Société

Rideau sur une vie d’artiste

1503366_579237428825877_1472426371_n.jpg Sinistre privilège de compter parmi ceux qui restent pour écrire sur les amis qui partent, on ne peut ni s’exonérer du devoir d’hommage, ni se soustraire au pénible exercice de conjuguer un être vivant dans nos cœurs, au passé de l’état civil, ni se dérober à l’appel de l’évocation informative, même sous le sceau de l’émotion. M’hamed Benguettaf est mort à 75 ans et il faut dire qu’en recevant l’information à l’orée de la nuit, même le sachant souffrant depuis plusieurs mois, la nouvelle «tombe comme un couperet», selon la formule consacrée. Et ce n’est assurément pas parce qu’il en a été directeur depuis une dizaine d’années, que le TNA au square Port-Saïd, «l’Opéra» pour ses intimes, va nous sembler encore plus vide qu’il ne l’est depuis quelque temps déjà, après les départs en série, en retraite, vers d’autres cieux ou vers… le ciel, dont justement Benguettaf est le dernier hôte. Sans se départir du respect dû à la nouvelle génération qui tente avec plus ou moins de bonheur de redorer le blason désormais bien terni d’un théâtre qu’il n’est ni injuste ni exagéré de qualifier de «moribond», il faut dire qu’avec cet ultime tomber de rideau sur un parcours d’un homme de théâtre à part, la scène sera encore plus vide, les planches plus froides et l’atmosphère dans les coulisses moins chaleureuse. Sans Benguettaf, qui est le dernier à être présent dans
l’«Opéra» depuis le milieu des années soixante, qui en a connu les heures de gloire et celles de saisons maigres, le jeu d’orgue ne diffusera plus qu’un éclairage en berne et les flaques de lumières ne fuseront des projecteurs que pour retomber sur scène sans éclat, pâles et diaphanes. C’est qu’il avait de la présence scénique, ce M’hamed ! Ils sont, plutôt étaient, certes nombreux les comédiens (et comédiennes) du TNA à posséder un grand talent qu’ils irriguaient sur les planches de toute leur générosité artistique, mais Benguettaf avait cette aisance, cette prestance et cette sobriété, qu’on ne peut comparer, tout en sachant que comparaison n’est pas raison, à celles de Larbi Zekkal, parti il y a trois ans. Ayant fait ses classes dans le théâtre radiophonique, il en a gardé une parfaite maîtrise de la diction, en se frottant à des pairs de scène de la trempe de Hassan El Hassani, Rouiched ou Keltoum, et acquerra cette aisance sans laquelle l’acteur le mieux formé sur le plan académique, ne serait qu’un piètre cabotin étalant son savoir-faire technique d’expression vocale et corporelle. Avec quelques apparitions dans le cinéma et la télévision qui ne passeront certes pas dans la postérité, il continuera sa carrière en campant des rôles dans l’amour de sa vie, le théâtre et ce, jusqu’à la fin des années soixante-dix. Là, se sentant à l’étroit, il s’essayera à l’écriture dramatique et, de succès d’estime en confirmation en passant par deux ou trois échecs, il finira par s’imposer comme l’un des auteurs et adaptateurs les plus prolifiques, notamment grâce à une parfaite maîtrise du dialogue et du verbe arabe qui les irrigue. Artiste dans l’âme, il ne se refusera pas une aventure dans le théâtre hors secteur public, dans la troupe «El Kalaâ» (la citadelle), compagnie qu’il rejoindra avec Ziani, Sonia et le regretté Medjoubi et qui donnera de nombreux spectacles en France. Depuis une dizaine d’années directeur du Théâtre national, qu’il gérera sous le sceau du bon et du moins bon, on retiendra surtout deux encouragements, ceux de nouveaux talents d’une part, et de l’autre, l’impulsion au moins morale de l’ouverture de nombre de théâtres régionaux. Enfin, l’artiste étant par nature indissociable de l’être humain, il faut dire que Benguettaf avait beaucoup de classe et savait partager son sens de l’humour, de la politesse et de la modestie, en personnalité très attachante tout simplement. C’est ce versant humain qui nous manquera et qu’on regrettera. Parce que c’est dans cette humanité, trait fondateur de son caractère, qu’il a puisé tout ce qu’il a donné au théâtre algérien. Adieu M’hamed.

Nadjib Stambouli

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