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LE COMMERCE DES ILLUSIONS, Par Dani Rodrick

Cet article au titre suffisamment éloquent, écrit par l’économiste Turco américain Dani Rodrik en 2001, donc avant la crise déclenchée en 2008, reste toujours d’actualité et ses constats parlent pour l’impasse libérale algérienne, comme vous pouvez en juger.
Dani Rodrik, est un économiste dont les recherches portent sur la mondialisation, la croissance économique et le développement, et l’économie politique. Avant de se joindre à l’Institute for Advanced Study (en Juillet 2013), il a été professeur à Harvard (1996-2013) et à la Columbia (1992-1996). Il a beaucoup publié dans les domaines de l’économie internationale, le développement économique et l’économie politique.

[rouge]LE COMMERCE DES ILLUSIONS[/rouge]

Depuis deux décennies que la libéralisation fait office de stratégie de développement, les résultats se font toujours attendre. A la veille d’un nouveau cycle de négociations commerciales multilatérales, la magie de l’ouverture fait-elle toujours illusion ?
Un représentant du Trésor américain pressait récemment le gouvernement mexicain de renforcer la lutte contre la criminalité parce que « de tels niveaux de crime et de violence peuvent décourager les investisseurs étrangers ». Une admonestation qui montre que c’est au fond à la bonne santé du commerce extérieur et de l’investissement étranger que l’on mesure l’efficacité des politiques sociales et économiques des pays en développement.
Cette inversion, pour ne pas dire cette perversion, des priorités campe sur un consensus, une foi inébranlable en l’impératif d’intégration dans l’économie globale. L’ouverture au commerce et aux flux d’investissement n’est plus perçue comme un élément parmi d’autres d’une stratégie de développement ; on la considère aujourd’hui comme le plus puissant catalyseur connu de croissance économique. Ouverture, ouverture. Les hauts fonctionnaires de l’Organisation mondiale du commerce (OMC), du Fonds monétaire international (FMI) et autres organismes financiers internationaux, on s’y attendait, scandent en permanence ce mantra. Plus surprenant, depuis quelques années, la foi en l’intégration a rapidement gagné les responsables politiques un peu partout dans le monde.
Rejoindre l’économie mondiale n’est plus seulement une question de barrières commerciales ou financières à démanteler. Les pays candidats doivent aussi satisfaire une longue liste de critères d’admission, allant des règles de brevetabilité aux règles bancaires. Les apôtres de l’intégration économique prescrivent tout un lot de réformes institutionnelles que les pays aujourd’hui les plus avancés ont mis des générations à accomplir, afin que les pays en développement « maximisent les gains tirés de la participation à l’économie globale et minimisent les risques ». L’intégration globale est devenue un substitut des stratégies de développement.
Cette vogue est un désastre pour les pauvres de ce monde. Le nouvel agenda de l’intégration globale repose sur un socle empirique vacillant et dénature les priorités des responsables politiques. En se focalisant sur l’intégration internationale, les gouvernements des Etats pauvres détournent les ressources humaines, les capacités administratives, le capital politique de priorités de développement plus urgentes comme l’éducation, la santé publique, la production industrielle et la cohésion sociale. En outre, ils sapent des institutions démocratiques naissantes en sortant du débat public la question du choix d’une stratégie de développement.
Excuses, excuses
Les pays qui se sont lancés à fond dans l’intégration orthodoxe découvrent que l’ouverture ne tient pas ses promesses. Les pays d’Amérique latine et d’Afrique ont eu beau lever brutalement les entraves au commerce et à l’investissement depuis 1980, leurs scores de croissance stagnent ou progressent moins vite qu’à l’âge d’or de la substitution aux importations, dans les années 1960-70. Ce sont des pays comme la Chine, l’Inde et certains états d’Asie de l’Est et du Sud-Est qui connaissent la croissance la plus rapide. Or la classe politique de ces pays s’est elle aussi convertie à la libéralisation du commerce et de l’investissement, mais elle a opté pour une ouverture non orthodoxe et inscrite dans un paquet politique plus large et largement non conventionnel.
