Société

William Sportisse, un témoin pour l’Histoire

William Sportisse, un témoin pour l’Histoire

L’(auto)biographie peut-elle être une source pour l’Histoire…, qu’apporterait un récit individuel à cette discipline réputée impartiale ? Si les spécialistes ne se posent plus ces ques-tions — il est admis aujourd’hui que les sources mémorielle orales ou écrites, les récits et té-moignages biographiques sont de précieux outils pour la recherche historique —, cette recon-naissance n’a pas été facile. Avant que ces matériaux longtemps dépréciés par le milieu uni-versitaire ne gagnent les titres de noblesse leur donnant droit de cité dans les travaux acadé-miques, il leur a fallu acquérir une légitimité. En France, se sont les travaux de Jacques Le Goff qui leur fourniront ce sésame. L’historien a contribué à leur réhabilitation auprès de ses pairs, en expliquant l’importance « d’écrire une vraie biographie d’où se dégage au sein d’une société, d’une époque… un individu historiquement expliqué et qui, au milieu d’une partition commune, fait entendre sa note particulière, son style ».
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Partir de la micro histoire d’un individu pour aller à la grande histoire, l’Histoire, c’est la démarche qu’investie Pierre-Jean Le Foll-Luciani, dans Le Camp des oliviers – Parcours d’un communiste algérien, livre d’entretiens avec William Sportisse.
Dans son introduction à l’ouvrage, né d’un projet de recherche sur « la petite minorité de juifs algériens » dans la lutte anticoloniale en Algérie, l’historien justifie le choix de sa méthode par l’incapacité des archives classiques (comptes rendus, correspondances, rapports militaires, administratifs, policiers, des Renseignements généraux, articles de presse…), aussi complètes soient-elles, de dire tous les aspects de l’Histoire. Le rôle du témoin, écrit-il en substance, sera de combler les manques des documents officiels, de remplir ces moments échappés à leur surveillance ; son récit, centré sur son itinéraire personnel, marqué par sa sub-jectivité, servira à éclairer son environnement, à saisir les tendances de son époque. Ainsi la grande « discipline dépassionnée » s’alimentera de la petite histoire d’un être de chair et de sang, de son parcours particulier ; elle se nourrira de son témoignage forcément fragmentaire, restitué par des souvenirs voués à faiblir ou pâlir avec le temps, dans tous les cas passé au crible d’une mémoire souvent sélective, donc imparfaite et subjective.
Le Camp des oliviers n’est pas à proprement parler une autobiographie classique, c’est-à-dire la relation littéraire du parcours d’un homme, de sa naissance au crépuscule de sa vie. Résultant d’une série d’entretiens entre un chercheur, Pierre-Jean Le Foll-Luciani, et un témoin, William Sportisse, le livre se présente comme une suite de questions et de réponses adossées à des événements, des faits marquants, des dates (1934, 1939, 1940, 1942, 1954, 1962, 1965…), qui, mis bout à bout telles les pièces d’un puzzle, épousent en la reconstituant la trajectoire de ce communiste, juif algérien ayant choisi la cause anticoloniale. Ces repères arriment le destin individuel de cet homme à la grande histoire collective et lui donnent valeur d’exemple, parce que, écrit Le Foll-Luchiani, « situé au cœur des tensions et des failles de l’Algérie (post)coloniale », et que derrière lui se profilent des histoires plus complexes : celle du communisme algérien, de la guerre de Libération nationale, du nationalisme algérien, du FLN, du colonialisme français, des juifs algériens dans la lutte anticoloniale…
Pour le lecteur algérien curieux d’une histoire nationale débarrassée des œillères parti-sanes sectaires, le témoignage de Sportisse vaut pour l’éclairage qu’il apporte sur l’action, les orientations, les rapports de son parti, le PCA, puis de son héritier le PAGS, avec le mouve-ment nationaliste et les divers partis qui s’en réclament, mais également ses positionnements successifs sur la question de l’indépendance nationale, autrement dit le projet de libération nationale de l’Algérie.

