des groupes folkloriques peu soucieux de la préservation du patrimoine immatériel national. Taïbi Mohamed, directeur de la culture de la wilaya de Sidi Bel-Abbès, a bien voulu nous entretenir sur cette question brûlante.
Entretien réalisé par Mouloud Elias
Artistes, spécialistes et simples citoyens s’accordent à dire qu’un réel danger de «falsification» guette aujourd’hui cet important pan de notre patrimoine immatériel commun. Partagez-vous ce constat ?
Les danses populaires algériennes -pour ne pas dire folkloriques parce que le mot a tendance à avoir une connotation péjorative et un peu négative- ont une authenticité et un enracinement culturel, surtout populaire, parce qu’elles ne sont sorties d’aucune académie ou d’une quelconque école de ballet. C’est une expression qui a des liens historiques avec nos traditions et nos coutumes de par la place qu’elle occupait dans notre organisation sociale passée. Elles ont été préservées par nos parents, nos ancêtres avec leurs formes et leurs codes pour les jours de joie et de gaieté.
A titre d’exemple, dans l’Ouest algérien, les anciens dansaient le a’laoui, vêtus de a’bayate blanches très amples nouées à la ceinture, qu’ils relevaient ou rabaissaient selon la taille de chacun, et l’inévitable matrag. Il faut faire la différence entre le a’laoui, dansé exclusivement par les hommes, et le çaf par des groupes de femmes entre elles, parfois accompagnées par un membre âgé de la proche famille. images_2_-9.jpg
Le a’laoui est une danse qui incarne la force, la joie d’exprimer par le corps des sentiments, des sensations multiples, de se manifester et de manifester en tapant le sol du pied. Le a’laoui est toute une harmonie créée par le
groupe de danseurs. Il est dansé avec un accoutrement spécifique de la région : il y a la a’baya algérienne, le h’zam, el mouzit, z’dam multicolore, le turban etc.
Deux formes le caractérisent par leurs rythmiques et instruments d’accompagnement : la première avec le galal, fabriqué à partir du bois de sabar, la seconde (nehari) avec le bendir. Les vêtements essentiels sont d’une couleur blanche, agrémentés de cordons aux tons verts et rouges. Les chaussures de cuir également sont propres à nous.
Mais tout cela tend à disparaître avec l’éclosion de nouvelles troupes folkloriques où l’expression gestuelle ou corporelle a subi d’étonnantes transformations…
Effectivement. On l’a encore relevé lors de cette édition du festival des danses populaires. Une remarque étonnante à faire d’abord : le a’laoui s’est transformé en exercice sportif sur scène. Les danseurs courent et sautent en arborant des semblants de costumes et des accoutrements n’ayant rien à voir avec les nôtres. Une a’baya courte à l’afghane avec en dessous des chemisettes rouges ou noires, des chaussures de sport et des accessoires de toutes sortes, appartenant beaucoup plus au patrimoine africain qu’au nôtre. Les instruments, également, ont changé chez certaines groupes de danseurs a’laoui avec l’intrusion de la derbouka, du t’bal et des karkabou du genre diwan. Du n’importe quoi ! On va vers une déformation totale du genre. Plus grave encore, c’est une tendance qui risque d’effacer à jamais le patrimoine national. Une dilution totale des fondements mêmes de cette danse, voire sa disparition progressive. Le a’laoui avait aussi ses propres variantes selon les anciennes tribus d’appartenance des danseurs comme les Ouled N’har, Ouled Balegh, Beni Ameur, Hmiyane etc.
