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Pour que l’après-soulèvement ne soit pas une version 2.0 de l’avant-soulèvement : METTRE en ACCUSATION l’ORIENTATION CAPITALISTE de l’ECONOMIE !

Pour que l’après-soulèvement ne soit pas une version 2.0 de l’avant-soulèvement :
METTRE en ACCUSATION l’ORIENTATION CAPITALISTE de l’ECONOMIE !

Kamel BADAOUI, 30 mai 2019


Après plus de trois mois de manifestations, la question des agendas et objectifs politiques des différentes forces sociales et politiques participant au soulèvement, comme l’objectif du commandement militaire, nécessite davantage d’éclaircissements.
La soudaineté des arrestations et accusations portées contre les oligarques, et la célérité de l’instruction des « affaires » posent aussi plusieurs questions :

  • celle de la publicité inhabituelle des arrestations, et, symétriquement, une information indigente sur les motifs d’inculpation,
  • celle du but visé le pouvoir,
  • celle de l’implication réelle et indépendante des professionnels de la justice.

Bien que les appréciations et réactions aient été diverses, il reste que la dénonciation de la corruption a été et est encore portée de façon centrale par les manifestants.
Mais, fondamentalement, le jugement des « personnes-vertèbres » du « régime », et, partant, le changement de personnel politique, ne suffira pas pour construire une vraie alternative à la situation présente.
Car la revendication largement médiatisée du « yatnahaou gaâ », n’efface pas l’hétérogénéité de l’éventail des forces sociales et politiques qui la portent.
Un éventail qui, sans s’y réduire, dessine deux principaux courants politiques :

  1. Des forces sociales représentant les couches populaires aspirant au changement de leurs conditions de vie et de travail, au progrès social. Leur disponibilité à se mobiliser et leur nombre majoritaire dans les cortèges sont en net décalage avec leur faible expression collective et organisée. Les medias (pour la plupart à tonalité « libérale », ceci explique cela !) ne répercutent que faiblement leurs initiatives, contribuant ainsi à amoindrir leur visibilité nationale. Une illustration : la faible couverture des luttes et grèves de travailleurs, les manifestations de syndicalistes pour se réapproprier leurs syndicats.

  2. Des forces qui ont milité et militent activement pour poursuivre et rendre irréversible l’orientation « libérale » de l’économie, tout en se liant sur le terrain avec les manifestants : « yakoul maâ eddhib ou yebki maâ essareh » = « il mange avec le loup et il pleure avec le berger ».
    Elles priorisent les revendications de « l’Etat de droit », des libertés et droits individuels, les procédures juridiques et techniques de la « transition ». Une insistance marquée par une constante « secondarisation » de la question sociale et économique. Elles sont aussi plus organisées, disposent de cadres organiques, de partis, de relais dans la haute administration et à l’étranger, et … leurs représentants sont les plus médiatisées.

La revendication de « l’Etat de droit » politique est importante : il est impératif pour le mouvement progressiste qu’elle ne soit pas portée par les seuls « libéraux ». Car le contenu qu’ils ne manqueront pas de lui donner est bien éloigné de celui des couches laborieuses.
Ainsi, comme on peut le constater dans nombre de pays, y compris des pays dits « développés », « l’Etat de droit » bien que consigné dans les textes fondamentaux, reste bien formel. En pratique, il devient surtout le droit de l’Etat de privatiser les richesses produites, de socialiser le fardeau des crises et dysfonctionnements économiques, y compris par la violence.
La séparation des (3) pouvoirs, sensée caractériser « l’Etat de droit », est fréquemment et allègrement piétinée : justice « à deux vitesses » (comparution immédiate pour « echaâbi » et présomption d’innocence et/ou libération sous caution financière pour « el ghani »).
Les nombreuses « affaires » de corruption sont présentées comme des dérapages dus à un fonctionnement anormal. En réalité, ce n’est là que la manifestation normale et prévisible d’un système social et économique qui, lui, est anormal et de plus en plus contesté par les masses. L’expérience historique montre que cette vision « libérale » de « l’Etat de droit » est source d’un écart irréductible et sans cesse grandissant entre les droits formels écrits et les droits réels appliqués.
Le « camp populaire a besoin d’un « Etat de droit » qui signifie avant tout la concrétisation de droits individuels et COLLECTIFS de liberté d’expression, d’organisation, de manifestation, de grève, de lutte contre l’exploitation, l’oppression et la répression, de représentation politique à hauteur de son rôle économique.
Tout en évitant de tomber dans le piège réel de la diversion par rapport à l’objectif stratégique à long terme de l’appropriation collective des richesses produites, il s’agit de ne pas ignorer et de faire respecter le lien qu’il y a entre démocratie et division-stratification de la société en classes sociales.
Cela s’accomplit dans les luttes, et non pas de façon atemporelle et détaché du mouvement de masse tant il ne peut y avoir d’avancées révolutionnaires sans mouvement social large. « L’impureté » révolutionnaire au regard de l’objectif stratégique, à un instant T, ne doit brader l’atout de la force du nombre.

