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LETTRE A TAHAR DJAOUT Par Abdenour Dzanouni

Cher Tahar,
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Quand nous sommes venus te mettre en terre, chez toi, la colline qui allait t’accueillir et te bercer en son sein était noire de monde. Nous n’aurions pu y accéder si nous n’étions venus la veille, accueillis par ta famille dans une maison en pisé au sol de terre battue, éclairée par la flamme vacillante et chaude d’un quinquet. Nous étions assis sur une natte posée à même le sol, ton neveu témoignait d’une rencontre où Mouloud Mammeri t’a appelait « Cheikh… »et lui s’étonnait : « Da el Mulud était le plus âgé et il appelait Tahar « Cheikh » ! C’était pas croyable !» Que dire après un tel hommage ? Ton humilité, dut-elle en souffrir, l’homme que tu admirais, l’intellectuel que tu vénérais te donnais du « Cheikh » simplement parce que c’était vrai, vrai et simple comme l’eau qu’on boit ou l’air qu’on respire.

Alors Cheikh ? Quelles nouvelles ? Tu dois être aujourd’hui grand père et tes petits enfants rêver devant les portraits de toi avec ta moustache frisée fièrement vers le ciel, digne hommage aux ancêtres… « Derguez ya léf’hel ! » . Homme et brave, tu étais dans la vie ici bas Da el Tahar, une vie que tu aimais et qu’on t’a volée. J’en suis témoin et l’histoire en partie connue quand en ce début de l’année 80, la conférence de Mouloud Mammeri sur la poésie amazigh à la maison de la culture de Tizi Ouzou fut interdite. Après les étudiants de l’Université, les tribus du Djurdjura et de la Soummam vinrent exiger leur part de poésie comme on savoure le pain de la maison ou l’eau de la source.

Kamel Belkacem, rédacteur en chef d’El Moudjahid, publia dans la page culturelle un billet insultant Mouloud Mammeri. Lui qui était un résistant aussi brave qu’humble, Il le disait à la solde de la France. Ce matin à la rédaction, la nouvelle se répandit comme une traînée de poudre et l’indignation aussi. Une pétition fut signée. 58 journalistes la signèrent, sauf 2 sur les soixante que comptait la rédaction. J’allais oublier Da el Tahar, toi tu n’as pas signé la pétition… préférant écrire une lettre de démission pour dire que tu ne pouvais pas continuer à travailler dans un journal où on insulte les intellectuels.

Nous devons une explication aux lecteurs qui n’ont pas connu cette époque. Ceux qui signent une pétition font preuve de courage tant ils se mettent en danger. Que de représailles pour avoir mis son nom au bas d’un texte ! Mais nous avions le courage du nombre et nous survivions si le nombre des signataires qui revenaient sur leur engagement restait résiduel. Toi, Tahar Djaout, en démissionnant tu t’exposais à être inscrit dans la liste noire des interdits professionnels. Il faut saluer ici Zouaoui Benhamadi, alors directeur d’Algérie Actualités, qui t’a proposé de rejoindre sa rédaction car lui savait au pays des philistins apprécier le talent et l’humain. Je l’ai perdu de vue depuis plus de vingt ans. Zouaoui, si tu me lis… Salem !

Tahar, si tu fais un tour à proximité du cercle des larbins, tu risques d’apercevoir Tahar Ouettar baignant dans une mare de crottins. Rappelle-toi, il avait le titre unique de « contrôleur général du parti » et percevait une rente confortable. Qui contrôle qui ? Tu me diras qu’il a toujours merdé mais tu ne sais pas tout. Après ton départ, il n’a cessé de déverser avec un rare courage des tonnes de haine à ton propos, avec la certitude que tu ne pouvais lui répondre de là où tu es. Au final, il ne risquait pas de t’atteindre, de là où il était, sinon que crachant au ciel, ça lui retombait sur la figure. Un pied dans la tombe, le mercenaire de la plume partit chez ses maîtres à Qatar ou des émirs, ignorants et serviles, lui ont décerné un prix pour ses services : 200 000 dollars pour avoir aboyé contre toi ! Voilà toute sa gloire.

