Économie

Le paradigme énergétique-développementiste en question Par Abdelatif Rebah

Les questions énergétiques occupent de manière continue et soutenue l’actualité, confirmant un fait connu, la place centrale qui sied traditionnellement, en Algérie, à la problématique de l’or noir, largo sensu, depuis ces prolifiques découvertes sahariennes de 1956 qui ont projeté le pays dans l’ère du pétrole. Jamais démentie, la centralité de la thématique pétrolière sur la scène nationale est le reflet du poids croissant que cette richesse du sous-sol s’est acquis, depuis, dans l’économie algérienne. L’emprise économique des ressources hydrocarbures est allée s’accentuant depuis leur nationalisation, jusqu’à progressivement imprimer des traits déterminants à l’ensemble de l’évolution politique, économique et sociale de l’Algérie.

Plus de cinquante ans après l’indépendance, l’hégémonie des revenus du pétrole et du gaz est pratiquement totale. Le secteur pétrolier et gazier représente 41% du PIB, 97% des recettes devises, 77% des rentrées fiscales.

Les recettes d’exportations d’hydrocarbures générées durant ce demi-siècle ont rapporté à l’Etat algérien un montant cumulé d’environ 1000 milliards de dollars, tandis que celles de la fiscalité pétrolière ont atteint un montant cumulé de plus de 600 milliards de dollars. La chaîne énergétique allant de la recherche à la distribution des hydrocarbures absorbe à présent un montant d’investissement de 12 milliards de dollars annuellement en moyenne. Premier employeur avec un effectif de 150 000 personnes, premier investisseur, le secteur hydrocarbures est celui qui suscite le plus d’intérêt de la part des capitaux étrangers, représentant la destination quasi exclusive des IDE rentrés en Algérie au cours des deux dernières décennies.

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Le secteur hydrocarbures assure la couverture des importations destinées à la satisfaction de 70 à 75% des besoins des ménages et des entreprises et le climat politique et social est fonction directe du baromètre pétrolier. Il constitue l’assise matérielle du pouvoir de l’Etat, celui qui lui confère la souveraineté et l’autonomie de décision. Sans son monopole de la propriété du sol et du sous-sol, l’Etat serait réduit à sa seule fonction de puissance publique.

Pour mettre en relief le caractère «vital et stratégique» que revêt désormais cette richesse naturelle, le recours à la métaphore est un passage obligé : les hydrocarbures sont «le cœur et le sang de l’économie», ils constituent «la colonne vertébrale de l’économie algérienne, la denrée sur laquelle est assise sa souveraineté», si bien que, contrôler le secteur hydrocarbures c’est contrôler «la circulation de son propre sang dans son cœur, ses propres facultés de respiration». Autant d’attributs essentiels qui sculptent la figure caractéristique historique du modèle énergétique algérien et forment le noyau invariant du discours officiel sur le statut de cette ressource du sous-sol depuis les «décisions historiques» du 24 février 1971. Un puissant consensus s’est forgé autour du statut privilégié d’«atout-clé du développement» de cette ressource « vitale et stratégique »

Le « consensus énergétique » national remis en cause

Il va commencer, toutefois, à connaitre ses premières lézardes dès la deuxième moitié des années 1980 lorsque, dans le sillage des programmes de libéralisation de la Banque mondiale et du FMI, se met en place une « véritable inversion rétrospective du modèle, où d’atout-clé du développement, Ne3ma, les ressources hydrocarbures vont devenir une malédiction, Neqma. Le vent des Réformes, met à l’honneur la thématique du syndrome hollandais. Une littérature prolifique, où la notion de rente pétrolière occupe une place hégémonique rarement remise en question ni même contestée, se donne pour centre d’intérêt le thème des effets destructurants de l’existence des richesses pétrolières.

D’aucuns vont jusqu’à parler de malédiction à propos de la possession de cette ressource naturelle et certains économistes soutiennent même que le seul moyen d’échapper à la malédiction pétrolière serait purement et simplement d’abandonner l’exploitation des richesses du sous-sol[1]. Le consensus est ébranlé, mais ses premières fissures marquantes significatives vont apparaitre au début des années 2000, avec l’avant-projet de loi hydrocarbures de l’ex ministre de l’Energie Chakib Khelil et la tentative avortée de mettre le secteur hydrocarbures et l’entreprise Sonatrach au diapason des principes de l’économie capitaliste : concurrence, ouverture, privatisation.

Depuis, une profusion de thématiques diverses largement médiatisées et d’aspect polémique avéré, est venue mettre au grand jour de nouvelles brèches dans le modèle. D’apparence, tantôt étroitement technique sur l’état réel de notre potentiel en hydrocarbures ou sur l’option fortement controversée des gaz de schiste ou bien sur le déclin de la production de pétrole et de gaz, tantôt de constats alarmistes sur «l’explosion» de la demande, de fait divers sur les «scandales» de la gouvernance de Sonatrach, ou de leitmotiv sur les risques et les effets pervers de la «pétrodépendance», ces thématiques dévoilent les tensions qui travaillent le modèle, entre enjeux et entre acteurs, ainsi que les conflits de perception et d’orientation qui l’agitent. Sous les dehors rassurants de « l’invariant », le modèle originel de l’atout-clé du développement national qui résume la fonction nationale assignée aux ressources pétrolières et à l’entreprise Sonatrach se fragmente.