Même les calculs des pas de danse ont été complètement chamboulés par les nouvelles troupes. On ne se déploie plus sur piste à l’ancienne avec les rythmes d’antan des ‘Sbaissiya’, ‘A’rayachiya’ et la a’yta caractéristique du cheikh du groupe qui n’est autre que le glaïli en titre. Ce véritable chef d’orchestre était porteur de codes et constituait à lui le maître de cérémonie
avant, pendant et après le spectacle. Sa présence, ses pas de danses, son rythme de galal, ses ordres, son cri et sa a’ïta, sa complainte, le foulard de la bien-aimée qu’il nouait avec fierté le long de son buste, le feeling cathartique, étaient un hymne à l’amour et à la paix. Les gsasbiyas (flutistes) se considéraient comme de simples disciples du cheikh qui occupait le rôle moteur dans la conduite du groupe et du spectacle. Jusqu’à un passé récent, on annonçait l’organisation d’un évènement en mettant en avant le nom du cheikh : «Une partie de a’laoui avec cheikh f’len !» Tous ces concepts fondateurs commencent à disparaître. Peu de choses subsistent de nos jours du a’laoui originel.
Comment expliquez-vous les causes de cette «décadence» ?
Les causes sont liées à une conception que l’on se faisait dans les années 80 du patrimoine immatériel national. Tout a été catégorisé selon des critères figés assimilant certaines danses à une représentation formelle des activités rurales suivant le rythme des saisons et des évènements sociaux. Alors que toutes ces expressions culturelles traditionnelles, parmi lesquelles les danses, ont des siècles d’histoire et ont évolué dans le temps, selon des circonstances et des codes bien particuliers. L’anthropologie peut apporter un éclairage certain sur l’origine de ce patrimoine et les preuves de son authenticité bien algérienne. Le pire dans tout cela est que certains acteurs pseudo-culturels, qui se sont nourris de théories importées de l’étranger, participent à la destruction de notre patrimoine commun. Il ne faut pas s’étonner si, aujourd’hui, on voit le a’laoui dansé ensemble par les femmes et les hommes drapés de burnous dorés. Tout cela n’existe pas dans le a’laoui authentique tel qu’hérité de nos ancêtres. Même la gestuelle corporelle a changé aujourd’hui.
Vous conviendrez que la danse traditionnelle n’est pas seulement une affaire de costumes, d’instruments et de chorégraphie. Comme toute expression culturelle, elle est porteuse aussi de significations et de messages…
Les troupes étrangères invitées ont donné le meilleur exemple en se présentant comme les ambassadeurs de leur patrimoine culturel et artistique
ancien et, surtout, porteuses d’un message d’amour et de paix entre les peuples. Le cas ne s’est pas présenté, malheureusement, pour certaines troupes nationales qui ont restitué une image de violence et de haine dans leurs représentations (combats de matrag et d’armes) alors qu’à l’origine, les spectacles de danses qu’elles présentaient sur scène ont toujours prêché l’union et la concorde entre les différentes composantes du peuple
Il va sans dire que la problématique de ce patrimoine immatériel ancien se pose aujourd’hui en termes de sauvegarde urgente pour l’ensemble des acteurs concernés : responsables, artistes, hommes de culture et spécialistes…
Il faut d’abord arrêter ce massacre. Ne pas se taire devant ces personnes qui mélangent le a’laoui et le gnaoui dans une nouvelle forme hybride qui n’a rien à voir avec notre patrimoine culturel et notre histoire. Le plus grave dans tout cela, c’est l’absence et le silence des laboratoires de recherche qui continuent de bouder ces manifestations périodiques (festivals et rencontres folkloriques) et n’entreprennent aucune étude sérieuse en vue de la transcription et la préservation de ces danses qui doivent être codifiées et chorégraphiées en leur état premier pour être transmises aux générations futures. L’opération de transcription est une œuvre de longue haleine qui ne peut être entreprise sans la participation, pleine et entière, de tous les chercheurs universitaires, en particulier ceux du département des arts populaires qui sont présentement vivement interpellés.
Ce phénomène d’acculturation rampante est loin d’épargner les autres types de danses algériennes, tels que le Houbi des Doui Menia, le Hidous des monts de ksours, le R’guibi de la région de Tindouf, le Saadaoui des Ouled Naïl…
C’est le triste constat à faire mais à un degré moindre pour certaines danses qui sont heureusement protégées par des associations locales très dynamiques et très vigilantes sur le sujet.images_3_-4.jpg

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