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Nouvelle. Rogéro Pereira raconte le match Algérie-Russie

Le petit Algérien

Certaines batailles se gagnent à coups d’esquimaux au chocolat. Nous ne connaissions rien de l’Algérie.

Nous ne parlions ni arabe, ni berbère, ni français. Nous étions muets au milieu de l’immense clameur. Mais nous portions sur la poitrine le drapeau apposé sur un maillot blanc acheté quelques jours plus tôt dans les rues d’Alger. Un joli drapeau, d’ailleurs : une lune croissante et une étoile rouge, côte à côte. Un voyage étrange. Le soleil inclément dans la ville bruyante m’ordonnait d’abandonner ma quête. Après de nombreux détours dans une ville aux embouteillages interminables, je trouvai enfin l’uniforme dans une boutique remplie de souvenirs sportifs bon marché. Un maillot et un short pour un petit garçon de cinq ans, maigrichon, blond. Mon petit Algérien. Nous serions deux de plus dans la foule à crier «Vive l’Algérie !» En face, les hurlements russes, cris aphones de désespoir devant le désert qui se rapprochait.
– Qu’est-ce qu’ils disent, papa ?
– Aucune idée, mon grand. Quelque chose comme «Allez la Russie». Je pense.
Fier et heureux, le petit Algérien blond de cinq ans me tient la main. Nous nous approchons du stade. A l’entrée, il écarquille les yeux devant les immenses gobelets de pop-corn. Manquant de temps pour réagir, je sors un billet. Le premier d’une longue série jusqu’à la fin de notre aventure. Je le porte jusqu’en haut des marches. Le stade est neuf. Il a été agrandi pour la Coupe du monde. Ils ont dépensé bien plus de millions de reals que nécessaire. Je n’y pense pas. Pas maintenant. Nous montons jusqu’à la cime. Rangée W. Sièges 22 et 23. Il porte avec fierté sur son petit corps maigre l’uniforme bien blanc, l’étoile et la lune croissante sur la poitrine. Le sourire ne quitte pas son visage. Moi aussi je porte le maillot de l’Algérie. Il est à côté de moi. S’agrippe à moi et me grimpe dessus, cherchant le confort de mes bras. Il serre le gobelet de pop-corn dans ses petites mains. Notre premier match de football de Coupe du monde dans un stade. Après avoir tiré dans un vieux ballon, dans le jardin à l’arrière de la maison.
Les équipes entrent sur le terrain. Debout, les joueurs chantent les hymnes nationaux. Les Russes ouvrent grand la bouche. Des mots bizarres, lourds, semblant libérés d’une prison sibérienne. Ce sont nos adversaires. Il faut se moquer d’eux. Les Algériens, tout de suite après, chantent avec une joie incommensurable un hymne que nous ignorons tout autant.
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– Qu’est-ce qu’ils disent, papa ?
– C’est l’hymne national, mon grand. Je ne comprends pas. Mais c’est joli.
-Oui papa, c’est joli.
Il regarde la pelouse. Il rêve peut-être au jour où il sera là, parmi les autres joueurs.
– Je jouerai à Barcelone.
Le match à peine commencé, je sens que nous allons souffrir. Le ballon monte, puis un coup de tête victorieux l’envoie dans nos buts. Les Russes sautent de joie, crient, s’embrassent, heureux. Nous feignons l’indifférence.
A mes côtés, les premières gouttes d’esquimau au chocolat tâchent le maillot blanc du petit Algérien.
– Attention, fiston !
Il me regarde, comme si je ne comprenais pas qu’à cinq ans la loi de la gravité autorise tout-à-fait l’esquimau à tâcher les vêtements. Au Brésil et en Algérie.
Quand la première mi-temps se termine, le gobelet de pop-corn est descendu de moitié. Le bâton d’esquimau a disparu. La Russie gagne. Je descends pour aller aux toilettes, laissant mon petit Algérien aux bons soins d’un ami.
– Achète du guaraná, papa.
Je reviens avec un immense gobelet de Coca-Cola.
– Il n’y avait pas de guaraná, dis-je.
Il ignore la couleur et le goût du soda. Il attrape le verre rouge et blanc. Les gorgées sont rapides et bruyantes. A quelques jours près, le Ramadhan aurait été profané par du pop-corn, un esquimau au chocolat, du Coca-Cola.
Soudain, une partie du stade explose en hurlements. Le ballon a trouvé les filets russes.
– Qui a marqué, papa ?
– Le numéro 13.
Je n’en suis pas sûr. Je ne connais pas son nom. Nous ne connaissons le nom d’aucun de nos joueurs. Nous ne connaissons rien de l’Algérie. J’étais là-bas il y a quelques jours – je suis un Algérien tout neuf. Je me réhabitue encore à ma patrie. J’essaye d’accéder à la composition de l’équipe sur mon portable. La lenteur de la connexion me fait abandonner rapidement. En ce jeudi après-midi, le mystère prévaut.
Le match continue. Je ne sais pas si c’est un bon match. Je ne crois pas. Mais c’est, sûrement, le meilleur de nos vies. Le petit Algérien crie «Algérie ! Algérie ! Algérie !» Et il sourit avec une joie que seule l’enfance permet. Une bonne partie du stade se met à scander «Vive l’Algérie ! Vive l’Algérie ! Vive l’Algérie !» Il n’arrive pas à dire «Vive l’Algérie !» Nous ne savons pas parler français. Il se contente d’un cri à la salive teintée d’un deuxième esquimau au chocolat. Je cesse de me préoccuper des énormes gouttes qui tombent sur le drapeau de notre pays. L’étoile et la lune croissante prennent une tonalité marron par-dessus le rouge. Le blanc se grise. Le bonheur est multicolore.
Au milieu de la pelouse, les joueurs Algériens s’embrassent, sourient, pleurent. Pour la première fois de son histoire, l’Algérie passe la phase de poules d’une Coupe du monde. Vive l’Algérie !
La nuit arrive de derrière les immeubles et recouvre la ville. Je porte le petit Algérien dans mes bras pour sortir du stade. Dans la rue, nous dépassons de vrais Algériens et de vrais Russes. Soudain, il court et shoote l’air, comme si un immense ballon imaginaire l’attendait. Sur la poitrine, les tâches de deux esquimaux au chocolat.
Bientôt, Barcelone aura parmi ses attaquants Messi, Neymar et un petit Algérien blond.

Rogéro Pereira (Avec la gracieuse autorisation de la traductrice et éditrice Paula Anacona)

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