Société

NOUREDINE BOUDERBA ALERTE SUR LE RECUL DU TRAVAIL FÉMININ

“Le taux de 16,4% n’est pas à la hauteur du potentiel de modernité algérien”
©D. R.

Nouredine Bouderba, diplômé de l’INH de Boumerdès, s’est spécialisé en
relations du travail. Dans cet entretien, l’ancien fédéral à la
FNTPGC/UGTA chargé des affaires sociales et de la législation,
s’exprime sur les résultats de l’enquête 2015 de l’Office national des
statistiques (ONS) relative à l’emploi et au chômage en Algérie. Pour
l’interviewé, l’Algérie accuse du retard, surtout au niveau de la
population féminine. Pour le spécialiste en management des entreprises
“beaucoup reste à faire en matière d’intégration de la femme au
travail”.

Liberté : L’ONS a publié dernièrement son enquête annuelle pour 2015
sur l’emploi et le chômage. Quelle lecture faites-vous des résultats
de cette enquête, concernant le monde du travail en Algérie ?
Nouredine Bouderba : Les principaux résultats de l’enquête donnent
10,59 millions d’occupés pour une population active estimée par l’ONS
à 11,93 millions. Ramenés à la population en âge de travailler (15 ans
et plus), ces chiffres donnent des taux d’emploi de 37,10% et un taux
de participation de 41,8% relativement faibles. L’auto-emploi (1
occupé sur 3) a augmenté de 221 000 unités, tiré par le secteur des
services, alors que les salariés (2 occupés sur 3) ont vu leur nombre
augmenter dans le secteur public et reculer dans le secteur privé. Le
taux de chômage s’est élevé à 11,2 % en évolution de 0,6 point par
rapport à 2014 (10,6%) et de 1,4 point par rapport à 2013 (9,8%). Par
genre, ils sont 94 000 hommes chômeurs en plus et 29 000 femmes
chômeuses en moins. Mais, c’est le chômage des jeunes, âgés de 15 à 24
ans, qui est le plus inquiétant : son taux passe de 25,2% à 29,9%
atteignant pour les jeunes femmes 45,3%. Et encore, les taux réels
sont bien supérieurs, car l’ONS applique la méthodologie du BIT qui
est exclusive ! Un dernier indicateur intéressant est le taux des
affiliés à la Sécurité sociale qui est passé de 58,3% à 61,5%, soit un
gain de 3,2 points des 2/3 aux recrutements opérés dans le secteur
public. Il reste que 2 occupés sur 5, soit 4,09 millions de
travailleurs, ne sont pas affiliés à la Sécurité sociale, dont 3 salariés sur 4 du secteur privé.

Sur quelle base vous fondez-vous pour parler de faiblesse des taux de
participation et d’emploi, notamment chez les femmes ?
Le niveau d’intégration de la population en âge de travailler à la vie
active reflète le dynamisme de toute société et constitue un défi pour
tous les gouvernements. Le taux de participation dépasse en moyenne
60%, dans tous les pays membres de l’OCDE, et 50% dans les pays comme
la Tunisie, le Maroc et l’Égypte. Pour l’Algérie, le retard réside
surtout au niveau de la population féminine. Malgré les efforts
consentis et les résultats obtenus dans le domaine de l’éducation,
beaucoup reste à faire en matière d’intégration de la femme au
travail, où le taux d’activité enregistré par l’ONS est de 16,4%.
Selon le dernier rapport du PNUD, ce taux dépasse 25% dans chacun des
pays voisins. Même les jeunes filles âgées entre 15 et 24 ans, avec un taux de 8,8%, sont très faiblement intégrées et ce n’est pas dû
uniquement à “une forte scolarisation” comme l’expose l’ONS. Car, s’il
est vrai que 6 jeunes filles sur 10 poursuivent toujours leurs études
(contre la moitié des jeunes garçons), elles sont 3 jeunes filles sur
10 à n’être ni actives ni étudiantes, et cataloguées “femmes au foyer”
par l’ONS. Je pense que ce problème est sous-estimé, y compris par les
militants et militantes féministes, qui semblent satisfaits du taux de
16%. Ce taux n’est pas à la hauteur du potentiel de modernité
algérien. Il n’est pas inutile de rappeler que déjà en 1998, ce taux
était de 17%… Comme quoi, la parité ne se décrète pas, mais se
construit, en agissant sur les conditions objectives qui favorisent
l’insertion de la femme dans la vie active.

Par exemple ?
Renforcer la lutte effective contre les discriminations et le
harcèlement au travail, améliorer les prestations de maternité, rendre
possible l’aménagement du temps de travail des femmes qui allaitent ou
élèvent des enfants, construire des crèches pour combler le déficit
déclaré de 55 000 crèches. Savez-vous qu’en Europe, des études menées
par des bureaux de consulting séniors ont conclu que les coûts
d’investissement et d’exploitation des crèches d’entreprises sont
largement rentabilisés par les économies réalisées sur l’absentéisme.
En Algérie, plus que l’absentéisme, il s’agit de valoriser 50% du
potentiel productif du pays et d’émanciper la moitié de la population.