Sur plus de 300 pages, le chercheur guide méthodiquement son témoin sur les chemins tortueux de la mémoire, l’aiguillonne, l’encourage, le bouscule parfois, le relance sur des pistes de souvenirs oubliés. Ses questions documentées prouvent sa maitrise du sujet — sans fioritures, elles peuvent parfois sembler trop abruptes, dans tous les cas, elles vont droit au but. Conscient que tout ce qui va lui être raconté peut ne pas être conforme à la vérité — la mémoire a ses failles et le rapporteur sa propre vérité —, il avertit le lecteur : le narrateur dont on entend la voix ici assume sa subjectivité ; mieux, il la revendique : c’est un militant attaché aux fondamentaux marxistes-léninistes de son organisation dont il défend « la ligne ». On l’aura compris, William Sportisse n’est pas l’homme des reniements ! Avec lui, pas de remise en cause de l’historiographie communiste, de ses mythes, aucun dépassement de l’analyse de l’appareil du parti, bref pas de révélations iconoclastes bousculant la version officielle de l’histoire du communisme algérien. Seulement l’éclairage personnel plus ou moins détaillé d’un homme fidèle à ses convictions de jeunesse, portant la marque d’une époque — la sienne —, quand le communisme portait encore en lui des rêves d’émancipation et de lendemains qui chantent, l’époque où il jouait un rôle politique de premier plan, (1923-1994), déjà largement explorée par la concurrence mémorielle. Pas de lyrisme non plus dans le ton de la confession, les phrases, concises et froides, laissent peu de place à l’émotion. Tout le récit rétrospectif sur sa traversée du siècle au sein de son parti, sur son propre positionnement politique, sur les compagnons qui ont partagé ses luttes, ses rapports avec ceux et celles croisés sur sa route, le courage des hommes et femmes qui ont osé défier l’ordre colonial et écrit l’épopée de la guerre de Libération nationale, manque de souffle. Disposition naturelle du narrateur à la sobriété ou embarras devant le sujet…, qu’importe ! Est-ce bien d’enthousiasme que l’on attend d’un témoin de l’Histoire ?

Au premier contact, Le Foll-Luciani constate la gêne de Sportisse devant son approche, jugée « identitaire » parce que isolant les militants anticolonialistes juifs algériens des militants anticolonialistes musulmans algériens. Le vieux communiste conteste, comme par le passé, qu’on le considère comme une curiosité, « un phénomène ». C’est un être libre qui refuse de se plier, hier comme aujourd’hui, à l’assignation identitaire imposé d’abord par le colonialisme, puis par le nationalisme idéologique du FLN plus tard.
Toute remémoration est un processus douloureux, fastidieux. Ici, il faut revenir 70 ans en arrière, remonter le cours d’une histoire mouvementée… D’où des réponses parfois laco-niques, parfois confuses ou obscures — les longs commentaires de l’historien remplissent alors les silences, les absences du militant.
William naît en 1923 à Constantine dans le quartier européen de Saint-Jean, connu pour être antijuif. La ville comptait alors une des plus fortes communautés juives d’Algérie — 12 000 israélites indigènes naturalisés français. La famille est pratiquante, les parents parlent arabe entre eux et les enfants passent de l’une à l’autre des langues sans difficulté. L’enfant reçoit une éducation religieuse jusqu’à 12 ans ; il prendra ses distances avec la religion à me-sure que s’affermira sa conscience politique et idéologique. En 1930, la famille emménage dans un appartement, édifié dans un nouveau quartier construit au lieudit le Camp des oliviers (Djenen el Zitoun en arabe). Elle y restera jusqu’à l’indépendance. Dans ce quartier, où vit une minorité de musulmans, William a le souvenir que les relations entre les communautés, « sans être très étroites entre tout le monde », étaient « moins conflictuelles qu’ailleurs », mais que, « s’il existait des relations de bons voisinages, il y avait aussi des relations plus étroites notamment entre juifs et musulmans ».
Tout semblait le destiner à ses engagements communistes. D’abord son milieux social : une modeste famille juive attachée à sa culture judéo-arabe en dépit du décret Crémieux censé la franciser, puis, à l’intérieur de cette famille, ses grands frères — Lucien et Bernard — très tôt engagés dans le Parti communiste, à une époque où le PC algérien était une « région » du PC français. L’aîné, Lucien l’instituteur, est le pionnier — il deviendra un important responsable du parti pour le Constantinois — et un exemple pour le dernier-né de la famille. Révoqué par l’administration coloniale, poursuivi, battu, plusieurs fois condamné pour ses activités auprès des ouvriers agricoles et chômeurs, en majorité des musulmans, il sera lâche-ment abattu en 1944 à Lyon par des agents français de la Gestapo. Un des assassins, membre du PPF, un parti collaborationniste, activiste de la ligue antibolchevique, antisémite, s’était vanté de lui avoir tiré dans le dos, un autre avait déclaré : « Il y a x mois que je le piste, c’est un juif algérien qui était chef de la totalité des services de presse communiste […]. Ça c’est une bonne prise ! » Un chapitre est consacré à l’action de Lucien Sportisse, enterré à Lyon dans le carré des « morts pour la France ». « Mort pour la France, Lucien Sportisse ? », interroge J.-P. Le Foll ? « Falsification, réplique William, Mon frère est mort pour une cause : la lutte antifasciste ! »

