Luttes des travailleurs

HIRAK:Petit témoignage sur le rassemblement d’aujourd’hu vendredi 17 MAI 2019 par Rostom Touati

Petit témoignage sur le rassemblement d’aujourd’hui, écrit à la
va-vite à partir de notes prises sur les marges d’un polycopié qui
traînait dans mon cartable:

A peu près midi, les rues sont relativement vides, le gros des
manifestants s’est concentré autour de la Grande Poste. Un cordon de
CRS empêche l’accès aux escaliers de la GP. Des manifestants sont
agglomérés autour du cordon, tandis que d’autres suivent d’un peu plus
loin. Les huées fusent lorsque les CRS repoussent des manifestants qui
tentent de passer le cordon. Un quinquagénaire crie, à ma droite:
« Foncez, ne restez pas là! », nous invitant à rejoindre ceux qui
cherchent à forcer le cordon. Je ne peux m’empêcher de le taquiner:
« Tu es courageux, toi, Allah ibarek! » Il prend tout de suite la
mouche, m’explique qu’il est un ancien « fissiste », qu’il a été de
toutes les luttes, etc. Son camarade le pousse devant lui et m’adresse
un sourire entendu, qui signifie sans doute: « C’est un nerveux, il ne
faut pas lui en vouloir. »

Je remarque un homme, la trentaine bien entamée, qui porte une
pancarte aux caractères finement ouvragés. Sur une face de la pancarte
est inscrit, en substance: « Ceux qui empêchent une révolution
pacifique poussent à la révolution violente. » Un jeune devant moi
photographie la pancarte, je commente: « C’est une menace, ou est-ce
moi qui lis mal? » Le photographe me répond: « Il est bon parfois de
recourir aux menaces. »

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L’attroupement grossit, les gens suivent les frictions entre
manifestants et cordon du CRS en scandant des slogans sur la honte du
policier devenu oppresseur. On spécule sur le pourquoi de
l’interdiction d’accès aux escaliers de la GP. Certains signalent
qu’il n’y a qu’à aller ailleurs, d’autres protestent qu’après le
tunnel des facultés, si on abandonne la GP, dans quelques semaines
c’est tout Alger qui sera interdit à la manifestation. Un quadra ou
quinquagénaire très excité essaye de nous convaincre de forcer le
cordon. Une jeune fille proteste: « Nous les avons acculés avec le
pacifisme des manifestations, il ne faut pas leur donner du grain à
moudre. » L’énergumène proteste: « On nous a anesthésiés avec ce
pacifisme. » Je tente de le recadrer: « On ne fait pas de politique avec
du pathos. Et ce n’est pas dans notre intérêt de corser le rapport de
force. Certaines parties malveillantes n’attendent que ça. » Il se met
tout de suite à persifler sur le discours anxiogène, et sur son
expérience de militant, et qu’en 90 quand il battait le pavé je
n’étais peut-être même pas né, etc. (ce qui me rappelle que je ne suis
plus si jeune, car je commencer à me sentir flatté qu’on me donne
moins que mon âge). Je lui dis avec un sourire: « On n’a qu’à prendre
un café, et je t’expliquerai ce qu’est une révolution colorée, et ce
que sont les ONG. » Le gars m’adresse un regard ulcéré et s’en va sans
demander son reste.

Les frictions continuent et quelques gilets rouges évacuent des
personnes prises de malaise suite aux jets de gaz lacrymogène. Les
« prends des photos! prends des photos! » fusent, et les manifestants
touchés par les gaz, les yeux rougis, sont entourés par les
smartphones et les appareils photos. Des groupes de discussion se
forment, spontanément; saisissant une réplique au vol, les gens se
mettent à débattre.

13h20: Des élus, l’emblème national en sautoir, arrivent, précédés de
deux militants du RAJ que je reconnais. Les élus marquent un temps
d’arrêt pour discuter mais un jeune, survolté, les invite à se
rapprocher du cordon.

Un jeune, qui ne doit pas avoir plus de vingt-trois ans, me voit
gribouiller sur mon polycopié, et m’interpelle : « Vous êtes
journaliste ? » Pris de court, je réponds : « Non, juste blogueur »
(ce qui n’est pas faux). Il me montre son pull déchiré et m’explique
qu’un agent l’a saisi violemment par le col pour le repousser. Je lui
demande en quoi la conquête des escaliers de la Grande Poste est-il si
vital pour la marche. Il m’explique que l’interdiction suscite le
sentiment de n’être pas libre chez soi, en son propre pays, et que
cette conquête symbolique devient de la plus haute importance. Je lui
dis que le jeu n’en vaut pas la chandelle, et que risquer des
échauffourées avec les CRS pour si peu, surtout avec des excités qui
cherchent maille à partir aux flics, mais qui sont trop isolés pour
l’instant, peut mener vers le pourrissement. Le jeune m’explique que
c’est AGS qui cherche à pourrir la situation. Une longue conversation
s’engage, souvent interrompue par les clameurs des manifestants, et
nous échangeons nos coordonnées pour discuter ultérieurement plus à
l’aise.

