Société

QUAND LA PRIVATISATION FRÔLA SONATRACH

QUAND LA PRIVATISATION FRÔLA SONATRACH

Extrait de Economie algérienne : le développement national contrarié Editions Casbah Alger 2012 pp.168-178

A tout seigneur, tout honneur, dans le registre de la privatisation, Sonatrach mérite une rétrospective sur les années qui faillirent la transformer en une société nationale comme les autres, privatisable.

Est-elle réellement à vendre ? Cette interrogation qui taraude l’opinion publique[1], en ce tout début de l’an 2000, est incroyable, elle concerne Sonatrach, la douzième compagnie pétrolière mondiale. C’est le coffre-fort de l’Algérie : 95% de ses recettes devises et 60% de ses rentrées budgétaires. Son capital, « inaliénable, insaisissable et incessible », est entièrement détenu par l’Etat. On comprend, sans peine, qu’elle pouvait difficilement passer inaperçue, la petite phrase de Chakib Khelil, le ministre de l’Energie et des Mines, que rapportait comme une confidence une journaliste de l’Agence Algérienne d’Information (AAI) ce 30 janvier 2000 et par laquelle il faisait connaître publiquement que « la Sonatrach pourrait vendre une partie de ses actions pour trouver de l’argent afin de développer ses activités internationales ».

Ouvrir le capital du « joyau de la République », ce n’était pourtant pas le sujet inscrit en priorité dans l’agenda du ministre, ce jour-là. Il est à l’Hôtel Aurassi pour signer la convention de prêt (98 millions de dollars) accordé par le FADES à la Sonelgaz. Est-ce, alors, à cette privatisation qui ne dit pas son nom que faisait déjà allusion le ministre, quelques semaines plus tôt, le 11 janvier, lors de la cérémonie d’installation de Abdelhak Bouhafs en qualité de PDG de l’entreprise, lorsqu’il évoquait « les nouveaux défis de la phase qui s’ouvre, ceux de l’adaptation à l’économie de marché, un marché ouvert et compétitif dans le cadre de la mondialisation, exigeant de nouvelles compétences et de nouveaux instruments de financement ».

Toujours en ce mois de janvier 2000, décidément fertile en scoops, l’hebdomadaire français spécialisé Pétro stratégies révélait dans son édition du lundi 24, que le capital social de Sonatrach pourrait être ouvert à des « partenaires privés ». Ce que ne va pas tarder à confirmer le ministre de l’Energie, lui-même, le 24 février 2000, lors de la célébration du 29ème anniversaire de la nationalisation des hydrocarbures en annonçant au personnel de Sonatrach que celle-ci sera partiellement privatisée par la vente d’actions à des groupes privés. Le thème est relayé par le staff de Sonatrach au plus haut niveau. C’est le vice-président commercialisation de l’entreprise, Ali Hached, qui, le premier, en dévoile des détails : « Les objectifs affichés de cette nouvelle politique énergétique, dont le cadre réglementaire est en cours de préparation, explique-t-il, sont d’instaurer un régime concurrentiel dans l’amont et dans l’aval, d’éliminer tous les monopoles et de garantir un traitement équitable à tous les opérateurs économiques. Les dispositions prévoient également la libéralisation à moyen terme des exportations et des importations d’hydrocarbures, l’accès libre et non discriminatoire de toutes les entreprises publiques et privées, nationales ou étrangères aux réseaux de transport d’hydrocarbures. Sonatrach, révèle-t-il encore, placée dans de nouveaux contextes de compétitivité devra non seulement se mesurer à une plus grande concurrence dans l’international mais aussi, à l’instar de ses voisines européennes, à l’intérieur de ses frontières nationales avec la disparition de ses monopoles »[2].