La montée du fascisme et du racisme au milieu des années 30 posent leurs empreintes sur la société algérienne. Les éléments les plus réactionnaires de l’Algérie coloniale vont dresser les communautés musulmanes, juives et européennes les unes contre les autres. Enfant, William est témoin des descentes de polices dans l’appartement familial à la recherche de documents compromettant Lucien, d’agressions racistes et d’affrontements intercommu-nautaires. Il a 10 ans lorsque Constantine s’enflamme. Souvenir brûlant : 25 morts dans la population juive, 3 parmi les agresseurs — des pauvres « arabes » musulmans chauffés à blanc contre les juifs par des Européens fascistes, c’est du moins ce que dit la version officielle du PCF ; Car les communistes locaux ne sont pas tous d’accord avec l’analyse des événements faite par la direction de Paris. Lucien est parmi ceux qui font une autre lecture de ces émeutes. Il l’écrit dans un compte rendu de sa rencontre avec des communistes français : « On me demandait une relation détaillée, heure par heure, des événements, ce qui m’était maté-riellement impossible…, je suis revenu le lendemain avec un rapport assez bref soulignant les faits […] qui mettaient en évidence la provocation antijuive. Je me suis heurté à une conception radicalement différente de la nôtre. L’aspect pogromiste apparaissait comme un facteur d’importance secondaire. L’essentiel, c’était le rassemblement massif de 30 000 paysans à Constantine. » Le PCF ne voyait pas encore la vague antisémite se lever à l’horizon qui déci-mera les juifs d’Europe. Et s’il ne s’est rien produit à Djenan el Zitoun, rappelle William, « c’est précisément parce que les musulmans de notre quartier ont protégé les juifs ». La fa-mille n’en sortira cependant pas indemne : un cousin maternel périt dans les affrontements et sa mère abandonne le costume traditionnel du pays de peur d’être identifiée comme juive.
Ces événements marqueront à jamais son esprit ; ils accélèrent sa maturation politique, la conscience de classe prend le dessus sur la conscience confessionnelle et ethnique. Bientôt, c’est en termes de classes sociales que l’adolescent analyse le monde autour de lui.

