Société

Djamel Amrani – Le témoin.

Les éditions Hibr ont réédité, en 2016, « Le témoin », livre de Djamel Amrani(1), que les Editions de Minuit avaient publié en 1960. Le texte est un récit de semaines de tortures subies à l’aveugle des mains des bérets rouges, régiment d’élite des parachutistes français. Ils arrêtent Djamel Amrani en pleine grève des huit jours qui visait à démontrer à l’Assemblée générale de l’ONU l’adhésion des algériens au mot d’ordre FLN d’indépendance. Chargés de la casser, ils ont surtout cherché à casser les grévistes et le FLN.

Djamel a subi les pires tortures physiques et morales pour lui faire « donner » les noms de ses camardes des réseaux FLN et avouer ses propres actes liés à cette organisation. Rien ne prédisposait Djamel à ce destin. Il était plutôt un peu fier d’être français. Même le racisme de ses camarades de classe, si profond et si ordinairement vexant et dévalorisant, ne l’avait pas dissocié des choix pro-français de son père.

Sa famille avait fait le choix de la France, avec cette fierté enthousiaste de l’adhésion à un idéal, une valeur, une ascension à une humanité supérieure. Son père en a versé le prix sur les champs de bataille de la Première Guerre Mondiale, avec blessure, séquelles graves, médailles et Légion d’Honneur. Il donnera le prénom chrétien d’André à un de ses fils et aura une bru pied-noire. Ce père n’appartient pas du tout au système de pouvoir colonial. Il s’agissait, chez lui, d’une adhésion du cœur, une adoption d’un tuteur par un pupille.

Djamel Amrani ni André, son frère aîné, n’avaient, donc, la moindre relation avec le FLN. Ils connaissaient Ali Boumendjel, l’avocat du FLN que les parachutistes tortureront jusqu’à la mort, comme mari de leur sœur Malika, mais pas du tout comme militant.

Les parachutistes, d’ailleurs, ne les avaient pas arrêtés pour cette raison. Ils avaient arrêté Djamel et André dans une rafle de masse, des arrestations à l’aveugle, dans une opération de triage qui devait toucher tous les algériens qui avaient suivi ou non la grève. Ils avaient à torturer dans le tas, et sur le tas quelquefois, pour ramener dans leur trémail des militants FLN dénoncés sous l’insoutenable souffrance de la torture. Car c’est cela la torture, une insoutenable souffrance. Elle fera avouer à Djamel tout ce qui pouvait la suspendre ne serait-ce qu’une heure, un moment, un instant. André subira un sort pire. Il sera assassiné par les paras.

L’impact sera terrible pour Djamel. Aux premières heures de son arrestation, il lui semblait que les faits d’armes de son père, ses relations, ses médailles, sa légion d’honneur, lèveraient immédiatement le malentendu et prouveraient que Djamel comme André avaient fait la grève « comme tout le monde ». Le récit devient, aussi, celui de la cruelle désillusion sur la grandeur, les valeurs, les principes de la république française. La torture, les sévices absurdes parce que gratuits, vont renvoyer Djamel vers son peuple d’origine. Ils vont dissoudre dans ces crimes aberrants l’illusion de son père d’un destin français pour nos frères indigènes.

Quand paraît le récit de ces heures terribles, André et le papa avaient été assassinés par l’armée française. Le père avait été littéralement livré aux paras tortionnaires et tueurs par la Garde Mobile et par le Commissaire Central d’Alger.

Quatre ans après les faits, le récit se déroule monocorde, comme si Djamel venait d’en sortir. Il écrit hébété, pas un ton au-dessus de l’autre. Il écrit comme parle le traumatisé qui vient d’en réchapper à l’incommensurable de l’horreur, de la peur, du vide qu’on ne peut mesurer qu’aux portes de la mort.

Ce n’était pas le propos du livre à l’époque de son écriture, mais il semble répondre au révisionnisme triomphant et actuel qui veut blanchir la France coloniale, les tortionnaires et les assassins et accuser le FLN de terrorisme. Par la description froide, distante et sans haine de l’enfer qu’il a vécu, il démontre que la France coloniale n’était prête à céder quoique que ce soit aux algériens. Même ceux qui avaient adopté ses valeurs proclamées sont jetés dans la géhenne si un doute survient sur leur allégeance aveugle à la France. Djamel nous raconte par sa chair martyre que, vraiment, la violence révolutionnaire était le seul choix possible face à la violence coloniale totale et absolue.

Ce récit dans sa nudité, montre que les tortionnaires enragent devant leurs victimes de ne pas être des dieux reconnus. En cela ils sont le côté exécutant des élites, chargés d’habiller leurs actes, qui ne se salissent pas les mains mais écument tout autant de ne pas trouver chez le colonisé la vénération des maîtres qu’ils se croyaient être. Une même trame, un même tissu unissent l’idéologue, le dirigeant, le ministre et le tortionnaire. L’officier qui reçoit du père de Djamel, ses états de service, déchire et jette la lettre en lui disant : « Voilà la réponse de la France ». Oui, les officiers tortionnaires étaient autant la France que les ministres aux mains propres qui refusaient la grâce aux condamnés à mort.

Djamel sortira de cet enfer et deviendra plus tard in militant du FLN à l’extérieur du pays et un des acteurs parmi les plus actifs de notre sphère culturelle. Il en sortira le plus jeune poète de sa génération. De ses blessures, sortiront des poèmes lumineux, mais il devra lutter toute sa vie contre le souvenir de la torture et de ses parents assassinés. Ses poèmes sont si forts que les simples gens le considéreront quasiment comme un poète officiel, non de l’Etat, mais de l’Algérie couverte des plaies mais libérée. Il déclamera sur les ondes de la Radio officielle tous les poètes, même les dissidents ou opposants à l’image de Bachir hadj Ali. Djamel Amrani, transcendera toute chapelle, s’élèvera au-dessus de toute censure, écrira toutes les composantes meurtries ou heureuses de l’Algérie indépendante.

Le destin post-mortem de son récit est de répondre aux révisionnistes par l’implacable déroulement des faits. Et seulement des faits d’un récit bouleversant.

Par Mohamed Bouhamidi.
In Horizons du 14 mars2018

Le témoi –Djamel Amrani. Editions de Minuit. Paris – 1960. Editions Hibr. Alger – 2016. 104 pages – 350 dinars.

Laissez un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

*