Dans la foulée, Abdelhak Bouhafs qui prend, pour la seconde fois, les commandes de Sonatrach, est plus mesuré, quand il esquisse les termes du débat qui se profile : « Peut-on envisager, déclare-t-il à l’occasion du 24 février 2000, l’internationalisation de l’entreprise algérienne sans la mettre en condition de performance en environnement concurrentiel ?… Dans le monde actuel, il n’y a plus de situations acquises, mais des positions dynamiques, conquête permanente dans un espace concurrentiel. Nous voulons une Sonatrach forte par ses performances, forte par son mode de fonctionnement, forte par son amont…Un groupe pétrolier autonome international, tel est le défi…La séparation nette des missions dévolues à l’Etat propriétaire et puissance publique de celles de la société, devient alors un objectif stratégique pour la soulager d’un avantage « apparent » et aussi de ses contraintes ».

Les nouvelles règles du jeu projetées

Alors, privatisation de Sonatrach ou non[3]? Chakib Khelil revient sur cette interrogation dans le quotidien Liberté du 6 mai 2000. A la question « y aura-t-il privatisation de Sonatrach », il opte pour l’exposé didactique prudent et empli de bon sens. « Le programme gouvernemental, à titre de rappel, explique-t-il, prévoit l’option ouverture du capital de Sonatrach à l’actionnariat dispersé (vente d’actions de Sonatrach aux particuliers), l’Etat restant majoritaire. Ce dernier en conserve le contrôle par voie législative ». Sonatrach ne pourra, signale le ministre, recourir à la demande de la garantie de l’Etat algérien pour financer les projets de Sonatrach. L’Etat étant très endetté, argumente-t-il, il ne peut aujourd’hui accorder la garantie aux entreprises publiques. Ces dernières, poursuit-il, devront, désormais, recourir à d’autres mécanismes de financement : les obligations, la technique BOT, le Project financing et l’ouverture de leur capital pour financer leurs investissements.

Chakib Khelil veille à neutraliser les connotations extra-économiques de « l’option privatisation »[4]. Il se peut, signale-t-il, que Sonatrach n’ait pas à la choisir, « qu’elle privilégie d’autres options contenues dans le programme gouvernemental (obligations, BOT, Project financing) ». Elle pourra recourir à l’ouverture de son capital. Par nécessité, tient à souligner le ministre pour qui «la décision est surtout d’ordre économique ». Mais c’est le politique qui décide de cette privatisation, insiste encore Chakib Khelil qui invite, implicitement, à être conséquent. On ne peut pas instaurer, fait-il remarquer, une plus grande concurrence dans le secteur des hydrocarbures, une plus grande compétition entre compagnies (sur le marché local) et en même temps lier les mains de Sonatrach. Il faut que la compagnie pétrolière nationale ait les mêmes outils que les compagnies pétrolières internationales à travers le monde (le recours au marché boursier, le marché des capitaux), la possibilité d’avoir de l’argent frais.… En tout cas, cette « privatisation partielle » (ouverture du capital) ne pourra se faire dans l’immédiat, assure-t-il, elle « peut prendre deux ou trois ans ». Mais, et c’est ainsi que le ministre conclut son plaidoyer, «il convient de préparer le terrain, de prévoir sur le plan institutionnel cette ouverture du capital de façon à ce que, si une opportunité se présente pour Sonatrach, les textes seront prêts ». L’opportunité étant, par exemple, « un besoin d’argent (de devises) pour entrer en partenariat dans l’exploration et le développement de gisements de pétrole en Irak, au Soudan ». La nouvelle loi sur les hydrocarbures en discussion, résume le ministre de l’Energie, complète et modifie les textes de lois de 1986 et 1991. Elle introduit des changements appréciables et profonds notamment et lève principalement les restrictions limitant l’intervention du capital privé national et étranger dans l’amont et l’aval gazier. Elément saillant, elle instaure la séparation des rôles et prérogatives de l’Etat (puissance publique) des missions commerciales dévolues à Sonatrach et ses filiales et la création d’organismes (agences des permis et concessions, agence des contrats, autorité de régulation).