Nous sommes en 1939. En août de cette année-là, l’URSS signe avec l’Allemagne na-zie un pacte de non-agression. William Sportisse, 16 ans à peine, entame son engagement communiste. Au contraire de ses amis désorientés par ce traité, lui soutient la position sovié-tique. Ses arguments ? La version officielle de Moscou, reprise par l’ensemble des partis : l’Union Soviétique cherchait surtout à se défendre et à gagner du temps ; elle a choisi ce moyen pour « neutraliser pour une période l’ennemi hitlérien ». Son engagement se concrétise en juin 1940 par une adhésion au PCA, un parti interdit depuis septembre 1939 par le gouvernement Daladier — en même temps que le PCF, malgré le vote des crédits de guerre par les députés communistes, le 2 septembre, à ce même gouvernement.
L’esprit de Vichy régnant à Constantine, où l’abrogation du décret Crémieux vient de renvoyer la communauté juive à son statut d’origine, accélère le rapprochement avec la popu-lation musulmane. Le lycéen découvre les conditions de vie misérables des masses paysannes indigènes. Conscient des inégalités de la société coloniale, mais pris par le travail clandestin et sans grande culture politique, il n’a pas encore dans ses perspectives la libération nationale de son pays.
D’ailleurs, sur la question anticoloniale, le PC algérien lui aussi tâtonne, avance, recule. Sa stratégie encore largement dictée par la maison mère PCF fait d’abord silence sur la question coloniale et nationale, puis, suivant les nouvelles orientations du Komintern — abandon de la politique du Front populaire, dénonciation de « la guerre impérialiste » et re-vendication du « droit des peuples à disposer d’eux-mêmes » —, appelle en novembre 1940 à « l’indépendance nationale de l’Algérie ». Un an plus tard, en août 41, après l’invasion de l’URSS par les troupes hitlériennes, la référence à cette « indépendance nationale » disparaît des textes, le voilà revenu aux vieux mots d’ordre !… La « lutte antifasciste » prend de nou-veau le pas sur les revendications anticolonialistes.
Ces « inflexions de ligne », Sportisse ne les pas perçoit pas, « la priorité et les préoc-cupations de l’époque sont centrées, dit-il, sur la situation internationale et la lutte antifas-ciste » ; tout au plus se souvient-il de quelques « tracts appelant à l’indépendance nationale ».
S’il reconnaît la réceptivité tardive de son parti aux revendications indépendantistes et ses tergiversations sur la question coloniale — demander à un peuple opprimé de s’engager dans une guerre pour libérer le pays de ses oppresseurs était, admet-il, « une grosse faiblesse dans l’histoire du PCA », dont les conséquences seront la perte de terrain des communistes dans les milieux ouvriers et paysans algériens et l’influence grandissante des militants du Parti du Peuple Algérien (PPA) (clandestin lui aussi) auprès des couches déshéritées musulmanes… —, l’instant d’après, il modère sa critique. Un sophisme simpliste et grossier absout ainsi les orientations confuses du PCA : oui, « les nationalistes avaient sans doute raison de reprocher au PCA ne pas mettre l’accent sur le problème de l’indépendance » mais,… corrige-il aussitôt, « s’il n’y avait pas eu la défaite de l’hitlérisme, il n’y aurait pas eu le même affaiblissement des pays impérialistes. Les impérialistes allemands, italiens et japonais auraient pris la suite des Français, des Anglais et des Hollandais : au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, l’impérialisme français et l’impérialisme anglais se sont affaiblis, et ils ont été obligés de céder ». Résultat : « la lutte contre le fascisme et l’appel à l’effort de guerre ont donc contribué à la libération de l’Algérie » !
Mobilisé en avril 1943, il continue de subir les discriminations antijuives encore ap-pliquées, après le débarquement américain, par le général Giraud, un ancien partisan du régime de Vichy. Confronté au racisme des officiers français, il est balloté, comme l’ensemble des mobilisés juifs d’Algérie, de caserne en caserne à travers l’Afrique : Casablanca, Dakar, Atar… Après un périple de neuf mois, il est affecté dans une unité combattante. Contraire-ment à la grande masse de juifs « animée par le sentiment patriotique, qui se sentant français, voulaient défendre la France », lui confesse plutôt des « sentiments antihitlériens ».

