En novembre 2019, l’UNESCO lors de sa conférence générale a proclamé le 14 janvier comme journée mondiale de la Logique. Cette date correspond à la date de naissance d’Alfred Tarski un logicien polonais et correspond aussi à la date du décès de Kurt Gödel. Ces deux logiciens du 20ème siècle avaient contribué d’une manière significative au développement de la logique. Tarski avait développé la notion de modèle et a montré l’indéfinissabilité, en mathématiques, de la notion de vérité. La contribution de Gödel a été déterminante pour le développement des systèmes formels en mathématiques et leur consistance en énonçant son fameux théorème d’incomplétude et a aussi contribué grandement au développement de l’informatique fondamentale.
L’un des traits fondamentaux de l’être humain est sa capacité de réfléchir. A travers les âges, toutes les civilisations avaient étudié et développé les capacités de raisonner, d’éviter les contradictions dans les discours et de bien parler. Très tôt la logique avait joué un rôle important dans le développement de la philosophie et aussi dans les sciences pour répondre à leurs préoccupations.
La logique aristotélicienne est une théorie logique développée par le philosophe grec Aristote (384-322 av. J-C). Elle repose sur les principes suivants : la loi de l’identité, la loi de la non contradiction et la loi de la tierce exclue. Les différents types de raisonnement de cette logique le syllogisme hypothétique et le raisonnement par induction. Principes très utilisés encore de nos jours.
En 762 le Calife Abbasside El Mansur fonde Beit El Hikma qui devient le centre d’une activité scientifique unique au monde. Les sciences grecques furent traduites et la logique d’Aristote eut un intérêt particulier pour les savants musulmans. A cette époque la logique et la philosophie ne faisait qu’une. Les savants et philosophes musulmans, Al farabi, El Kindi, Ibn Sina et Ibn Rochd se sont emparés de cette science pour l’appliquer à la théologie, à la rhétorique et aux problèmes philosophiques de leurs temps comme celui l’univers est-il fini ou infini ; le monde a-t-il existé de tout temps.
Ibn Roshd (1126-1198) est parmi les philosophes musulmans, né en Andalousie, qui a le plus étudié la logique d’Aristote. Connu par l’occident sous le nom d’Averroès était un théologien, médecin et philosophe. Il est surnommé le commentateur d’Aristote. Son oeuvre a connu un important intérêt en occident et a exercé une influence décisive sur la pensée occidentale. Thomas d’Aquin le réformateur de l’Eglise chrétienne s’était imprégné de l’oeuvre d’Ibn Roshd, notamment dans son approche sur la relation entre la raison et la foi. Pour Ibn Roshd toute vérité obtenue par voie de la raison ne peut contredire celle du Texte religieux. Si contradiction il y a c’est dans notre interprétation du Texte qu’il faut la rechercher. Il publia aussi « le livre de l’exposition des méthodes de preuves ». C’est par Ibn Roshd que la logique grecque a été diffusé en Occident et, d’une certaine manière, il a été un des précurseurs de la renaissance en Europe.
Dans le monde musulman, après la chute de Cordoue en 1236, la philosophie et la logique sont entrées en hibernation. Pour preuve le livre du salafiste Ibn Tayymia « la réfutation des logiciens » considérant la logique et la philosophie source de doute et contraire à une interprétation littérale du Coran et de la Sunna. Son influence fut importante et ses séquelles s’observent encore aujourd’hui dans nos sociétés.
La logique d’Aristote faisant toujours partie de la philosophie continua de régner en maitre jusqu’à la fin du 19eme siècle. Les travaux de George Boole ont été à l’initiative pour que la logique devienne une discipline des mathématiques. En cette période les mathématiques connurent de nouveau développement comme par exemple la théorie des ensembles inventée par Georg Cantor en 1890. Devenue le fondement des mathématiques, cette théorie a commencé à faire apparaitre des paradoxes liés à la notion de l’infini. Par exemple l’ensemble des entiers est formé des nombres pairs et des nombres impairs. Mais, on peut montrer qu’il y a autant de nombres pairs que de nombres entiers, alors que l’on sait que l’ensemble des nombres pairs est inclus dans celui des entiers. Un autre paradoxe est celui qui énonce que la somme de tous les entiers est égale à un nombre négatif (démontré par le mathématicien
hindou Ramanujan). C’est à ce type de problèmes que les logiens allaient s’y pencher. Le point de départ fut le congrès de mathématiques à Paris en 1900. Il fut décidé entre autres l’établissement d’une liste de problèmes ouverts à résoudre concernant les mathématiques et la logique. Les logiciens se sont attelés à définir des systèmes axiomatiques influencés par la rigueur de l’axiomatique de la géométrie d’Euclide.