Le Chef de l’Etat aura l’occasion d’en livrer les objectifs et les principales composantes devant des personnalités et hommes d’affaires américains à la fondation James Baker, le vendredi 3 novembre 2001, à Houston. « Dans un contexte de haute compétitivité internationale, déclare Abdelaziz Bouteflika, nous avons jugé nécessaire de renforcer l’attractivité du domaine minier algérien et encourager la venue de nouveaux capitaux étrangers. Pour cela, nous avons opté résolument pour la levée des monopoles et l’instauration de règles de marché qui garantissent l’équité et la transparence pour tous les opérateurs nationaux et étrangers ».

L’ARGUMENTAIRE DE CHAKIB KHELIL

L’argumentation qui sous-tend le texte de Khelil (improprement appelé, à l’époque, avant-projet de loi, APL) et qui commença à se déployer bien avant qu’il ne fût rendu public en septembre 2001, est conçue pour prendre à contre-pied les accusations de bradage des « bijoux de la famille ». Sa clé de voûte est construite autour d’une idée-force principale : les changements proposés obéissent davantage à une nécessité qu’à un choix. Invité du Colloque Oil and Gas in Mediterranean Basin organisé par le Club espagnol de l’énergie à Séville les 2, 3 et 4 novembre 2000, Chakib Khelil en expose les fondements sous l’intitulé : « Les hydrocarbures dans le mouvement de globalisation et les options de l’Algérie ». Les qualificatifs « irréversible », « incontournable », accompagneront fréquemment la référence à la mondialisation dans l’argumentaire des promoteurs de l’avant-projet de loi sur les hydrocarbures (appelons-le ainsi pour des raisons de commodités). Le crédo est clairement formulé : il faut s’adapter à temps pour ne pas subir.

Inscrit donc sur cette toile de fond, selon ses promoteurs, l’argumentaire de l’APL décline une batterie d’arguments, dont la presse algérienne a abondamment rendu compte[5], que l’on peut regrouper, en substance, dans ce qui suit, selon la logique d’impératifs qui les imprègne.

-L’impératif d’accroître le contrôle de l’Etat.

La nouvelle loi permet seulement à l’Etat de reprendre ses droits de propriétaire du domaine minier[6], selon Chakib Khelil. La Constitution dit que les ressources naturelles sont propriété de la collectivité nationale dont l’Etat est l’émanation. L’Etat décide maintenant de reprendre ses droits sur le domaine minier. Il le fait à travers une agence de l’Etat qui n’a pas de fonctions d’investissement ou commerciales Elle a pour simple fonction de donner des contrats d’exploration et de production sur la base d’appels d’offres transparents, ouverts et compétitifs[7].

-L’impératif de renouvellement des réserves.

L’APL ne fait qu’obéir à une logique propre à la valorisation des ressources hydrocarbures. Les réserves d’hydrocarbures récupérables ne sont pas fixes. Leur niveau évolue en fonction non du seul niveau de production mais aussi et plus encore des techniques de récupération et des possibilités d’exploration et des découvertes qui en résultent. Les technologies de recherche et d’exploitation sont en progrès constant dans ces domaines. En outre, les investissements additionnels permettraient d’améliorer la valeur ajoutée de nos ressources minières au sens large, par l’accroissement de leur transformation avant exportation. En tout état de cause, même si nous faisions tout cela, les ressources resteraient insuffisantes pour les 1,5 millions de km2 à explorer et à exploiter (1/6 de la superficie des Etats-Unis), plus de la moitié de notre domaine minier national demeure inexploré tant pour les hydrocarbures que pour les autres ressources. La moyenne de puits d’exploration en Algérie est de 8 puits par 10000 km2 alors qu’elle est de 100 puits comme moyenne mondiale et de 500 puits pour les Etats-Unis. Ce que nous cherchons, c’est comment extraire le maximum de ce secteur, qu’on l’extrait de Sonatrach ou des compagnies privées, affirme Chakib Khelil

-L’impératif de cohérence avec les principes de l’économie de marché : concurrence, transparence, libéralisation, ouverture.