De ceux, dans l’ombre, qui de leur poignard t’encerclaient citons le chef du gouvernement, Belaid Abdesselam et son ministre des affaires religieuses, Saci Lamouri. Toi, Tahar Djaout, tu avais relevé le danger des idées qu’il avait avancées le 11 février 1993 au Club des Pins et avant tout le monde débusqué le loup dans la bergerie. Tes éditoriaux dans ton journal « Ruptures» témoignent de ta lucidité et constituent le mobile maintenant manifeste de ton assassinat. Une semaine avant la balle meurtrière, Saci Lamouri, s’adressant aux assassins, disait, au sermon religieux de vingt heures à la télévision : « Pourquoi tuez-vous des policiers ? Ce ne sont pas des communistes ! » Ce qui est un appel ahurissant à tuer les communistes. Précision importante : Toi, Tahar Djaout, tu n’étais pas communiste mais pour les ignorants: les hommes de lettres et les hommes de science, tous ceux qui ont étudié sont des communistes. Pour ces gens là, pareil pour les femmes, celles qui travaillent sont des putes.

Belaid Abdesslam avait-il une responsabilité dans l’appel au meurtre ? Il dit lui-même qu’hormis le ministre de l’intérieur, il avait été libre de composer son gouvernement. Les responsables du FIS qu’il avait racolés, étaient sous sa responsabilité. Et si on en doutait, il n’y a qu’à lire ce qu’il écrit dans son livre*. Il dit, à propos d’un reproche de Rédha Malek à sa voix discordante, avoir riposté « contre les attaques menées contre sa personne et la politique de son gouvernement, par la cohorte formée des éléments du R.C.D., des communistes repentis depuis le renversement de situation intervenu à Moscou et des berbéro-séparatistes. » Et Bélaid Abdeslam de calomnier : « Tous les éléments de cette triste cohorte se situaient dans le sillage de ceux qui, jadis, préconisaient l’assimilation de notre peuple par la colonisation, défendaient la thèse de l’inexistence de notre nation et l’abandon, plus ou moins déclaré, de nos valeurs héritées de notre culture et de notre civilisation arabo-islamique. »

Passons sur l’insulte aux martyrs communistes, amazigh, démocrates qui ont donné leur vie pour que l’Algérie vive libre et indépendante et de la France et de l’Arabie saoudite. Le crachât venant d’un planqué de la première heure ne peut que lui retomber sur la figure. Mais pourquoi, lui, qui se dit si instruit d’économie n’a-t-il pas dénoncé l’Arabie saoudite qui dès 1985 avait inondé le marché de pétrole faisant baisser son prix de plus de trente à moins de 10 dollars ? L’agression allait aboutir à l’effondrement de l’économie de l’Algérie qu’il prétend aimer et défendre ? Elle allait la livrer ainsi que l’Irak, l’Iran et La Syrie au diktat du FMI. Il dit défendre « les valeurs arabo-musulmanes ». Lesquelles ? Celles de l’Arabie saoudite qui a financé et armé des légions de mercenaires pour établir son Califat du Nigéria à la Tchétchénie?

«Houb el watan min el imane » disait-on dans le mouvement national, que ne l’a-t-il retenue lui qui a été le passager clandestin de ce mouvement jusqu’à nos jours? Sans se départir de sa « foi » supposée dans les « valeurs arabo-islamiques quen’a-t-il dénoncé son parrain saoudien pour ses crimes? L’affreux cabot nemord pas la main de son maître

Oui, Tahar Djaout, il a, et pas qu’un peu, de ton sang dans les mains. Et puis lui qui calomnie les communistes, le mouvement amazigh et les démocrates n’a pas hésité à s’humilier en demandant le soutien d’Alger républicain quand je l’ai dirigé. Tour à tour vinrent M’hamed Yazid et Boualem Khalfa pour demander ce soutien s’adressant à Abdelhamid Benzine. Lui, me désignant d’un geste, s’en remit à ma décision. Je leur dis qu’il était hors de question de soutenir un gouvernement qui appelait à tuer les communistes. Tant qu’à faire autant leur donner le couteau pour nous égorger. Ils repartirent déçus et Abdelhamid Benzine heureux et soulagé de ne pas avoir à faire le choix cornélien entre ses amis du PPA et les valeurs humanistes, sa religion naturelle.