8 mai 1945 : la France en liesse fête sa libération. Sportisse est à Marseille, où il attend un bateau pour rentrer au pays. C’est là qu’il apprend que « quelque chose s’est passé » en Algérie ce jour-là. Peu d’information sur les événements : juste un tract du PCF dénonçant la répression coloniale et un camarade européen du lycée de Constantine, croisé par hasard, « se réjouissant des massacres ». Sans doute, le jeune démobilisé n’a-t-il pas lu l’édition du 9 mai du journal l’Humanité condamnant « des éléments troubles d’inspirations hitlériennes [qui] se sont livrés à Sétif à une agression à main armée contre la population célébrant la capitula-tion… » Emboîtant le pas au PCF, les communistes algériens accusent à leur tour les militants du PPA d’avoir comploté avec l’administration coloniale contre les masses algériennes. Ce à quoi les nationalistes répliquent que « le PCA glorifie l’assassinat » et qualifient ses militants « d’impérialo-communistes […] indignes de leurs camarades de Russie ! ». Sportisse qualifie de « sectaires » ces positions, des « graves » les accusations portées par le Parti à l’égard des nationalistes. Heureusement, ces tendances ont été « rapidement corrigées » avec le lancement à l’été 1945 d’une campagne pour l’amnistie des victimes de la répression à laquelle il participe activement dès son retour en septembre à Constantine.

Les historiens sont unanimes à situer les origines de la guerre d’Algérie dans les mas-sacres du 8 mai 1945, à y voir le moment où les brèches creusées entre les deux communautés par un siècle d’occupation coloniale se sont mues en fractures fondamentales qui a scindé le pays en deux camps ennemis irréconciliables. Sportisse sent monter les haines et les peurs — : « Ils [les Européens] ont été encore plus gagnés par la propagande colonialiste. […] Dans mon quartier, j’ai perçu l’hostilité des Européens et même des juifs à l’égard des communistes parce que nous défendions les nationalistes algériens arrêtés. […] Pour eux, il fallait exterminer les Algériens. » Mais, contrairement à l’historienne Annie Rey-Goldzeiguer, il estime que les « passerelles » entre les différentes composantes de la population d’Algérie ne sont pas encore toutes écroulées.
Rentré à Constantine, il se retrouve, selon ses propres mots, « fonctionnaire de la ré-volution », c’est-à-dire permanent aux Jeunesses communistes. S’ouvre alors pour lui une période « passionnante » ; il noue de nouvelles relations et parcourt l’Algérie. Ce contact avec le pays profond lui fait découvrir l’étendue du sentiment national, et le recul électoral de son parti prendre conscience de la nécessité de s’intégrer au mouvement national algérien en voie de recomposition. Il est convaincu que ses résultats électoraux catastrophiques sont la consé-quence de « l’abandon [des] principes marxistes-léninistes sur la question nationale et colo-niale » […], des « principes qui demandent de soutenir non en paroles mais en fait tous mouvement d’émancipation dans les colonies, d’exiger l’expulsion des colonies des impéria-listes de la métropole » et de laisser « au peuple opprimé et à lui seul […] le choix de définir l’opportunité ou non de se séparer de la métropole, en fonction de la situation politique ». Toutes choses qui, selon lui, « avaient été perdues de vue à partir de 1936, et plus encore après le débarquement anglo-américain en Algérie, lorsque le PCA a été reconstruit avec le soutien des dirigeants communistes français qui se trouvaient en Algérie ».
Dix ans après sa création en 1936, alors qu’il est encore majoritairement composé de militants européens, le PCA, défait par les urnes, reconnaît pour la première fois — après une sévère autocritique postélectorale — la nécessité de lier lutte anticapitaliste et lutte antifasciste à la lutte anticoloniale, s’il veut s’implanter durablement dans la masse des déshérités musulmans, les « indigènes » de l’ordre colonial…
Le temps d’une politique d’union avec les mouvements nationalistes est arrivé. Les deux options deviendront des constantes dans sa stratégie à venir.
L’Union de la jeunesse démocratique algérienne, l’UJDA, substitut aux Jeunesses communistes, est créée pour donner vie à la nouvelle orientation. Sportisse, qui y est promu secrétaire national, prend son poste à Alger. Toute son activité à venir sera tournée vers un cet objectif : élargir la base de l’UJDA en l’ouvrant aux jeunes des organisations « progressistes », « républicaines » ou « démocratiques », donc aux jeunesses nationalistes, à « travers des activités et des actions concrètes ». La synergie née de la rencontre des jeunes militants issus de courants politiques différents impulse le nouveau cadre. Alger, ville plus européenne que Constantine, lui ouvre un nouveau milieu ; il intègre un groupe de jeunes ouvriers et étudiants algérois — Hamid Guerab, étudiant en médecine, Henri Alleg, Hamou Kraba — et fréquente avec ses nouveaux compagnons des quartiers algériens. A 23 ans, il est élu aux instances dirigeantes du parti : d’abord membre du Comité central en même temps qu’Ahmed Akkache, Ahmed Khellef et Henri Alleg, puis membre suppléant du Bureau politique.