L’Algérie a adopté l’économie de marché comme modèle stratégique pour le développement du pays, c’est plus une nécessité qu’un choix. Le processus de ratification de l’accord d’association conclu avec l’UE, le 22 Avril 2002 à Valence, et le processus d’adhésion à l’OMC sont venus confirmer l’orientation arrêtée. L’Algérie s’est ainsi et définitivement et de manière irréversible inscrite dans l’économie libérale mondiale, veut faire constater Chakib Khelil.

Dés lors, et face aux grandes mutations induites par la mondialisation de l’économie et de la globalisation des marchés, l’Algérie se devait d’adapter sa politique économique par la mise en place d’une mécanique nouvelle conforme aux normes universelles admises[8].

L’important est d’apprécier si le but financier visé ne serait pas bien mieux servi par une adhésion plus franche au paradigme reflété par les réformes globales proposées en donnant un signal fort aux investisseurs étrangers et à la venue des capitaux frais en Algérie[9].

-L’impératif de renforcer les capacités de Sonatrach à créer de la richesse.

Ici, le ministre de l’Energie s’applique avec insistance à mettre en évidence les avantages qu’apporte à Sonatrach l’APL. Actuellement, explique-t-il, dans les contrats, Sonatrach reçoit 20% à 30%, le reste est perçu par l’Etat. Dans la nouvelle loi, poursuit-il, Sonatrach fait des propositions comme les autres. Sonatrach a déjà des permis sur toutes les régions avec un avantage de 49% des bassins. Sonatrach n’est pas obligée de construire des oléoducs et des gazoducs, alors que la loi actuelle l’oblige. C’est 800 millions de dollars qu’elle dépense chaque fois qu’elle doit le faire. C’est 800 millions de dollars qu’on peut investir dans des opérations plus rentables car le pipe ne rapporte que 10%. Et le ministre de poursuivre sa démonstration des retombées bénéfiques de l’APL sur Sonatrach, avec force arguments qui s’enchaînent.

La Sonatrach, sûre d’elle-même, ayant des ambitions et des objectifs, se voit limitée dans le cadre actuel, même assoupli, d’obéir à une stricte logique d’entreprise, celle de l’efficacité, de la saisie des opportunités de service ailleurs et de la conquête d’autres marchés. Pour la première fois, elle aura des contrats sur chaque gisement.

Sonatrach souffre d’un manque d’opportunités d’affaires. Maintenant elle opère comme un département du gouvernement. On lui retire tout (revenus) sauf ses coûts. Sonatrach peut facturer n’importe quel coût avec le système en cours. « Je veux, insiste le ministre, mettre en place un système qui va inciter Sonatrach à améliorer ses coûts … Je veux voir quelle est la partie du bilan qui revient à l’effort de Sonatrach au lieu de celle de l’Etat ou du marché ». Il s’agit d’introduire un système qui l’oblige à maîtriser ses coûts. Avec le système de contrats, elle gardera les revenus qui vont lui permettre de planifier ses investissements. Ce système va l’inciter à diminuer ses coûts, à gérer de manière beaucoup plus efficace. Si elle réussit dans ce système à appels d’offres et sélection de la meilleure offre entre Sonatrach et les compagnies étrangères pour des blocs d’exploration sur le marché local, elle va disposer de revenus à réinvestir. Les cadres, techniciens et experts de Sonatrach vont enfin pouvoir donner la pleine mesure de leurs capacités et de leurs aptitudes, en faisant la concurrence aux autres, à créer de la richesse[10].

-L’impératif de la compétitivité sur le marché international de l’attraction des capitaux et des technologies.