Ah Tahar, comme passe le temps! Te souviens-tu de ce mois de mai 1993 où nous nous sommes rencontrés en fin d’après midi sur l’esplanade du ministère de la culture et du Conseil supérieur de l’information. J’allais prendre le téléphérique et tu m’as proposé avec ton sourire irrésistible de me déposer en ville. Je montais dans ta 4L cahotique que nous avons poussée plus qu’elle ne nous a transportés. À ta question de savoir où en étais la mise en œuvre de la loi concernant l’aide aux journaux d’opinion qui ne bénéficient pas de rentrées publicitaires, je t’avais répondu qu’il ne fallait rien attendre et plutôt se préparer à voir ces journaux interdits. Pour cela, je t’annonçais que je démissionnais du Conseil où j’avais été élu par nos confrères. Puis nous avons parlé de la mer, du soleil, du repos et toutes choses futiles et délicieuses…

Autour de toi les pressions se faisaient… pressantes. Le mardi 25 mai 1993, j’avais rencontré à sa demande, le directeur général de ton journal, Abdelkrim Djaad qui, probablement informé par toi de ma disponibilité professionnelle, me proposait de vous rejoindre. Nous nous sommes retrouvés pour en discuter, au Quat’zarts, en face du tunnel des facultés, en compagnie des autres journalistes : Arezki Metref, Nadjib Stambouli, Maâchou Blidi, Rachid Kaci et de notre confrère Djamel Benmerad. La ligne éditoriale de « Ruptures » me plaisait au pluriel et si j’avais une préférence pour la rubrique culturelle, craignant d’être sollicité pour une autre rubrique, je n’osais en faire la demande. Chacun offrit sa tournée, et quand vint le tour de Rachid Kaci, il se leva pour aller au siège du journal, situé quelques pas plus loin, t’emprunter à toi, Tahar, de quoi payer la sienne…

Je demandais à Abdelkrim, quelles propositions, il me faisait. Il me répondit sans hésitation : Directeur de la rédaction ! C’est-à-dire ton poste. Voilà donc que je tombais dans une embuscade dressée par tes collègues complotant contre toi. Je lui fis remarquer, comme aux journalistes cités, présents autour de la table, que dans toute la confrérie, on ne pouvait trouver mieux que toi pour tenir ce poste. Je rappelais ta lettre de démission de 1980 pour défendre l’honneur de Mouloud Mammeri. Car si nous autres, à l’époque, avions courageusement signée une pétition, c’était parce que nous avions le courage du nombre. Sur cette explication de texte, Rachid Kaci revient, brandissant fièrement un billet de cent dinars et avant de s’asseoir me transmet ton salut disant : « Tahar est désolé de ne pouvoir être là, il prépare, pour demain, la remise du journal à l’imprimerie. Mais il a refusé de me prêter de l’argent. Il m’a donné ce billet et m’a dit que c’était sa tournée. » Tout était dit. Le lendemain, au matin, les assassins te tendaient une embuscade au bas de chez toi.

Le numéro de « Ruptures », ton ultime création, confectionné dans l’urgence, ne sera pas imprimé ni les suivants que tu as rêvés et emportés avec toi au sein de cette colline qui t’a vu naître et grandir et qui te berce et fleurit. Aujourd’hui, Arezki Metref fait des conférences élégiaques à chaque anniversaire de ton assassinat. Sans pudeur ! Assia Djebbar, abuse de ton absence pour t’enrôler à sa cause. L’imposture a de beaux jour devant elle ! D’une certaine manière, ton sacrifice n’est pas vain puisqu’on peut, sans crainte et sans gêne, tenir des conférences à ta mémoire quand celle de Mouloud Mammeri était interdite.

Avant que la mort ne nous réunisse, Cheikh Tahar, permets-moi de te taquiner. Il y a un article que tu commis, à Algérie Actualités, sur le parc national du Djurdjura dont je voulais te parler pour sa dimension… prophétique : Tu écrivais que les vautours d’Algérie étaient une espèce rare et en voie de disparition et qu’il fallait mettre en œuvre toutes les dispositions nécessaires à leur survie et à leur reproduction. Au moins pour cela, tu as été écouté : Les vautours sont toujours là et ils ont fait des petits.

3 juin 2014,
AD

* Bélaïd Abdesselam, « Pour rétablir certaines vérités sur treize mois à la tête du gouernement » (Juillet 1992 – Août 1993) Edition 2007.

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