Qu’est-ce qui vous fait dire que le taux de chômage est sous-estimé
par la méthodologie exclusive du BIT ?
L’ONS ne considère comme chômeurs que les individus âgés de 15 à 59
ans, disponibles et ayant effectué une démarche pour trouver un
travail durant la période du sondage. Tous les autres sont donc
considérés comme des inactifs. Or, une partie importante de personnes,
qui désirent travailler, pensent qu’il n’y a pas d’emplois disponibles
pour elles. Personne n’ignore, par exemple, que les relations
familiales et personnelles jouent un rôle déterminant dans les
recrutements, d’où le découragement de ceux qui n’ont personne sur qui
compter. Pour avoir une image de la réalité, en 2015, sur 100 femmes,
moins de 14 sont occupées, 3 sont au chômage, 14 poursuivent leurs
études, alors que 69 sont déclarées inactives, dont 4 sont situées
dans le “halo du chômage”, c’est-à-dire des personnes en âge
d’activité, disponibles pour travailler, mais non classées dans le
chômage, car n’ayant pas effectué des démarches effectives de
recherche d’emploi durant le mois précédant l’enquête. Les 65 femmes
restantes sont considérées comme des “femmes au foyer”. J’ajouterais
encore que le taux de chômage, après avoir été stabilisé autour de 10%
durant la période 2009-2013, repart à la hausse en 2014 et 2015. Avec
l’austérité entamée, la décision de bloquer les recrutements dans la
Fonction publique et de ne plus renouveler les CDD (contrats à durée
déterminée, ndlr) et les contrats aidés arrivés à terme, l’annulation
ou le report d’un certain nombre de projets, il y a lieu de
s’inquiéter sur un envol exponentiel du taux de chômage,
particulièrement des jeunes, qui est déjà à un niveau alarmant.

Vous attestez que l’emploi a reculé en 2015 dans le secteur privé. Sur
quels éléments de référence vous appuyez-vous ?
Entre 2014 et 2015, l’auto-emploi a augmenté de 221 000 unités. De
2009 à 2015, le nombre d’emplois indépendants est passé de 2,76
millions à 3,04 millions, soit une évolution nette positive de 280 000
emplois. Entre 2014 et 2015, le nombre des salariés est passé de 3,16
millions à 2,94 millions chez le privé, soit une diminution de 221 000
postes d’emploi. Dans la même période, le nombre des salariés est
passé de 4,1 millions à 4,46 millions dans le secteur public, soit une
augmentation de 355 000 salariés. L’examen de l’évolution nette du
nombre de salariés, dans les 2 secteurs, nous donne plus de 1,22
million d’emplois nets créés dans le secteur public et une évolution
négative pour le privé puisque leur nombre est passé de 3 millions de
salariés en 2009 à 2,94 millions en 2015, soit une diminution de 61
000 emplois. Au lieu des 4 millions d’emplois annoncés entre 2009 et
2015, l’évolution nette des emplois tous secteurs et tous statuts
confondus n’est finalement que de 1,1 million. On est en droit de nous
poser des questions sur les centaines de milliards de DA engloutis par
les différents dispositifs d’emploi (Ansej, Cnac, etc., ndlr) et les
cadeaux fiscaux dépensés par l’État au profit du patronat pour la
création de l’emploi.

D’après l’ONS, le taux des travailleurs assurés à la Sécurité sociale
est passé de 58,3% à 61,5%. N’est-ce pas là le résultat des mesures
prises par l’exécutif en 2015, dans le cadre de la lutte contre
l’informel ?
D’abord une précision : l’évasion sociale ne concerne pas seulement le
secteur informel. Dans ce secteur, on enregistre 2 occupés sur 3 non
affiliés, mais ils sont 3 salariés sur 4 dans le secteur privé formel
à ne pas être déclarés par l’employeur. Ceci dit, l’objectif déclaré
du gouvernement d’élargir la couverture sociale des travailleurs tous
secteurs confondus est noble et doit être soutenu et concrétisé.
L’année 2015 avait même été déclarée année du recouvrement, mais force
est de constater qu’aussi bien les résultats de cette enquête de l’ONS
que le bilan prévisionnel-clôture de la Cnas montrent que le résultat
est très maigre. Selon l’ONS, il n’y a eu que 543 000 nouveaux
affiliés en 2015, dont 345 000 sont les nouveaux recrutés du secteur
public. C’est un problème de volonté politique, pourtant les besoins
en main-d’œuvre sont importants. Il y a là aussi un problème de
stratégie de l’emploi et partant du développement, qui doit être
redéfini. La privatisation sauvage, nourrie par la rente entamée il y
a 20 ans, a montré ses limites et a abouti à un échec. Le secteur
privé national, créateur de richesses et respectueux de la
réglementation, a largement sa place dans le développement
économico-social du pays, mais il ne peut en être la locomotive. À
l’heure où les ressources s’amenuisent et les problèmes s’aggravent et
s’accumulent, seul l’État est en mesure de mener ce développement, en
rationalisant l’exploitation des ressources, biens de la nation, tout
en préservant l’intérêt des générations futures. Seul l’État est en
mesure d’assurer une juste répartition des richesses nationales et des
efforts à fournir. Il est temps de corriger le tir. Demain, il sera
peut-être trop tard.

H. A.
Sources le quotidien liberté

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