Il s’agit, dans cette partie, du noyau essentiel des plaidoiries en faveur de l’APL, celui où se déploie l’argument financier. Nous ne pouvons plus nous permettre, souligne-t-on, de consacrer une grande partie de nos faibles ressources – même avec un pétrole à plus de 40 dollars lors des très rares périodes fastes – au développement minier au sens évoqué, même en association. Il y a un coût d’opportunité car les fonds consacrés à cela ne sont pas disponibles pour autre chose (ex: programmes infrastructures, emploi, etc…) et l’on a maintenant appris qu’il n’est pas sage d’hypothéquer au-delà de certains niveaux et ratios, les ressources futures.

A titre de rappel, est-il indiqué, l’on devra mobiliser pour les prochaines années plus de 25 milliards de dollars pour le secteur des hydrocarbures et plus de 12 milliards de dollars pour Sonelgaz, si l’on veut atteindre les objectifs souhaités.

Conclusion logique de ce qui précède : les fonds consacrés au développement minier doivent être affectés pour autre chose. Comment, cependant, suggère la suite de l’argumentation en question, mettre en pratique ce constat dans le contexte de la mondialisation. Le secteur des hydrocarbures, fait-on observer, a aussi subi les effets de la globalisation, de la libéralisation des économies à l’échelle mondiale et de la compétitivité. Dans le contexte actuel de compétition, signale-t-on opportunément, pourrait-on attirer le capital et le savoir-faire étrangers si nous imposons, disons, 51% de participation de Sonatrach dans l’exploitation de ces ressources, comme ce fut le cas dans le passé ». Aujourd’hui, les opportunités d’investissement à travers le monde pour les grandes sociétés pétrolières – pour toutes les autres aussi- sont plus nombreuses que jamais ; tous les pays concernés sont en compétition pour les attirer et maximiser ainsi leurs chances d’accroître ou de développer leurs ressources. Il y a une concurrence accrue pour attirer les capitaux étrangers ; « une cinquantaine de pays négocie avec les sociétés pétrolières des contrats en offrant des conditions attractives »[11].

L’Algérie dans cette arène, font observer deux anciens fonctionnaires de la Banque mondiale, ne peut jouer qu’en respectant les nouvelles règles du jeu[12]. Quelles sont-elles ? L’un d’eux, Mansour Oubouzar[13] livre les enjeux de ce benchmark. « Le marché international de l’attraction des investissements dans le domaine des hydrocarbures, explique-t-il, porte sur l’ensemble des transactions portant sur les droits de recherche, d’exploitation, de production, et de disposition des ressources proposées par les Etats propriétaires ». Il ne suffit pas d’être compétitif du point de vue fiscal, il faut l’être du point de vue réglementaire, technique et environnemental, du point de vue institutionnel, fait relever, comme pour compléter ce propos, le premier responsable du secteur Chakib Khelil

Dans cet argumentaire, la référence aux dragons du Sud-est asiatique, la Corée du sud, tout particulièrement, revient souvent pour apporter « la preuve par neuf » de la solution libérale au développement[14], faisant abstraction du contexte socio-historique qui nous distingue foncièrement de cette expérience, notamment l’héritage colonial japonais industriel et l’aide massive et stratégique apportée à ces pays, par l’allié nord-américain dans le contexte de la guerre froide et de la politique des Etats Unis d’endiguement du communisme[15].

L’épilogue

Le « document »[16] que Chakib Khelil a défendu avec autant d’obstination que de patience, a connu, on le sait, une série de rebondissements à la façon des feuilletons télévisés. L’écueil principal, sur son chemin, se situait au niveau de l’UGTA qui avait brandi le risque de privatisation de Sonatrach et d’abandon par l’Algérie de ses richesses énergétiques, pour lever l’opinion contre le projet de Chakib Khelil.

En 2002, au plus fort du débat sur ce qui n’était encore même pas un avant-projet de loi sur les hydrocarbures, le secrétaire d’Etat adjoint américain au Commerce s’était mêlé de cette question algéro-algérienne dans ce qui est apparu, aux yeux des observateurs, comme une tentative de faire pression sur l’opinion publique et les centres de décision. A ce moment, il était clair que le gouvernement, dirigé alors par Ali Benflis, ne voulait pas de ce texte.

