Histoire

Les Matamores

C’est de l’Espagnol que provient le terme silo, lequel est entré dans la langue française au XVIIIème siècle. A l’origine, sa signification se rapportait à une cavité creusée dans le sol, à double hauteur d’homme environ, qu’on remplissait après les moissons. Inconnu dans les régions humides d’Europe, ce mode de stockage était propre aux régions méridionales d’agriculture céréalière. Il était courant dans le sud de l’Espagne et dans tout le Maghreb où on l’appelle en Arabe « el matmor » et en Berbère « thasrafth ». ( Juste une petite remarque à l’attention de mes camarades vénérant comme moi la langue Kabyle : on ne dit pas thisrafine, c’est un pluriel irrégulier : « thiserfine »).telechargement_3_-12.jpg
Tout au long de la guerre menée par les troupes françaises contre les populations algériennes, la recherche des silos a constitué un objectif permanent des opérations militaires. Un objectif que le maréchal Bugeaud a même rendu systématique à partir de 1841, dans la nouvelle doctrine mise en œuvre pour réduire la résistance des tribus à l’occupation.
Cette doctrine se résume en deux points : Sur le plan tactique, il fallait s’attacher à accroître la mobilité des troupes et les rendre plus légères, pour les lancer en formations de colonnes de 2000 à 4000 hommes, à la poursuite des tribus ou à l’assaut des villages. Au point de vue stratégique, il s’agissait de faire la guerre à la population non seulement par le feu et par l’épée, mais aussi en privant la population de tout moyen de subsistance.
Voici quelques extraits de la proclamation de Bugeaud aux Arabes, telle qu’elle qu’on peut la lire dans « Le Journal Politique et Littéraire de Toulouse et de la Haute-Garonne », édition du mercredi 3 mai 1837:
[…] « Vous ne jouirez pas cette année de la récolte d’un seul champ de blé. Si vous la moissonnez, vous n’aurez pas le temps de faire sortir le grain de l’épi ou si, sur quelques points, je vous laisse le temps de mettre le grain dans les silos, je l’en retirerai, soit pour le détruire, soit pour nourrir ma cavalerie. Non seulement vous ne récolterez pas, mais vous ne sèmerez pas »[…] Bugeaud poursuit un peu loin sa terrifiante mise en garde en annonçant aux tribus sa feuille de route: « La première campagne commencera quand vos moissons jauniront, elle finira quand elle sera détruite, ainsi que vos arbres fruitiers et vos forêts. La deuxième campagne commencera après les pluies et durera jusqu’à la fin de mars, afin que vous ne puissiez pas semer un seul arpent de blé. »:[…]
Désormais, les colonnes ne s’encombreront plus de lourds convois de ravitaillement qui ralentissent leurs courses à la poursuite des tribus. Les soldats prennent dans leurs paquetages des vivres pour deux ou trois jours. Sachant que les colonnes sont en opération pour une durée minimale de deux semaines, il va falloir aux troupes, se procurer sur le champ leur propre nourriture et l’alimentation nécessaire à leurs chevaux : dans les silos pour le blé, et dans les troupeaux pour la viande.
Voici donc la cause première des razzias auxquelles étaient soumises continuellement les populations qui avaient le malheur de se trouver sur le chemin des colonnes françaises. La signification seconde de ces pillages systématisés rejoint la dimension stratégique de la doctrine de Bugeaud : Affamer la population, c’est l’obliger à se soumettre ou la condamner à mourir. telechargement_4_-4.jpg
Et encore, piller les troupeaux, ce n’est pas assez ! Il faut porter le coup fatal et détruire les prochaines récoltes ! Et alors, tandis que les chevaux sont lâchés dans les champs en vert où lèvent les blés et les orges à venir, voici les soldats qui vident les silos de la récolte précédente !
Et ainsi sont actées (en l’espace de quelques heures seulement de ce jour funeste qui vit le passage des troupes criminelles) deux années de famine qui verront, à leur terme, la tribu réduite à la moitié ou aux trois-quarts de ses membres, si tant est que celle-ci ait échappé à l’extermination totale.
Dans un ouvrage publié en 1891 et intitulé « Chasse à l’homme », le comte d’Hérisson, officier frais émoulu de Saint-Cyr, évoque précisément les silos : « Il y en a d’immenses, écrit-il, qui contiennent jusqu’à quarante ou cinquante quintaux de blé ou d’orge. L’ouverture d’environ cinquante centimètres, est recouverte d’une pierre assez large au dessus de laquelle les Arabes mettent de la terre, qu’ils assimilent, autant que possible, à celle d’alentour, afin d’en faire disparaître les traces. »
La tribu sitôt prise d’assaut, et avant même que l’odeur de la poudre se soit dissipée et la poussière de la charge retombée, les soldats partent à la recherche des silos. Ceux-ci sont en général bien dissimulés. Il va donc falloir « faire parler » les prisonniers. Voici ce que cela donne, de la plume du comte d’Hérisson :
« On prend un Arabe quelconque. Il est étendu sur le ventre, mis à nu, et un certain nombre de coups de bâton (matrack) lui est préalablement administré. A défaut de bâton, on se sert d’une baguette de fusil. Le battu parle et conduit ordinairement les chercheurs dans une direction qui n’est pas la bonne. Nouvelle et plus énergique dose de coups de bâtons. Alors, sa conscience étant nette si son dos ne l’est pas, il indique le terrain riche en silos. Les soldats se mettent à l’œuvre avec des baguettes de fusils, qui souvent se ploient dans l’action, et sondent le sol. Les pelles viennent à la rescousse et bientôt huit ou dix silos sont à découvert. Des hommes nus se glissent par l’étroite ouverture, d’où s’échappe, parfois un gaz épais et délétère. »
Voici un autre terme, lui aussi venu à la langue française de l’Espagnol : matamore. Mata moros. Tueur de Maures. Avant qu’il ne devient le personnage bouffon de la Commedia dell’Arte, c’était le titre de gloire de Saint-Jacques, vénéré à Compostelle, Santiago Matamores, avant que l’épiscopat catholique ne décide d’effacer, voici dix ou quinze ans et dans un geste d’apaisement qu’il ne serait pas juste d’ignorer, les références belliqueuses de ladite sainteté….
Silo. Matmor. Matamore. Quel triangle sémantique, phonétique et étymologique que cela forme! Car enfin, les Bugeaud, les Cavaignac, les Changarnier, les Négrier, les Lamoricière, les Randon, et tous leurs pareils, ce furent bien de sacrés matamores !
Fodil OURABAH

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