Alors que les statuts de l’UJDA mettaient l’accent sur la lutte contre les inégalités, la misère, le racisme, sans insister sur le « système » colonial en lui-même, la Charte, élaborée par la direction d’Alger, discutée et amendée par les Cercles, adoptée par le congrès de juillet 1946, amorce une certaine « radicalisation anticolonialiste » — il y est question de « patrie algérienne », de réappropriation des terres, d’assemblée et de gouvernement algériens, de République démocratique algérienne, etc., ce qui correspond au changement de ligne opéré par le PCA.
Les actions communes les plus fréquentes entre communistes et nationalistes concer-nent la répression — l’arbitraire colonial frappant sans discernement dans tous les camps. Des comités de lutte se constituent, souvent à l’initiative des communistes, affirme Sportisse, qui signale les désaccords entre les partis sur les types de ripostes à apporter, ainsi que les réti-cences de la part du PPA-MTLD à s’unir avec eux.
Au contraire des rapports limités « à des échanges et discussions politiques » circons-tancielles avec les militants de ce parti, dès lors qu’il aborde la question des liens personnels, Sportisse ne dissimule pas ses sympathies pour l’Association des oulémas, dont il déplore que l’on oublie trop souvent aujourd’hui « le rôle positif qu’elle a pu jouer dans de nombreux domaines ». Il évoque longuement les bonnes relations entretenues avec les responsables de l’Association des oulémas et de l’UDMA, se dit proche de Smaïl Bourghida, le secrétaire de la section et ami avec Cheikh Rédha Houhou, le secrétaire de l’Institut Ben Badis où il compte de nombreuses connaissances
Contradiction, les rapports distants d’un responsable communiste de l’après-guerre avec les membres du parti indépendantiste du plébéien Messali Hadj — l’anticolonialiste PPA-MTLD d’où sortiront les hommes du 1er Novembre ? Incohérence, ses liens privilégiés avec les cercles du réformiste religieux Cheikh Abdelhamid Ben Badis et de l’UDMA du bourgeois Ferhat Abbas — formations nationalistes réformistes, assimilationnistes jusqu’à l’après-guerre, tardivement acquises à l’idée d’indépendance nationale ? Ces ambigüités méritaient d’être relevées…