2002 n’était pas achevée que le document sortait du champ du débat aussi subrepticement qu’il y était entré. La presse, se référant à des « fuites », révélait la décision de retrait du texte de Chakib Khelil, prise en décembre, en Conseil des ministres, par le président de la république. Ce n’était pas suffisant aux yeux de la Centrale syndicale qui déclencha, les 25 et 26 février 2003, une grève générale pour enterrer définitivement cette tentative de Chakib Khelil de changer l’ordre des choses dans la législation sur les hydrocarbures[17]. A cette période, la Banque mondiale crût déceler dans le pays un rapport de forces favorable aux tentations « d’inverser la libéralisation des années 1990 »[18].

Gelé, selon ses partisans, ou exclu de « l’ordre du jour », selon ses adversaires, le document fait sa réapparition en 2005. L’écueil est levé au cours du mois symbolique de février ; le chef du gouvernement, Ahmed Ouyahia, reçoit une délégation de l’UGTA dirigée par son secrétaire général, Abdelmadjid Sidi Saïd, pour discuter de ce texte qui avait déjà été examiné par un conseil interministériel. Un groupe de travail de l’UGTA a donné son feu vert. Le bémol introduit dans certaines dispositions du document[19] explique sans doute ce retournement mais l’argument du facteur externe[20] a du peser aussi.

Le document prend enfin le chemin de la procédure qui le mène à la promulgation : conseil du gouvernement puis conseil des ministres avant d’atterrir sur le bureau de l’Assemblée populaire nationale. Après son examen par la commission économique, la loi sur les hydrocarbures est votée par l’APN au cours de la session de printemps 2005, le 20 mars.

Chakib Khelil avait-il eu raison d’annoncer, en 2002, « comme nous avons fait passer les lois sur les mines et sur l’électricité, nous ferons passer la loi sur les hydrocarbures », ces trois lois constituant visiblement un lot solidaire.

Mais ce n’était pas fini, nouveau rebondissement : les instruments de la mise en œuvre de la loi seront d’abord gelés puis amendés. L’ordonnance n°06-10 du 29 juillet 2006 qui amende la loi va rendre à Sonatrach la majorité des parts dans toute exploitation pétrolière, dans le raffinage et le transport. L’abandon du principe du contrôle national sur les hydrocarbures à travers la participation majoritaire obligatoire de Sonatrach dans l’exploitation des hydrocarbures, abandon qui faisait passer Sonatrach de la position de monopole sur le domaine minier à celle de pétrolier et gazier concurrent sur son propre territoire, n’avait pas fait consensus. Il est vrai aussi, par ailleurs, que commençaient à se confirmer les signes d’une tendance haussière durable des prix du pétrole qui rendaient caduque la nécessité de recourir à des « incitations supplémentaires d’ordre institutionnel ouvrant davantage l’amont »[21].

Subsiste de cet épisode avorté des libéralisations algériennes une question essentielle : le principe fondamental du contrôle national des hydrocarbures, point de rupture principal, on l’a vu, est-il une variable dépendante de la conjoncture, celle des prix pétroliers, en l’occurrence et plus largement, de la «contrainte financière extérieure » ?

A. Rebah

[1] Une opinion publique algérienne fraichement sortie des frayeurs médiatiques qui ont accompagné, on l’a vite oublié, le fameux bogue informatique qui devait marquer le passage au 3ème millénaire.

[2] Discours aux Rencontres de Sonatrach des 30 et 31 janvier 2000 à Alger.