Les apôtres de la libéralisation ont encaissé ses résultats décevants avec un aplomb remarquable. Ils persistent à dire que l’intégration dans l’économie globale est la condition préalable du développement, et se contentent d’ajouter qu’il ne suffit pas d’ouvrir les frontières, qu’il faut tout un complément de réformes institutionnelles pour engranger les gains de l’ouverture. Prenons le commerce : n’importe quel économiste de la Banque mondiale dira qu’un programme réussi de libéralisation exige d’aller au-delà de la simple baisse des barrières tarifaires et non tarifaires, et sortira sans doute une liste interminable de mesures d’accompagnement : réforme fiscale pour compenser la baisse des recettes douanières ; filets sociaux pour venir en aide aux travailleurs licenciés ; réforme administrative mettant les pratiques commerciales en conformité avec les règles de l’OMC ; réforme du marché du travail
pour favoriser la mobilité de la main-d’œuvre ; assistance technologique pour moderniser les entreprises victimes de la concurrence des importations ; programmes de formation pour veiller à ce que les firmes exportatrices et les investisseurs disposent de travailleurs qualifiés. Plus les gains espérés de la libéralisation commerciale se font attendre, plus la liste de conditions préalables s’allonge.
Arbitrages budgétaires
La plupart des réformes institutionnelles de l’agenda intégrationniste (mais certainement pas toutes) sont parfaitement sensées, et dans un monde libre de contraintes financières, administratives ou politiques il n’y aurait guère de controverse autour de la nécessité de les adopter. Mais dans le monde réel, les gouvernements sont placés devant des choix difficiles quant à la manière d’employer au mieux leurs ressources fiscales, administratives et leur capital politique. Fixer comme priorité l’intégration dans l’économie globale a donc des coûts d’opportunité élevés. Les ressources financières et humaines qu’un pays en développement utilise pour se mettre en conformité avec les règles de l’OMC sont perdues pour les politiques domestiques de développement. Les fonds utilisés à former plus de comptables et de banquiers, comme il se doit pour préparer l’ouverture financière, ne servent pas à scolariser les
filles ou à améliorer l’enseignement secondaire. Les contraintes financières imposées par la fameuse discipline du marché sont terriblement coûteuses : la Banque centrale du Pérou détient ainsi des réserves de change équivalant à quinze mois d’importations, à titre d’assurance contre une brusque sortie de capitaux, dont les économies financièrement ouvertes font souvent l’expérience. Les coûts d’opportunité de cette politique représentent presque 1 % du produit intérieur brut – bien assez pour financer un généreux programme de lutte contre la pauvreté.
Mythes asiatiques
Les gourous de la globalisation ne se laissent pas déconcerter par le coût des réformes institutionnelles nécessaires pour rejoindre la communauté économique internationale. Invariablement, estiment-ils, l’insertion dans le marché global entraînera un surplus de croissance qui compensera largement ce coût initial. Et de citer en exemple les « tigres » de l’Asie de l’Est ou la Chine : où en seraient-ils sans le commerce international et les flux de capitaux étrangers ? Certes, ces pays ont engrangé des bénéfices colossaux de leur intégration progressive dans l’économie mondiale. Mais à regarder de plus près quelles politiques ont produit ces résultats, on ne voit rien qui ressemble à l’actuel « Livre de la Loi ».
Dans les années 1960-1970, lorsque la Corée du Sud et Taïwan ont connu leur croissance formatrice, le contexte international était beaucoup moins contraignant qu’aujourd’hui. On comptait peu de règles commerciales globales, et les pressions à l’ouverture des frontières financières étaient pour ainsi dire inexistantes. Les « tigres » ont donc pu combiner leur orientation extérieure avec des politiques non orthodoxes : hauts niveaux de barrières tarifaires et non tarifaires, propriété publique de larges segments de la banque et de l’industrie, subventions aux exportations, exigences de contenu national des produits, violations des règles de brevet et de copyright, restrictions aux flux de capitaux (y compris sur l’investissement direct étranger). Des politiques qui sont aujourd’hui soit interdites par les règles commerciales, soit désapprouvées par des organisations comme le FMI et la Banque mondiale. La Chine a elle aussi suivi