14h10: Deux jeunes escaladent un camion des CRS. Un agent les force à
descendre. Il reçoit des huées et des jets de bouteilles en plastique.
Profitant de ce qu’il a le dos tourné, un jeune manifestant escalade
le camion et pousse l’agent à bas de l’engin. La foule applaudit, les
CRS chargent avec les gaz, mais se replient immédiatement sur leurs
positions. Nouvelle noria des gilets rouges.

Je quitte la Grande Poste pour remonter vers la Place Audin. Un
sexagénaire portant une pancarte soutenant AGS se fait chahuter par un
groupe de manifestants qui l’entourent et le traitent de flagorneur.
Je continue à remonter. Des débats spontanés se forment çà et là,
parfois tumultueux. Les gens commencent à affluer de plus en plus
nombreux vers la GP. Des chants différents sont scandés: beaucoup de
slogans contre AGS, contre les 3B, contre les élections qui ne peuvent
se faire avec la pègre, mais aussi quelques chants des scouts,
d’autres exaltant la fraternité algérienne, et j’en passe. Les
pancartes et banderoles sont à l’avenant.

Je décide de revenir avec le flot des manifestants vers la GP.

14h51: Le cordon lâche et les manifestants accèdent finalement aux
marches de la Grande Poste. Ovation de la foule. Un camion de CRS sert
de perchoir pour des jeunes qui font tournoyer les drapeaux.

Des groupes de discussion continuent à se former ici et là. Je rejoins
l’un d’eux au sein duquel un quinquagénaire expose l’idée d’une
organisation pyramidale (quartier – commune wilaya – région). Je
m’immisce dans la discussion en objectant qu’il serait plus pertinent
de s’organiser par secteurs. Nous débattons un moment du sujet avant
de bifurquer vers les appels à ne pas désigner de représentants. Nous
tombons d’accord sur le fait que c’est le meilleur moyen de servir
l’agenda d’une minorité organisée au lieu de celui du peuple. De là
nous évoquons le piège du dégagisme et – à ma grande surprise –
lorsque je tente d’expliquer que c’est le schéma classique des
révolutions colorées, je suis tout de suite compris et approuvé. Un
trentenaire rejoint la discussion et cherche à savoir ce que nous
entendons par-là. Le débat s’engage et dévie vers la personne d’AGS:
traître manipulateur ou patriote aux mains liées? Je tente d’amener le
débat sur les idées plutôt que sur les personnes, en vain: AGS revient
comme un mantra. Un sexagénaire, qui écoutait dans son coin, dit au
jeune, résolument anti AGS, avec un air entendu: « D’après ce que je
vois, les mouches électroniques sont sorties en force aujourd’hui. » Le
jeune approuve énergiquement. Bien que non visé par sa saillie, je
tente d’expliquer au sexagénaire que « mouche électronique » n’est pas
un argument, à fortiori dans une discussion en chair et en os:
contradictio in adjecto. Le vieux nous explique que le hirak est
bénit, et qu’il n’est dirigé ni par AGS, ni par Toufik, ni par X, ni
par Y: c’est Dieu qui le dirige; nulle nécessité de s’organiser; comme
la chamelle du Prophète, il n’y qu’à le laisser aller. Je lui rétorque
que Dieu dirige tout, pas seulement le hirak, mais que nous ne
connaissons pas Sa volonté, puisque la révélation s’est arrêtée avec
la mort du Prophète ASSW, et que les hommes sont comptables de leurs
choix. Le vieux m’explique qu’il a laissé femme et enfants pour sortir
manifester, et que ce n’était pas en vue d’un quelconque agenda. Je
lui explique que je ne mets pas en doute son patriotisme, ni celui des
millions d’Algériens qui manifestent chaque vendredi, mais que si ces
millions ne s’organisent pas, une minorité depuis longtemps organisée
(bien qu’encore fort maladroite) risque de lui confisquer son
mouvement.

Des amis retardataires me rejoignent et je quitte ce groupe pour
remonter avec eux vers Audin. Il est près de 17 heures, les rues sont
clairsemées.

Nous rentrons à la maison, et discutons en chemin de ce qu’est la
guerre hybride, et du rôle du fédéralisme identitaire dans cette
guerre de cinquième génération.

Mais c’est là une autre histoire.

P.S : La prise de note au milieu des manifestants ayant été fort
laborieuse, la plupart du texte est écrit de mémoire ; mes excuses,
s’ils venaient à se reconnaître, à ceux dont j’ai paraphrasé les
propos du mieux que j’ai pu.

Djawad Rostom Touati

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