[3] Sous le titre « Plans américains pour détruire Sonatrach et Sonelgaz », un article publié dans Echourouk online du 23 février 2010, sous la signature de Abdelwahab Boukrouh, affirme que la Banque mondiale aurait révélé dans son rapport 25828 que « le crédit qu’elle a accordé à l’Algérie en mars 2003 pour l’élaboration de la loi sur les hydrocarbures, dont le Président de la république a refusé la première version présentée par le ministre de l’Energie et des Mines, avait pour seul but la privatisation du secteur de l’électricité et des hydrocarbures. Le rapport ajoute que ces objectifs n’ont pas été tus lors de la signature de l’accord avec les ministères des Finances et de l’Energie qui a supervisé la préparation du projet de privatisation des sociétés Sonatrach et Sonelgaz par des experts internationaux indépendants dans le cadre de l’octroi du crédit de la BM. Ce crédit se monte à 18 millions de dollars et prévoit la privatisation et l’ouverture à l’investissement privé national et étranger du secteur de l’énergie à différentes étapes, ce qu’a d’ailleurs entamé le groupe Sonelgaz ».

Selon un des pionniers de Sonatrach, son ancien vice-président Hocine Malti, le texte de l’Avant projet de loi hydrocarbures de 2001 aurait été élaboré par une société conseil new-yorkaise, Pleasant and Associates, sous couvert de la Banque mondiale. Cf. sur le Net Peut-on parler d’une politique des hydrocarbures en Algérie ? Par Hocine Malti.

[4] L’invitation à dépolitiser la question des hydrocarbures revient sous d’autres plumes : des inquiétudes sans fondement, juge, par exemple, Mustapha Mekidèche vice-président du CNES, qui met en garde contre « la surpolitisation des réformes pas toujours compatible avec les intérêts stratégiques du pays ». L’expert Abderrahmane Mebtoul, quant à lui, écrit en réaction aux dires du représentant économique de l’UGTA, que « les étrangers qui ont lu cet avant projet de loi doivent sourire et se poser la question de la surpolitisation des réformes des problèmes économiques en Algérie ce qui ne fera que faire fuir les capitaux vers des cieux plus propices ». Journaliste et écrivain, Kamal Daoud, appelle pour sa part, à « dépolitiser la question des hydrocarbures et de leurs avenirs objet de crispations nationalistes et colonne vertébrale d’un pouvoir que la rente a fait basculer dans l’oligarchie ». cf. Le Quotidien d’Oran du 24 février 2001.

[5] Cf. notamment, Sonatrach la Revue n° 18, La nouvelle politique énergétique de l’Algérie, in Sonatrach la Revue n° 30, Le Matin du 30/1/00, Liberté du 3/6/00 ,El Watan du 25/9/00,Le Quotidien d’Oran du 14/11/00 , La Tribune du 10/12/00, Le Jeune Indépendant du 9/1/01, El Watan du 26/2/01, Info-Express Sonatrach du 3/3/01, Liberté des 12/3/01 et 6/5/01,Le Quotidien d’Oran du 24/2/01 et des 7[5]Cf. notamment, Sonatrach la Revue n° 18, La nouvelle politique énergétique de l’Algérie, in Sonatrach la Revue n° 30, Le Matin du 30/1/00, Liberté du 3/6/00 ,El Watan du 25/9/00,Le Quotidien d’Oran du 14/11/00 , La Tribune du 10/12/00, Le Jeune Indépendant du 9/1/01, El Watan du 26/2/01, Info-Express Sonatrach du 3/3/01, Liberté des 12/3/01 et 6/5/01,Le Quotidien d’Oran du 24/2//01 et des 7et 9/4/01, La Nouvelle République du 6/11/01, La Tribune du 15/9/02,El Watan du 6/10/02, Le Jeune Indépendant du 18/12/02, Le Soir d’Algérie du 14/1/04, La Nouvelle République du 17/2//05, La Tribune du 21/2//05, La Nouvelle République du 16/3/05, La Tribune du 26/12//05.

[6] Info. Express, bulletin d’information de Sonatrach du 3 mars 2001

[7] Cf. Le Quotidien d’Oran du 24/février 2001.

[8] Chakib Khelil au Quotidien d’Oran du 24 février 2001.