une stratégie non orthodoxe, violant presque toutes les règles d’or, à commencer par celle de la propriété privée. L’Inde, qui a connu une croissance économique particulièrement soutenue au début des années 1980, demeure une des économies les plus protégées au monde.
Dans tous ces pays, la libéralisation du commerce s’est étalée sur des décennies, et non pas sur des années. Ce n’est qu’une fois achevée la transition vers un taux élevé de croissance que les gouvernements ont véritablement libéralisé les importations. Et loin de faire le ménage dans leurs institutions, ils ont su les utiliser, aussi imparfaites fussent-elles, pour faire naître la croissance. Si certaines des économies asiatiques les plus prospères ont finalement cédé aux pressions occidentales et libéralisé les flux de capitaux, elles ont été récompensées par la crise financière asiatique de la fin des années 1990. C’est la raison pour laquelle ces pays ne peuvent guère être considérés comme les élèves modèles de l’intégration dans l’économie globale. Ils ont eu la liberté de se frayer leur propre chemin, et en ont largement usé. Aujourd’hui, on ne pourrait pas le faire sans s’attirer les foudres du
FMI et de l’OMC.
Les expériences asiatiques mettent en lumière un point fondamental : une stratégie de développement complète et cohérente est plus à même d’apporter l’intégration dans l’économie globale qu’une stratégie purement intégrationniste qui repose sur la magie de l’ouverture. Les globaliseurs ont tout faux : l’intégration est le résultat, et non la cause, du développement économique et social. Une économie relativement protégée comme le Vietnam s’intègre dans l’économie mondiale bien plus rapidement qu’une économie ouverte comme Haïti, parce que le Vietnam, à l’inverse d’Haïti, a un régime économique et politique raisonnablement fonctionnel.
L’ouverture économique ne mérite pas d’être la priorité des stratégies de développement prônées par les organisations multilatérales. Les pays qui ont atteint une croissance économique durable ont généralement exploité les opportunités offertes par les marchés mondiaux tout en menant une stratégie de croissance qui mobilise les capacités des institutions et des investisseurs domestiques. Concevoir une telle stratégie est à la fois plus compliqué et plus simple que d’appliquer les politiques standards d’intégration. Plus compliqué, parce que chaque pays a ses propres contraintes à la croissance et qu’il n’y a pas de recette toute faite pour les lever. Plus simple, parce qu’une fois ces contraintes identifiées, des changements politiques relativement mineurs peuvent avoir des retombées positives considérables et enclencher un cercle vertueux de croissance et de réforme.
Ces stratégies de croissance reposent généralement sur des innovations non orthodoxes, qui s’éloignent du « Livre de la Loi » de l’intégration. Entreprises publiques durant la restauration Meiji au Japon ; entreprises de quartier et de village en Chine ; export processing zones à l’île Maurice ; incitations fiscales en faveur d’investissements prioritaires à Taïwan ; subventions aux exportations en Corée du Sud ; protection des industries naissantes au Brésil durant les années 1960-70 – ce sont des innovations de ce type qui ont permis de lancer l’investissement et la croissance dans le passé. Aucune n’est sortie de la boîte à outils des économistes de Washington.
Ces expériences ont rarement réussi lorsqu’elles ont été transplantées dans d’autres pays, ce qui souligne encore l’importance décisive des conditions locales. Pour être efficaces, les stratégies de développement doivent être taillées sur mesure, adaptées aux forces institutionnelles de chaque pays. Il n’y a tout simplement pas d’alternative à un plan économique fait maison. Les responsables politiques qui cherchent des réponses du côté de Washington et des marchés financiers se condamnent à singer la conventionnelle sagesse du jour, et à la désillusion finale.

Dani Rodrick est Professeur d’économie politique internationale, Harvard University John F. Kennedy School of Government 79 John F. Kennedy Street Cambridge, MA 02 138 Etats-Unis
Reflets et perspectives de la Vie économique , 2002, vol. XLI, numéro 2, pages 41-51

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