Une nouvelle aventure pour la logique a commencé par les travaux de Gödel sur l’axiomatisation des systèmes mathématiques et son fameux théorème sur l’incomplétude des théories formelles. Ces travaux de Gödel avaient ouvert la voie à la définition de la notion de calculabilité. Plus tard autour des années trente du siècle dernier, Church, Turing et Markov précisèrent la définition de ce qui est un calcul effectif. Cette précision a permis par la suite grâce au mathématicien et logicien von Neumann la construction d’ordinateur avec des circuits logiques implémentant les fonctions booléennes interprétant les fonctions logiques de base. Parallèlement à ces travaux et pour purger les mathématiques de leurs paradoxes, une logique excluant le principe du tiers exclu est développée. Elle considère la notion d’un infini constructif et que la contradiction d’une proposition n’est pas vraie de façon automatique même si cette proposition est fausse. Tarski, autour de l’année 1935, présenta la notion de modèle d’une théorie qui lui a permis d’affirmer ou d’infirmer des énoncés dans cette théorie. Une des plus importante de ses contributions a été celle de montrer que la notion de “vérité » ne peut être défini conceptuellement. C’est une notion subjective.
Aujourd’hui, la logique continue de franchir de nouveaux horizons. Il existe des systèmes à base de logique, qui permettent d’accompagner des étudiants à apprendre, à raisonner et démontrer de nouveaux résultats. Des recherches sont menées pour coupler les systèmes de raisonnement avec l’intelligence artificielle. On peut parier que demain, dans peu d’années, nous aurons des machines « pensantes » !
En ce jour, le 14 janvier, de la commémoration de la journée mondiale de la logique, nous sommes interpellés pour porter un regard sur l’enseignement de cette discipline dans notre pays. Son enseignement au lycée, comme celui de la philosophie, a dramatiquement reculé. A l’université, timidement son enseignement pour les informaticiens et les matheux continue à être proposé. Mais, les programmes proposés sont de très loin insuffisants au vu des possibilités que peut offrir la logique dans les domaines de la science et particulièrement pour les mathématiques et l’informatique mais aussi les sciences humaines.
L’enseignement de la logique, bien adapté, ne peut qu’être profitable pour toutes les catégories sociales : médecins, journalistes, ingénieurs, politiciens, etc. Un discours, une discussion ou un article est souvent structuré en trois phases, les hypothèses de départ, le raisonnement à partir des hypothèses et finalement la conclusion. Les malentendus, la plupart du temps, prennent leur source dans la divergence des hypothèses de départ de chacun des antagonistes sans que l’on ne sache réellement. Les notions de logique, enseignés à tous, éviteraient de tomber dans ce travers et aussi dans bien d’autres.
Comme type de raisonnement, nos sociétés avaient hérité du passé, le raisonnement par analogie (El Qias). Défini par l’imam Ash-Shafi’i au début du 9ème siècle ap.-JC, il continue encore d’être utilisé aujourd’hui par les Fuqaha comme seul mode de raisonnement dans les problèmes de jurisprudence. Ce mode de pensée et de raisonnement restent dominant dans nos sociétés. Beaucoup de penseurs musulmans contemporains pensent que l’adoption du raisonnement par analogie cantonnent l’esprit, pour résoudre un problème, à chercher un modèle de solution d’un problème analogue au sien. Cet esprit inhibe la création. Notre enseignement est prisonnier de cette méthode de raisonnement. Nous l’observons quotidiennement dans nos classes. On comprend qu’Ibn Tayymia à son époque de défaite des musulmans au 12-14ème siècle voulait éviter que l’on cherche des interprétations au Texte et à la Sunna qui font perdre l’essentiel à la tradition. Aujourd’hui cette peur n’est pas justifiée. Au contraire, il faut généraliser l’enseignement véritable de la logique, former l’esprit critique et la rigueur chez l’étudiant pour une véritable transmission du savoir.
Le 14 janvier 2025
MM.