[9] Cf. Communication intitulée, Place de l’Algérie dans le marché énergétique régional, situation actuelle et perspectives de S. Akretche, M. Hanifi, M.S. Malle. 18ème Congrès du Conseil mondial de l’énergie, Buenos Aires octobre 2001.

[10] Dans un entretien accordé au quotidien El Fedjr (21 et 22 janvier 2003), l’ancien chef du gouvernement Sid Ahmed Ghozali affirme que la première mouture du projet Khelil, présentée en 2001, prévoyait la privatisation de Sonatrach.

[11]Le professeur Sid Ali Boukrami, expert financier, à El Watan du 21 janvier 2001.

[12] La métaphore du jeu et de ses joueurs est très fréquemment mise à contribution pour vulgariser la « réalité complexe » de la mondialisation, mais, fait remarquer Louis Puiseux, .. «la compétence spécialisée d’un joueur ne garantit pas l’issue de la partie. Or, les paris de ce joueur, ses relances, ses supputations engagent de façon irréversible le sort de la société entière». In « Energie et Société, impacts socio-économiques », septembre 1981, Groupe de Bellerive et UNESCO.

[13] Mansour Oubouzar a été cadre supérieur au Secrétariat d’Etat au Plan, durant les années 1970, puis fonctionnaire de la Banque mondiale à Washington.

[14] Cf. article de Jean Raphael Chaponnière et Pierre Judet, Dynamiques industrielles asiatiques : quels enseignements pour l’Afrique, in revue Gérer et comprendre n° 31, juin 1993, pp. 51-59.

[15]Témoins de l’antériorité de l’expérience industrielle coréenne, le cheabol Samsung a été fondé en 1938 et le cheabol Lucky Goldstar, lui, en 1926. Rappelons qu’en Corée du Sud jusqu’en 1987, fumer une cigarette étrangère était passible d’une amende de 1000 FF ; les voitures étrangères étaient inaccessibles car grevées de trop de taxes. L’Etat est « pro » : protecteur, programmateur, promoteur, producteur. Par ailleurs, dans les années 50, Taiwan dénonce la propriété collective mais 50% de la production industrielle est le fait de l’Etat. Cf. Jean Raphael Chaponnière, Pierre Judet, Dynamiques industrielles asiatiques : Quels enseignements pour l’Afrique ? Gérer et comprendre, juin 1993, n°31.

Selon le Dr. Dokhane N, Maitre de Conférence à l’université de Boumerdes, la réussite effective de l’industrialisation de la Corée du Sud s’est jouée essentiellement sur la capacité des Sud-Coréens à mettre en place un noyau endogène de dynamisation technologique…Pour l’essentiel, écrit-elle, cela revenait à créer une interaction positive entre l’appareil productif et l’infrastructure scientifique et technologique nationale…Le processus d’internalisation coréen, affirme-t-elle, n’a jamais été le fruit spontané des lois du marché comme nous l’ont affirmé des experts internationaux pendant deux décennies. Cf. El Watan économie du 19 au 25 janvier 2009.

[16] Ainsi que l’avait qualifié Ahmed Ouyahia, alors ministre d’Etat.

[17] Un projet de restructuration de Sonelgaz a été abandonné sous la menace de grève brandie par l’UGTA en septembre 2003.

[18] L’Actualité, 8 mai 2003.

[19] La nouvelle loi algérienne sur les hydrocarbures : les enjeux d’une libéralisation. Dossier 21 avril 2005. Mohamed Hachemaoui.

[20] Le 23 février 2005, à la Maison du Peuple, devant les syndicalistes de l’UGTA, Abdelaziz Bouteflika avait marqué l’assistance en s’arrêtant, un instant, de lire son discours, pour lancer: « cette loi nous est imposée ».

[21] Cf. Mustapha Mekideche, Le secteur des hydrocarbures en Algérie (1958-2008), problématique, enjeux et stratégies, septembre 2008. Communication à la rencontre « l’Algérie de demain », Fondation Friedrich Ebert Stiftung. Alger.

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