C’est dans la capitale hongroise où il s’occupe depuis novembre 1953 d’une émission de radio clandestine en langue arabe, « La Voix de l’indépendance et de la paix », qui apporte son soutien aux luttes armées du Maghreb, qu’il apprend « sans surprise », dit-il, le déclen-chement de l’insurrection armée. « Je n’ignore pas que le mouvement a été lancé par des mili-tants nationalistes, qu’il ne s’agissait pas d’actes individuels. » La déclaration du 1er Novembre 1954 est lue sur les ondes de la station. Mais très vite, sous la pression du gouvernement français, la Hongrie décide de l’arrêt des émissions. Sportisse regagne alors son pays en décembre 1955. Traqué par la police coloniale dès son arrivée, il plonge dans la clandestinité, d’où il ne sortira qu’en 1962 ! Interdit depuis octobre 1955, le PCA a peu de moyen, il ne peut compter que sur ses talents d’organisateur pour suppléer la défaillance de la logistique du Par-ti. Les conditions offertes par sa ville natale sont meilleures que celles d’Alger ; c’est là qu’il a le plus de moyens pour passer à travers les mailles des filets. Mais avant de s’y replier, il va mettre en contact le jeune appelé Henri Maillot, qui envisage de déserter avec une cargaison d’armes destinée aux Combattants de la libération, avec la direction du PCA.
A Constantine, Sportisse court de planque en planque, toujours en éveil, toujours sur le pied de guerre, mettant à contribution la famille, frère, sœurs, beaux-frères, des camarades ayant échappé au fichage policier, à l’expulsion vers la métropole, à l’internement, des sym-pathisants juifs, arabes, européens. Sa tâche consiste à organiser, recruter, « se relier » au FLN-ALN pour soutenir la lutte armée. Avant l’été 56, se souvient-il, le Parti avait organisé ses propres actions dans ses propres maquis — les Combattants pour la libération — en dehors de ceux du FLN. Par la suite, pour unifier les rangs des combattants indépendantistes, il décide de rallier les troupes combattantes du FLN. Les tendances hégémonistes et anticommunistes de ce dernier continueront à se manifester avec violence dans les maquis de l’ALN, même après l’accord sur l’adhésion individuelle des communistes au « Front » signé entre Hadj Ali / Hadjères pour le PCA, et Abane Ramdane / Ben Khedda pour le FLN. Toutefois, à la base, raconte-t-il, les choses se passent différemment, « les rapports étaient bons », « la lutte était commune [avec le FLN] parce que dirigée contre un ennemi principal, le colonialisme français, qui empêche toute réalisation en faveur de notre peuple »
L’indépendance venue, quand Sportisse quitte l’ombre où la clandestinité l’a jeté pour la lumière, l’Algérie a fait un bond vers l’inconnu. Un conflit éclate à l’été 62 entre des frères d’armes unis hier dans un même combat : les militaires de l’Etat-major général de l’ALN des frontières dirigé par Boumediene et les civils du GPRA, dont l’enjeu est la prise de pouvoir. Dégénérant en engagement armé entre les factions rivales, il faillit mettre le feu au pays. L’Armée, sortie victorieuse de l’affrontement, intronise Ben Bella. Sous-estimation chez Sportisse des effets de ce premier coup de force militaire ? Quoi qu’il en soit, il élude cet épi-sode dont les conséquences sur la situation politique de l’Algérie se vérifient encore au-jourd’hui ; il ne nous apprendra rien non plus de la position du PCA sur le conflit, ni sur son issue : la prise de pouvoir par les militaires. Il s’attache plutôt à évoquer « l’ambiance de joie » régnant dans le pays, les salles combles des meetings du Parti revenu à la légalité, les adhésions qui grossissent, la course vers les biens laissés vacants par les Européens…