Ses lignes de fracture préfigurent les contours d’une problématique de crise du modèle énergétique algérien. Mais une symptomatologie exacerbée de ses failles et de ses effets pervers attachée avant tout à disqualifier politiquement le paradigme énergétique-développementiste sur lequel s’est édifié ce modèle, fait écran à l’analyse des causes fondamentales de cette crise et de ses caractéristiques essentielles

L’hégémonie écrasante de la thématique de la causalité rentière qui opère une oblitération de sens totale de tous les phénomènes économiques, sociaux ou politiques, rapportés systématiquement et invariablement à la malédiction de situation rentière, tisse un voile opaque sur la nature des mutations qui ont transformé le statut des richesses hydrocarbures dans l’économie algérienne, c’est-à-dire leurs usages économiques et sociaux et sur les conséquences de celles-ci.

Comme si on pouvait ranger sous le générique fourre-tout de « situation rentière » l’usage fait des revenus pétroliers par les plans d’industrialisation et celui consacré par l’ère des Réformes libérales post 1988. Or, l’analyse des séries historiques, des graphiques, des données chiffrées ou qualitatives, permet de mettre en lumière les inflexions, les tournants et les ruptures qui ont marqué l’évolution de ces usages au cours de ces trois dernières décennies. Elle nous révèle un modèle énergétique algérien en phase de décompositions-recompositions de son objet originaire et l’orientation prédominante donnée à l’emploi des ressources hydrocarbures tant sous la forme de recettes d’exportations qu’à travers le profil de la consommation énergétique interne en est un marqueur pertinent. Tout comme les transformations majeures apportées au cadre législatif et réglementaire de l’activité des hydrocarbures. C’est la crise de la fonction nationale assignée aux ressources pétrolières et à l’entreprise Sonatrach incarné dans la formule «semer le pétrole pour récolter le développement». Elle a pour toile de fond le processus de restructurations économiques libérales inaugurées dans les années 1980 qui visaient la mise en place d’une économie concurrentielle de type capitaliste en mettant les ressources hydrocarbures et l’Etat propriétaire au service de cette mutation systémique.

Car, le véritable point de départ de la transition capitaliste demeure, en effet, hors de portée sans que soit assujetti à cet impératif, le capital pétrolier, propriété de l’Etat, celui-ci devant nécessairement exprimer le cadre institutionnel légitimant l’appropriation privative du capital pétrolier. Son trait caractéristique fondamental est l’allocation à des fins improductives d’une ressource rare et non renouvelable et une rupture de sens consécutive quant à la place et au rôle du secteur des hydrocarbures dans l’économie du pays.

Les Réformes libérales ont cependant débouché sur une impasse structurelle illustrée par l’échec du triptyque libre échange-IDE-privatisations, qui constitue leur ossature. Cette impasse structurelle a entraîné l’exacerbation des contradictions nées de la remise en cause du paradigme énergétique- développementiste et de la rupture de cohérence consécutive du modèle originel. Le paroxysme a été atteint avec la tentative avortée de mettre le secteur hydrocarbures et l’entreprise Sonatrach au diapason des principes de l’économie capitaliste : concurrence, ouverture, privatisation et l’échec consécutif de la réforme Khelil du cadre juridique, 2004-2005

Les impératifs du changement

Le dépassement de ces contradictions met à l’ordre du jour la question du changement de modèle. Changer de modèle devient pressant. Mais comment ? Dans quels termes le changement se pose-t-il, quelles ruptures implique-t-il, quels enjeux soulève-t-il, en résumé, quel est le sens de ce changement ? Peut-on éluder le problème de la remise en question des choix implicites qui ont conduit aux déséquilibres criants actuels ?

Car il ne s’agit pas d’imaginer une parade sous la forme d’une succession de décisions de court terme prises sous l’emprise des évènements et qui ne s’attaquerait qu’à des aspects partiels du problème, se concentrant sur les symptômes et négligeant les causes. La réorientation d’envergure requise et nécessaire ne peut passer à côté de la question des choix stratégiques visant à promouvoir une approche nouvelle globale, qualitativement supérieure de la question énergétique dans notre pays et qui ne s’épuiserait pas dans les seuls impératifs de découvrir plus, d’extraire plus, d’exporter plus, d’investir plus. Une problématique complexe centrée sur la question de la place de l’énergie dans notre modèle économique, politique et social. Une nouvelle approche ne peut pas aller sans les ruptures nécessaires à opérer pour mettre en cohérence choix stratégiques de développement national, politique énergétique et politique économique.

Plus fondamentalement, il y a nécessité d’inscrire les perspectives du secteur des hydrocarbures dans une vision globale et de long terme qui intègre tous les domaines d’activité et tous les aspects du développement national. La reconfiguration de l’équation énergétique algérienne est d’ordre mutidimensionnel. Outre la question centrale du choix de la variante de mix énergétique, elle doit intégrer de nouvelles variables qui ne relèvent pas du strict cadre de la politique énergétique.

Elle se décline en termes d’enjeux non seulement de politique économique mais aussi de nature proprement politique qui touchent à la relation modèle énergétique-modèle politique. Il s’agit d’enjeux de caractère inédit qui se posent autour de choix stratégiques d’ordre technique, économique et politique et qui soulèvent des défis majeurs.

La perspective de transition énergétique dans laquelle la transformation du modèle énergétique s’inscrit par nature, est intimement liée à la question fondamentale du changement politique, économique et social. Elle appelle, quant au fond, la construction d’une cohérence alternative nouvelle.

[1] Michael L. Ross, The political economy of the resource curse,World Politics51.2, p.297-322, cité par Marie-Claire Aoun, La rente pétrolière et le développement économique des pays exportateurs, Thèse pour l’obtention du titre de docteur en sciences économiques, sur webu2.upmf-grenoble.fr

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