Société

LA QUESTION DU PROBLEME A DEBATTRE, par Abdelatif Rebah

LA QUESTION DU PROBLEME A DEBATTRE

On raconte qu’un riche planteur de Louisiane dans le Sud des States décide un jour d’emmener un de ses esclaves au marché pour le vendre. Dès le premier acheteur venu, il engage la transaction avec une première offre de prix à laquelle le client réplique aussitôt par une contre-proposition ; le planteur se tourne alors vers l’esclave et lui demande : qu’est-ce que tu en penses ? It is not my problem, rétorque celui-ci ! Au 2ème tour de marchandage, c’est l’acheteur qui tient à solliciter l’avis de l’esclave, le même cri fuse de la poitrine nègre : it is not my problem!! Le marchandage se poursuit et finalement, après maintes tractations qui laissent toujours de marbre le vigoureux forçat à la peau d’ébène, les deux négriers parviennent à s’entendre sur un prix mais le planteur (on va dire démocrate ?) ne peut s’empêcher de demander de nouveau l’avis de son esclave : qu’est ce que tu en penses ? Now it is my problem, lance lourdement l’enfant libre des savanes africaines, arraché à ses racines et enchaîné par les Blancs.
D’instinct, le damné de la terre avait compris qu’il ne pouvait prendre part à des palabres dont l’enjeu était sa propre mise à prix. Autant débattre de la qualité de la corde avec laquelle on s’apprête à vous pendre. Le « problème à débattre » n’est devenu le sien que lorsqu’il fut question de l’objet lui-même de l’échange, à savoir, la confirmation de sa condition d’infrahumain, de son statut d’esclave qui ne faisait que changer de propriétaire. L’objet de l’échange avait été défini par les Blancs pour les Blancs, délimitant ainsi le cadre du sujet à discuter. Sont donc exclues de ce «débat» les problématiques de remise en cause de l’esclavage, à fortiori celles aboutissant à sa condamnation et à son abolition. Dans cet échange Blanco-Blanc, le négrier peut s’offrir, sans nul risque, on le devine, le luxe d’intégrer l’esclave dans la discussion sur les termes de sa propre traite.
Cette longue digression métaphorique nous apprend combien est ancienne la tradition de la pensée occidentale de donner le La et de dire l’alpha et l’oméga, mais surtout comment elle plonge ses racines dans les rapports de domination et d’oppression les plus inhumains du capitalisme esclavagiste. Longtemps, les colonisés étaient « invités » à s’expliquer leur condition en puisant dans les innombrables grilles explicatives construites avec une sophistication croissante par le colonisateur. Si on ne souscrit pas au raisonnement qui fait de nous des êtres inférieurs, qu’on en comprenne au moins les raisons !
Les indépendances ont, aussi, été le résultat d’un long processus d’émancipation de cette pensée asservissante ponctué par des ruptures violentes avec la grille du tuteur, ruptures symbolisées, par exemple, par la formule : l’Algérie n’a jamais été, n’est pas et ne sera jamais la France. Mais ces indépendances conquises, les désormais ex-colonisés ne vont pas, pour autant, s’affranchir d’un revers de main de la pesante grille du tuteur. « Quand on est capable de construire des engins de cent tonnes qui montent en 10 minutes à 10 km de hauteur, on a des droits sur ceux qui n’ont pas inventé la roue : voila ce que nous croyons, avouez-le.» Et l’ethno-sociologue africaniste René Bureau d’ajouter cette précision lourde de signification : « Et j’ai entendu des Africains admettre cela ». Vaincre la peur du maître, s’affranchir de son langage, se détourner de son miroir, se libérer de sa supériorité technique, le chantier est titanesque, les travaux quasi-herculéens, le temps est compté. Malheur à ceux qui trébuchent !
L’étape de la construction étatique-nationale, singulièrement celle de l’Algérie, est riche d’illustrations de ce phénomène. L’ex-colonie ne saurait être un objet d’étude neutre ni ordinaire…Notre proximité plus que géographique de l’ex-métropole, grande puissance géopolitique, qui ne veut pas se départir de son “droit tutélaire” de dire la bonne voie et les conduites qui s’y conforment, nous vaut en effet, le redoutable privilège de l’élève relégable en perpétuel sursis. La multitude de yaouled, de Fatma et d’Ahmed est elle capable de former une nation, de construire un Etat, de bâtir une économie, d’engendrer une dynamique sociale et culturelle… ? Le doute, puissant, est ancré au plus profond de l’inconscient colonial.

Quand on examine le discours à prétention critique sur les politiques et stratégies économiques mises en œuvre par l’Algérie depuis son indépendance, force est de constater que ce qui domine et nourrit invariablement sa thématique, c’est la rhétorique de l’échec, “l’échec depuis 1962”. “Natif”, “recommencé” ou “patent”, l’échec est, pour ainsi dire, inscrit dans les gènes de l’indépendance algérienne. Faits, évènements, réalisations sont convoqués pour en asséner la preuve tantôt sur le plan économique, tantôt sur le plan politique, tantôt sur le plan culturel. Comment dès lors s’étonner que la liste des “mauvais choix” de l’Algérie soit si longue au point de paver quasi intégralement cinquante années d’indépendance ? Qu’il s’agisse du développement industriel, agricole ou social, la sentence est inscrite dans l’attendu même qui les qualifie : “l’audace indépendantiste” prolongée impudemment sur le terrain de l’économie. Et son corollaire, la coupable non-conformité au modèle de référence et au statut traditionnel assigné aux pays de notre rang. En forçant le raisonnement, on est amené à comprendre que les choix du développement national indépendant ont dévié le pays d’une trajectoire vertueuse déjà inscrite en pointillés dans son statut d’économie coloniale. Une anomalie donc. Le retour au modèle de référence devient alors une “urgence historique”

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