Histoire

L’innommable tabou

L’innommable tabou

La question du viol des femmes algériennes pendant la guerre d’Algérie constitue un tabou difficile à lever, plus de cinquante ans après l’indépendance. Dans les années 2000, la presse française avait commencé à évoquer le sujet dans la foulée du procès du général Aussaresse, suite à la publication de son livre, Services Spéciaux, Algérie 1955-1957: mon témoignage sur la torture, ed Perrin, 2001, dans lequel il faisait l’apologie de la torture. Il fut d’ailleurs condamné par la justice française, non pas pour avoir pratiqué la torture mais pour s’en être vanté. Cruelle et absurde conséquence de l’amnistie décidée par les accords d’Evian qui empêche toutes les poursuites judiciaires contre les auteurs de ces crimes.

telechargement_2_-6.jpg
Les années 2000 voient ainsi la parole commencer à se libérer, avec les témoignages des anciens appelés et les travaux des historiens qui s’appuient à la fois sur les archives disponibles, les témoignages et les récits divers publiés ici et là.
La question de la torture est donc abordée de manière directe et de nombreux Français découvrent à ce moment-là, une partie de ce que fut cette guerre d’Algérie, qui ne prendra d’ailleurs cette qualification qu’en 1999 avec Jacques Chirac.
C’est aussi dans cette période que Raphaelle Branche, jeune historienne publie sa thèse sur la torture dans l’armée française, La Torture et l’Armée pendant la guerre d’Algérie 1954, 1962, Gallimard. Elle évoque dans un chapitre la particularité de cette forme de torture que fut le viol et note que jusque-là, ni la France ni l’Algérie n’ont cherché à s’intéresser à cette violence spécifique. Aucune enquête véritable n’a jamais pu être ordonnée par les pouvoirs politiques.
D’après les historiens, il est à peu près certain qu’aucun ordre explicite de viol n’a été donné, ni écrit ni oral. De plus, il était rare que les victimes de ces viols ou leur familles portent plainte. Les historiens disposent donc de peu de sources autres que les informations émanant de personnes privées : journaux de soldats, rapports d’aumôniers, témoignages(rares) de victimes, récits divers dont un certain nombre sont publiés comme le récit-témoignage de Benoist Rey, Les Egorgeurs, aux éditions de Minuit en 1961 et aussitôt interdit.
Le viol durant la guerre est donc pratiqué dans des conditions très particulières qui tiennent essentiellement à l’attitude du chef de la caserne. Les témoignages recueillis corroborent cette idée selon laquelle lorsqu’un chef sanctionne sévèrement les infractions des soldats, les viols sont rares.

Les femmes algériennes engagées dans la guerre de libération sont la plupart du temps très jeunes. Si au début du conflit elles seront relativement épargnées, très vite elles apparaissent comme des ennemies et seront traitées comme telles.
Les viols vont ainsi devenir monnaie courante dans les villes mais surtout dans les campagnes. Certes il est souvent présenté comme une forme de torture dont le but est de faire parler et de terroriser. Mais il est aussi empreint d’une violence symbolique extrême qui atteint la femme, et à travers elle, la famille, la tribu, le village et en fin de compte le peuple algérien. Cette violence symbolique attente directement à la filiation.
Le journal de Mouloud Ferraoun atteste de la fréquence de ces viols au cours des opérations de ratissage dans les villages, notamment en Kabylie : « Lorsque les militaires délogent les Kabyles de chez eux, les parquent hors du village pour fouiller les maisons, ils savent que les sexes des filles et des femmes seront fouillés aussi ».
Le viol est ainsi une arme de guerre utilisée pour humilier les femmes, pour montrer surtout à tout un peuple qui domine l’autre. C’est probablement la dimension la plus importante de ce qui aujourd’hui est considéré comme un crime contre l’humanité. Le viol n’est pas qu’une histoire de désir et de sexe, il est indissociable de l’idée d’une domination, de profanation, de l’anéantissement de l’autre, celui qu’on veut soumettre.
Ce crime si particulier est terriblement destructeur, pour les femmes qui en sont les victimes honteuses mais aussi pour les hommes car il signifie leur impuissance à protéger les femmes. Selon Gerna Lerner, citée par Raphaelle Branche, le viol agit comme « une castration symbolique des hommes ». D’où l’impossibilité d’en parler.
telechargement_1_-2.jpg

Les viols ont eu un caractère massif entre 1954 et 1960. Neuf fois sur dix les femmes étaient violées aux dires des soldats qui ont témoigné.
Florence Beaugé, dans un article publié par le journal Le Monde en octobre 2001, a rencontré un certain nombre de ces anciens appelés qui ont accepté de témoigner. Ces témoignages démontrent que l’ampleur du phénomène peut être expliquée par deux facteurs. Le premier concerne le racisme à l’encontre de la population musulmane. Les Arabes sont méprisés, leurs femmes encore plus, alors pourquoi se gêner ?
Par ailleurs le type de guerre mené par l’armée française contre une guérilla l’oblige à se disperser et à laisser une grande marge de manœuvre aux petits chefs, ouvrant ainsi la voie à toutes les dérives.
Parmi les différents témoignages, il y a celui de Henri Pouillot, cité par Florence Beaugé. Selon lui, il existait deux sortes de viols : le viol pour faire parler et le viol de « confort » de défoulement des soldats, encouragés par un contexte de violence et d’exacerbation des valeurs viriles qu’offre la guerre.
Des enfants sont nés de ces viols. L’un deux a permis la médiatisation de ces tragédies. Il s’agit de Mohamed Garne, dont la mère violée à l’âge de seize ans par les soldats, a subi des violences de leur part pour la faire avorter. La justice a reconnu sa souffrance et lui a accordé une pension. Il raconte cette tragique histoire dans un livre : Français par le Crime, J’accuse ! Algérie 1954-1962.
Durant le procès du général Aussaresse, une femme apporte courageusement son témoignage, poignant. Il s’agit de Louisette Ighilariz, arrêtée à l’âge de vingt ans au cours d’une embuscade où elle sera grièvement blessée. Pendant des semaines et en dépit de ses graves blessures elle subira la torture et ce qu’elle appelle « l’innommable », le viol, par un certain Graziani, tortionnaire clairement identifié. Des décennies après, l’évocation de son calvaire reste difficile pour elle et pour toute sa famille. Elle le décrit dans Algérienne, livre écrit avec Anne Nivat et publié en 2001 chez Calman-Lévy.

La pratique systématique des viols en ex-Yougoslavie dans les années 90 a mis sur le devant de la scène cette violence spécifique qui accompagne les conflits et qui est trop souvent considérée comme un mal inévitable. Depuis, des avancées importantes du droit international ont eu lieu. Cette arme de guerre dénoncée par l’ONU a été qualifiée en en 1996 de crime contre l’humanité. Mais pour les Algériennes, il est trop tard et de toutes façons les lois d’amnistie interdisent toute poursuite contre les coupables. Tant d’années après, les blessures sont encore vives et la souffrance insondable : on peut se demander si la reconstruction des victimes est possible sans la qualification, sans la réparation judiciaire . De même qu’on peut s’interroger sur les traumatismes et leurs traces dans les générations suivantes et d’une manière générale dans l’inconscient collectif de l’Algérie.

Keltoum Staali

Les commentaires sont clos.