A peine la liesse du 5 juillet retombée, le 29 novembre 62, le Bureau politique du FLN interdit le PCA, sans que l’Assemblée constituante, présidée par Ferhat Abbas, réagisse, à « l’exception de Hocine Aït Ahmed (…) qui s’y est opposé ouvertement » en déclarant « un parti fort et organisé qui jouit de la confiance du peuple n’a nul besoin de dissoudre un autre parti (…). Je pense que la prééminence du parti FLN n’entraîne pas nécessairement l’unité ». Sportisse — il fait partie avec Hadj Ali de la délégation allée « dire son indignation » à l’Assemblée constituante —, s’irrite du silence des « anciens de l’UDMA », Ahmed Bou-mendjel et Ferhat Abbas, toujours présentés comme de « grands démocrates ».
Le Parti, plongé de nouveau dans une semi-clandestinité, n’en continue pas moins d’apporter un « soutien critique » au « populiste » Ben Bella. Privé de son organe central, El Houriya, il exprime ses positions à travers le quotidien Alger Républicain, enthousiasmé par les décrets sur l’autogestion. Sportisse, détaché en 1963 à la rédaction de ce journal, prend soin de préciser que celui-ci « n’était pas l’organe du Parti », mais qu’il « aidait à l’union des forces anti-impérialistes ». Il en donne pour preuve le fait qu’il mettait « davantage en avant les positions du FLN et les projets du gouvernement que ceux du PCA… ».
Le coup d’Etat du 19 juin 1965 du colonel Boumediene enterre l’accord de fusion, dé-jà signé, d’Alger Républicain avec Le Peuple, publication du FLN — le mariage devait donner naissance à un nouvel organe du FLN, El Moudjahid, dont le premier numéro était prévu pour le 5 juillet —, et signe le début de nouvelles persécutions anticommunistes.
Pour cause de leur refus d’approuver le coup d’Etat, des centaines de militants com-munistes et FLN sont arrêtés, torturés, incarcérés. Sportisse est du nombre. Lorsque il réappa-raît en 1974, après un passage par la case prison et une assignation à résidence à Tiaret, le PCA a fait une mue spectaculaire. Devenu PAGS, Parti de l’avant-garde socialiste, une nouvelle génération de militants y occupent le devant de la scène, son attitude à l’égard du régime de Boumediene s’est assouplie : finie l’opposition frontale, retour au soutien critique.

De 1974 à 1988, les activités de Sportisse au sein du PAGS sont alors très restreintes ; il suppose que « la direction du parti n’a vraisemblablement pas jugé utile de [lui] confier des activités importante». Il travaillera dans diverses entreprises nationales (SONATRAM, SNEMA) auxquelles il apporte son expertise de gestionnaire, jusqu’à sa retraite.

Lorsqu’il est revient aux affaires à la fin 1991 sollicité par Abdelhamid Benzine pour administrer le journal Alger Républicain, le PAGS, saigné dès son retour à la légalité en 89, considérablement affaibli par la chute du mur de Berlin et la dislocation de l’URSS est en lambeaux. Déchiré par des luttes sournoises entre des « courants » qui ne disent pas leur nom, il a fait place à l’issue du congrès de juin 90 à Ettahadi, une formation vidée de ses principes communistes et de ses forces, au sein de laquelle les positions antagoniques s’affrontent sur la question de la participation aux élections, mais aussi et surtout sur celles des alliances et du rapport à l’islam et à l’islamisme montant dans la société algérienne. Sorti de sa retraite dans une conjoncture agitée, Sportisse prend le train en marche. La situation est compliquée, beau-coup d’éléments lui échappent…, d’où ses explications lapidaires sur les raisons des scissions et ruptures au sein PAGS, la version erronée des causes du départ de l’équipe de journalistes à l’origine de la relance, en 89, du journal Alger Républicain, accusée abusivement « d’avoir provoqué une crise afin de s’emparer du journal, qui était la propriété des communistes depuis 1946 ».
Décembre prochain, William Sportisse aura 90 ans. De mes rencontres avec lui, j’ai gardé le souvenir d’un petit homme réservé, discret, à la parole retenue. Il devenait pressant de recueillir sa parole — le temps n’attend personne ! Sa voix que l’on entend ici dans Le Camp des oliviers, comme celles de milliers d’hommes et femmes de sa génération qui ont, chacun à sa manière et avec leurs moyens, combattu l’horreur coloniale, ne va pas tarder à s’éteindre ; c’est dans l’ordre des choses. Même avec ses faiblesses, ses lacunes, ses partis-pris, elle reste précieuse, irremplaçable… Par son truchement, c’est sa part du monde, sa part d’Algérie qu’il a bâtie pour nous, qu’il nous livre ici. Sachons l’écouter.

Ghania Hammadou.

Le Camp des oliviers – Parcours d’un communiste algérien », William Sportisse, en-tretiens avec Pierre-Jean Le Foll-Luciani. Edité en Algérie par les Editions El-Ijtihad, 2013. Edition originale en France aux Presses universitaires de Rennes, 2012.

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