Société

Sortie de « Ecrire l’histoire » d’Abderrahim Taleb Bendiab

Ce livre de 511 pages, est publié à titre posthume et rassemble un maximum de travaux de l’auteur déjà publiés dans des revues ou inédits. L’ouvrage est structuré en cinq grandes parties, traitant de questions méthodologiques en recherche historique, des études sur le mouvement national algérien avant 1954, jusqu’à la période d’après1962.

L’ouvrage démystifie la conception monolithique du pouvoir

« Ecrire l’histoire, contribution à une nouvelle méthodologie de la recherche historique » de l’historien Abderrahim Taleb Bendiab vient de sortir aux éditions APIC (Alger). L’ouvrage de 511 pages, est publié à titre posthume et rassemble un maximum de travaux de l’auteur, décédé le 1er novembre 1992 à la suite d’une longue maladie, à l’âge de 55 ans. Dans l’avant-propos, sa veuve, Leila Benmerabet, évoque les « multiples » raisons qui l’ont conduite à faire éditer ces différents écrits, déjà publiés dans des revues ou inédits. Il y a d’abord « l’insistance » de ses amis, mais également le souci de faire connaître les travaux de cet historien marxiste à la jeune génération sur une partie de l’histoire de l’Algérie : le mouvement national algérien avant 1954, les luttes sociales et politiques, le mouvement syndical algérien, l’émergence du mouvement ouvrier algérien, la formation économique et sociale de l’Algérie pendant la colonisation française »… Cependant, Mme Benmerabet avoue que l’édition de l’ouvrage est aussi une réaction à des écrits sur l’histoire de l’Algérie « dont la connotation idéologique, parfois révisionniste, négationniste domine au détriment de la vérité historique et vise à occulter les faits réels, à falsifier l’histoire de l’Algérie et à manipuler l’opinion. » Ainsi, en décidant de publier ces écrits à caractère universitaire pour le grand public, y compris les travaux inédits ou restés incomplets, elle veut faire connaître « la tentative de Abderrahim Taleb Bendiab de remettre en cause les idées préconçues, de démystifier la conception monolithique, voire populiste, que l’on se fait de la société algérienne et de ses élites ». Et, pour éclairer les jeunes générations de chercheurs en histoire, rien de mieux que la vulgarisation de « la valeur pédagogique » de ses écrits, son « rappel des fondamentaux de la recherche en histoire » et son « approche méthodologique, scientifique ». Par cette décision, la veuve tient enfin à rendre hommage « à l’homme, au patriote, au militant communiste, au chercheur de grande probité intellectuelle ».

Atteinte à l’identité nationale, dites-vous ?

« Ecrire l’histoire » est structuré en cinq grandes parties, traitant des questions méthodologiques en recherche historique, des études sur le mouvement national algérien avant 1954, des luttes sociales et politiques, de la formation économique et sociale de l’Algérie pendant la colonisation et des écrits sur la période d’« après-1962 ». Dans un essai critique, rédigé en mai 1981et présenté en guise introduction du livre, l’auteur plante le décor, en revendiquant l’élaboration d’une « nouvelle méthode d’approche pour une réécriture de l’histoire nationale, qui ne saurait être réduite à la période de l’occupation française ». Selon lui, nul n’a le droit de « réduire ce passé historique en fonction de considérations idéologiques ou politiques du moment » ni de « décréter que telle période brillante de notre histoire doit être l’objet exclusif de toute notre réflexion et de toutes nos études pour, à contrario, occulter celles que nous considérons comme ‘’honteuses’’ » car, notera-t-il, de telles pratiques « mutileraient considérablement notre culture et porteraient atteinte à notre identité nationale. » Dans ses travaux sur le mouvement national algérien, Abderrahim Taleb Bendiab accorde une attention particulière au courant assimilationniste véhiculé essentiellement par « l’élite » intellectuelle, qu’il qualifie d’« important ». L’historien et écrivain Abdelalim Medjaoui, dans l’introduction de l’ouvrage, parle justement de « l’éclairage » à ce propos de son ami, qui lui a permis de corriger ce qu’il y avait en lui de « dangereuse présomption ». « Assurément, le petit essai de Ferhat Abbas (La nuit coloniale, ndlr) est un coup de maître en matière de mise au point historique. C’est la forte voix de Novembre, pour la décolonisation de l’histoire, s’exprimant par la plume d’un des hommes qui en ont préparé l’avènement », écrit-il. Quant au « courant nationaliste », Taleb Bendiab reconnaît qu’il « a été celui qui a le mieux résisté au matraquage idéologique de l’occupant colonial ». Mais, ce courant « s’est laissé tombé dans une étroitesse stratégique, qui lui a causé de graves préjudices », précise-t-il, regrettant l’occultation de « grands pans de notre histoire nationale » dissimulés sous le prétexte de l’« unité nationale et culturelle ». Pour les dégâts évoqués sur le plan politique, « cela s’est traduit par des exclusions et des condamnations mutuelles (exemple la crise berbériste de 1949) », poursuit-il, en avisant que « la volonté de constituer une histoire nationale purgée de préjugés » a bloqué l’avènement de « cette histoire décolonisée ». « On veut nous faire admettre une certaine conception du passé, pour nous imposer cette idée que le rapport de force d’aujourd’hui est éternel », indique l’auteur, avant d’observer que l’enseignement de l’histoire s’est confondu « avec la morale », devenant alors « identique à celui dispensé par les percepteurs aux rois et aux princes en vue de les préparer à régner. »