Chaque force sociale et politique, luttera avec les moyens qui sont les siens, existants ou à créer, pour influencer le cours du soulèvement en fonction de ses intérêts immédiats et à long terme. Aussi, la question de la nature et des modalités du changement ne peut être éludée.
Il y a donc exigence et priorité pour les communistes, les progressistes et les patriotes de faire remonter la question sociale et économique dans les revendications, tout en ne passant pas pieds joints sur la question des libertés.

A cet égard, tout en gardant raison dans la comparaison, les expériences tunisienne et égyptienne méritent un détour. Au moins pour cerner ce qu’il ne faut pas … omettre de faire.
Tout à l’honneur des masses populaires dans ces deux pays, leur soulèvement a bien réussi la prouesse de « dégager » les Présidents d’alors – symboles de la soumission au capitalisme mondialisé -, à obtenir l’organisation d’élections « pluralistes » – le camp du travail était malgré tout largement sous-représenté, et, à tout le moins, avec une représentation non en correspondance avec les sacrifices consentis -, la révision de la Constitution – en Tunisie, l’assemblée constituante, à l’œuvre depuis plus de deux ans, n’a pas encore clos ses travaux, et en Egypte, elle a finalement débouché sur un mandat à vie du Président en exercice ! -.

Avec le recul permis aujourd’hui, même si, heureusement, les luttes de résistance et de défense se poursuivent et se multiplient, les appareils des pouvoirs en place n’ont pas changé d’orientation, les couches bourgeoises et compradores sont toujours à l’initiative idéologique et politique et ont réussi à imposer une démocratie « libérale ».


Des éléments explicatifs ?


Dans les deux cas, il a été observé :

  • l’adhésion prolongée et (devenue) aveugle au « mouvementisme », la persistance de « l’horizontalité » du soulèvement et son enfermement dans l’esprit de réaction bien distant de l’action consciente, organisée et disciplinée,
  • la croyance en une « conscience électronique », parfois opposée à la conscience née dans les lieux d’exploitation
  • la délégation de la réflexion aux « experts » et aux ONG, avec l’illusion qu’expertise technique équivaut à expertise sociale et démocratie
  • l’hégémonie idéologique et politique du courant « libéral » sur les soulèvements qui a travaillé en permanence à juguler le danger de rassemblement des forces porteuses du lien entre la démocratie et le social
  • l’absence ou la grave faiblesse d’organisations révolutionnaires, syndicales et partisanes, capables d’articuler les questions nationales, les questions démocratiques et les questions sociales et porteuse d’une alternative en rupture idéologique et politique avec l’orientation « libérale ».


    Des enseignements ?

  • Travailler à accroître la conscience que la légitimité des luttes est première par rapport à la légitimité des élections
  • Relancer le mouvement syndical sur une base offensive, c’est-à-dire qui inscrit la défense et la protection des travailleurs dans une perspective de transformation sociale
  • Inscrire dans la durée l’action de « délégitimation » de l’orientation capitaliste.
    Le temps nécessaire pour la construction d’une alternative anti-capitaliste n’est pas le seul temps chronologique. C’est le temps de la construction de ce qui a manqué jusqu’à aujourd’hui, à savoir les instruments politiques qui permettent au camp du travail d’agir en tant que force organisée indépendante de l’idéologie capitaliste, de confectionner son propre agenda national et de classe :

Un front patriotique et anti-capitaliste et un parti communiste révolutionnaire

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