« La lutte contre la colonisation a été l’œuvre de tous les partis politiques »

Pour Bendiab, l’étude de l’histoire de l’Algérie est « un tout global » qui ne saurait être amputé de certains aspects. « Ce sont ces avancées et ces reculs que la recherche historique doit appréhender pour une connaissance objective de notre passé, sans tomber dans l’exposé panégyrique dans lequel notre peuple ne se reconnaît pas », souligne-t-il. Par ailleurs, l’auteur est convaincu que « seule une histoire sociale » est susceptible d’apporter des éléments de réponse à toutes les questions sur le mouvement national. Comme il est persuadé que la lutte contre l’occupation coloniale « a été l’oeuvre de tous les partis et associations politiques », que chacune de ces organisations a été porteuse de « certaines valeurs » du mouvement national, les Oulémas ayant été « les porte-paroles de la défense de la langue arabe et de l’Islam », les élus et l’UDMA « des idées républicaines, démocratiques et laïques », le PPA- MTLD « de la revendication de l’indépendance » et le PCA « des idées de justice sociale, de réforme agraire et de la liberté ». « Il ne faudrait en occulter aucune quelque soit sa charge idéologique. Le contraire nous entraînerait immédiatement dans l’obscurité la plus totale et on ne comprendrait rien alors des ‘’crises’’ qui ont secoué le mouvement national dans sa lutte pour la reconquête de sa souveraineté nationale », alerte-il. Un autre point qui tient à cœur à l’auteur est celui de « l’Algérie à construire ». Là-dessus, Taleb Bendiab remarque que « c’est beaucoup plus autour des enjeux culturels que se sont cristallisées les luttes politiques », en affirmant plus loin : « L’absence des libertés d’expression et d’organisation explique sans doute (…) le transfert vers le champ culturel des luttes qui se déroulent dans le pays, autour du choix de société ». D’ailleurs, bien avant qu’il ne décède, il est convaincu que « les luttes autour de la question culturelle se maintiendront et tendront même à s’accélérer, avec une escalade probable dans la violence, tant que le choix de société, socialisme ou libéralisme, ne sera pas tranché ». Mais, au passage, il commente « l’ouverture vers le libéralisme sauvage pour laquelle semble opter le régime actuel », en révélant qu’elle « n’est pas non plus la solution idéale » pour l’Algérie, puisqu’il entretient les « détournements » et développe « la corruption sur une aussi grande échelle ».

Des pistes ouvertes, mais inachevées…

L’approche de recherche à laquelle nous invite l’auteur, pour revisiter l’histoire contemporaine de notre pays, pour réexaminer la « construction de l’Etat » et la formation économique et sociale (FES) de l’Algérie, a besoin de courage et de sérénité, « loin de toutes idéologies culpabilisatrices ». Tout en gardant à l’esprit la nécessaire construction de « notre propre champ historique, notre propre école nationale d’histoire » et ce, en se détachant du « champ historique français ». Taleb Bendiab était de ceux qui refusaient de s’enfermer dans une « conception appauvrissant l’histoire qui devient ‘’hagiographique’’ et ‘’dénigrante’’ ». Tout en soutenant que le mouvement national ne se réduit pas au seul courant nationaliste, il se démarque aussi de l’école qui étudie les deux courants nationaliste et ouvrier ensemble « pour mieux les opposer », ainsi que de celle qui enferme l’histoire politique entre les murs de l’« analyse du discours politique ». Comme le rapporte l’historien et chercheur Fouad Soufi, dans la préface, le défunt s’était fixé comme but de « libérer l’histoire de la politique », sans renoncer à la « question de l’assimilation » et en investissant de nouvelles pistes de recherche, afin de « sortir » d’un vieux débat politique « né bien avant le déclenchement de la Guerre de Libération nationale ». Et, comme l’histoire est un tout, ce passionné d’histoire a « fortement investi le champ de l’histoire économique », ouvrant un chantier qui reste inachevé et qui n’attend donc qu’à être prospecté. Même le « lancinant problème de la corruption » ne le laisse point indifférent, puisqu’il plaide pour la rupture avec « l’ancien système politique », la démocratie et la liberté de la presse et de l’information, de même que pour l’indépendance de la justice. Pour Fouad Soufi, « ce patriote » né le 25 octobre 1937 à Tlemcen et qui, à l’âge de 19 ans, a rejoint le maquis et l’ALN, a essayé d’apporter des « clefs » à la lecture du monde dans lequel il vivait, des explications/solutions qui sont encore d’actualité. La preuve, dira-t-il, « l’évolution des études d’histoire montre que beaucoup de ses interrogations, beaucoup de pistes qu’il avait su ouvrir, restent encore à travailler. »
L’ouvrage volumineux d’Abderrahim Taleb Bendiab, par son contenu, par ses réflexions et par les pistes de recherche qu’il ouvre, s’adresse en premier lieu aux étudiants et chercheurs en histoire, mais les amoureux de cette discipline, notamment celles et ceux soucieux de l’écriture de notre histoire, toute notre histoire, trouveront également leur compte en matière d’informations et d’éclairage.

Liberté Hafida Ameyar

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